Débat avec Gérard Mordillat suite à la projection du film Le Grand Retournement
Claudie Jouandon, Béatrice de Pastre
Gérard Mordillat : Lorsque j’ai lu la pièce de Frédéric Lordon, D’un retournement à l’autre, j’ai été bien sûr très impressionné par l’exploit littéraire, la qualité du texte, son élégance, son humour, mais surtout par cette idée de l’alexandrin… J’ai trouvé que c’était la chose la plus forte en la circonstance ! Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en utilisant ce qui est l’essence-même du théâtre classique, il trouvait là un moyen de faire ce que recommande Clausewitz : « Ne pas parler la langue de l’adversaire ! » Soudain, il forgeait là un outil performant, voire une arme très percutante contre ce discours néo-libéral qui nous est servi quotidiennement, qui se déverse sur nous, nous étouffe… qui fait que le mot « salaire » a disparu du vocabulaire médiatique, puisque désormais, on ne parle plus que de « coût du travail », (sous-entendu le travail coûte et ne rapporte rien, sauf à certains, bien entendu !)… Les responsables syndicaux sont habillés en « partenaires sociaux »… le chef-d’œuvre étant « le plan de sauvegarde de l’emploi » pour remplacer « licenciement », donc maintenant, on sauvegarde de l’emploi en mettant les gens à la porte… et encore mieux aujourd’hui, avec Madame Lagarde, qui parle de « sécurisation de l’emploi »… Eh bien, en utilisant l’alexandrin, Frédéric Lordon fait voler en éclat tous les ridicules, tous les leurres, tous les mensonges véhiculés par ce vocabulaire (et ce vocabulaire est une arme, une sorte de ceinture de barbelés qu’on met autour de nous). Alors soudain, on peut en comprendre avec force ce que représente son implication, ce qui se cache derrière les mots, et les catastrophes que cela produit… Donc, la grande idée c’est vraiment l’idée de l’alexandrin !
Stéphane Goudet : Ajoutons aussi que cela permet de travailler sur le langage car évidemment, se crée une distance formidable, des effets de résonances, de rythmes entre la langue classique, qui est quand même derrière (comme l’expression « la difficile engeance », par exemple, que l’on n’entend pas tous les jours…), et puis tout-à-coup, l’intégration du vocabulaire, du jargon (contemporain). Donc, on voit bien que l’alexandrin est aussi une des conditions du comique, dans le film.
Gérard Mordillat : Bien sûr… Souvent on me dit : « Est-ce-que ce n’est pas du théâtre filmé ?… » Mais pas du tout, c’est réellement du cinéma ! On s’est servi de ce dialogue en alexandrin pour faire un dialogue de film, de même que j’ai écrit une adaptation, tirée du modèle théâtral de Frédéric Lordon, pour faire le scénario du film. L’humour vient, bien entendu, du décalage entre cette apparence extrêmement classique du vers et puis, ce qui est dit à travers le vocabulaire contemporain. La dimension théâtrale me paraissait d’ailleurs toucher quasiment au documentaire : si vous imaginez François Hollande recevant les représentants des quatre plus grands établissements bancaires à l’Elysée… : nous sommes dans le théâtre… il y a une étiquette, un protocole, une façon de s’adresser à l’autre, une façon de répondre, une façon de se tenir… Même s’ils ne parlent pas en alexandrin, comme monsieur Jourdain, sans le savoir, ils le font ! On le disait en plaisantant, le film devait rendre hommage à Molière et aux frères Lumière, parce que cette dimension d’humour était sans doute, encore une fois, le moyen d’être le plus percutant, de faire toucher du doigt des choses qui sont particulièrement dramatiques.
Stéphane Goudet : Ce qui est étonnant dans votre film, c’est quand même — pour aborder cette question du rapport au théâtre — ce choix du lieu quasi unique, c’est-à-dire cette usine fermée d’Aubervilliers… Pourquoi est-ce que cela a un rapport à mes yeux avec le langage ?… La structure de l’alexandrin crée pour moi une espèce d’équivalent des « Ors de la République »… C’est une sorte de corset, et du coup, on trouve dans le langage-même, cette espèce d’honneur, de dignité que le décor a perdu, puisque là, pour le coup, le décor s’est effondré…
Gérard Mordillat : Vous avez absolument raison, car, à partir du moment où ce film est dialogué en alexandrin, je n’aurais pas choisi de tourner dans un château où j’aurais reconstitué les « Ors de la République », cela aurait été parfaitement pléonastique. L’autre alternative, qui n’a pas tenu longtemps, était de tourner dans le décor super moderne d’une tour vitrée de quarante étages, mais il y avait un handicap : dans ce type de décor, le cinéaste est entièrement dépendant de la météo… c’est-à-dire que s’il fait très beau dehors, vous devez déployer un important matériel électrique pour équilibrer la lumière extérieure et intérieure. Tout cela risquait d’alourdir terriblement le tournage or, je voulais essentiellement me consacrer à la mise en scène et aux acteurs, et pas que la machinerie cinématographique m’emporte vers autre chose… Alors très vite, j’ai pensé à ce décor dans lequel j’avais déjà tourné des séquences d’un précédent film, et qui avait à mon sens toutes les qualités. Évidemment, sur le plan métaphorique et symbolique, c’était formidable de faire en sorte que les responsables financiers et politiques marchent dans les ruines, piétinent les gravats des désastres qu’ils ont eux-mêmes provoqués, sans jamais sembler se rendre compte de l’endroit où ils sont ! D’ailleurs, la consigne était de vivre là normalement, comme si tout n’était pas détruit, cassé, dégoûtant, etc. Et puis, il y a quelque chose de plus secret, qui rejoint ce que vous avez énoncé : c’est vrai qu’il y a des plans d’extérieur au début et à la fin du film, et entre temps, on est toujours à l’intérieur, on est dans le cercle fermé du pouvoir, dans cette espèce d’insigne intimité, quasiment incestueuse, où ces hommes portent presque tous le même costume, arborent les mêmes décorations, parlent la même langue… et on le sent bien, ils sont en réalité interchangeables. Les uns et les autres sont les mêmes ! Et pour moi, c’était une idée forte de rester toujours « en intérieur », et que seulement à la fin, François Morel grimpe sur une grande échelle pour s’apercevoir enfin que l’extérieur existe ! Parce que pour eux, l’extérieur n’existe pas, soit ils l’ignorent, soit ils le méprisent, d’où l’importance de rester dans ce cercle fermé… Sur un plan strictement cinématographique, je dirai aussi que de tourner en intérieur me permettait de maîtriser parfaitement l’esthétique du film, car je voulais que ce film, qui repose sur la parole, soit aussi un film inventeur d’images, et que nous puissions donc maîtriser les mouvements et la lumière… ce que nous avons fait !
Stéphane Goudet : Ce qui est frappant, dans le choix de filmer cet espace-là, c’est que le champ s’ouvre à l’intérieur même de l’espace, puisque ça commence par les murs du théâtre qui sont à l’intérieur de l’usine, puis progressivement sont intégrés des éléments du décor réel – je pense aux slogans qui sont écrits sur les murs – pour en arriver à une intégration de l’espace dans son ensemble, comme la verrière, etc. C’était un parti pris du traitement de cet espace qui renvoie à la dimension documentaire que vous évoquiez tout l’heure ?
Gérard Mordillat : Oui, c’était un choix tout-à-fait raisonné, et aussi, un choix de ne pas avoir de plans intermédiaires, c’est-à-dire de pouvoir passer directement des gros plans aux plans d’ensemble, en ayant tout le temps le sentiment de l’immensité du lieu, avec des personnages soudain petits ou au contraire, très proches, d’une intimité extrême, auxquels nous voulions associer les spectateurs (comme pour le cinquième banquier, par exemple). Nous avons donc travaillé sans cesse sur ce rapport du proche et du lointain, cet espace qui est aussi théâtral, bien sûr.
Stéphane Goudet : Dans le dossier de presse, Frédéric Lordon, raconte que le casting du film a en partie nécessité une réécriture qui s’est faite avec vous. Notamment, parce que le rôle des conseillers du président était assez différent de la pièce, que vous n’avez pas vue mais simplement lue avant de faire le film. Pouvez-vous nous expliquer comment cela s’est fait, et comment s’articule du coup la contradiction de ce deuxième conseille-rentre autre ?
Gérard Mordillat : Pour solliciter des comédiennes et des comédiens qui allaient tourner dans ce film, le critère fondamental était qu’ils aient les uns et les autres, une pratique de l’alexandrin, et au-delà de ça, une culture de l’alexandrin, car c’est une culture… J’avais écrit une adaptation, et dès qu’on a commencé à la travailler, de façon très classique, nous nous sommes rendus compte d’un certains nombres de difficultés… Soit des difficultés d’articulations à cause des allitérations ou d’autres choses qui rendaient le sens difficilement compréhensible, soit des passages qui ne servaient pas le jeu des acteurs… Donc il a fallu que petit à petit, nous nous mettions ensemble à réécrire des parties du texte. Dans ce que j’avais fait en répartissant la parole, j’avais infléchi le rôle des deux conseillers… Le premier (Benjamin Wangermme), l’écureuil fou qui court partout, joue en mineur ce qu’ensuite, le deuxième conseiller (Patrick Mille) jouera en majeur, exposant l’un et l’autre, et c’est sans mystère, le point de vue des auteurs ! Dans la pièce, pour Frédéric, il s’agissait d’archétypes, pas de personnages… Ils étaient donc archétypaux du début à la fin or je ne voulais pas que le film devienne juge des rôles qui étaient tenus. Je voulais que les individus qui incarnaient ces personnages demeurent des individus… Le bon exemple, pour moi, est celui du personnage que joue François Morel, qui au début se montre d’une servilité et d’une obséquiosité absolues, et qui, petit à petit, va être troublé par ce qui se passe, au point de dire : « Pour qui veut y réfléchir, des idées, il y en a ! » C’est cela que j’ai infléchi dans la pièce de Lordon, c’est-à-dire de faire naître des personnages de ces archétypes qu’il avait décrits. J’ai donc travaillé dans ce sens-là pour faire en sorte que les personnages soient des personnages, et pas seulement réduits à ce qu’ils sont sensés incarner.
Stéphane Goudet : Est-ce que vous pouvez préciser quel est l’équilibre entre la phase de diagnostic de la crise en cours avec des allusions très précises au contexte politique comme l’affaire Kerviel, les propos de Monsieur François Fillon sur la France en faillite et ce qui relève de forces de propositions qui traversent le film, et du coup, présentent votre point de vue ?
Gérard Mordillat : Effectivement, au début, un des débats que j’ai eu avec Vera Belmont, la productrice du film, était sur l’inscription de l’action de la pièce à l’époque de la présidence de Monsieur Sarkozy, qui la datait. Mais aussi bien Frédéric Lordon que moi-même étions très hostiles à cette idée parce que notre analyse était de dire que, si la gauche venait au pouvoir et ne rompait pas de façon radicale avec les pratiques de ses prédécesseurs, le film en serait d’autant plus critique ! Et revoyant ce film aujourd’hui, je constate que cette analyse est absolument fondée… D’ailleurs, pour Élie Triffault qui joue le rôle du président, la consigne n’était pas de jouer Monsieur Sarkozy, il ne fallait pas imiter qui que ce soit… Mais, c’est vrai, que la ressemblance de Thibault de Montalembert avec François Fillon est troublante !… Qu’importe !
La consigne pour le rôle du président était de jouer Hamlet, c’est-à-dire qu’il ne fallait pas qu’on sache si c’était un enfant idiot ou le plus rusé d’entre tous ! Et je crois que ce qui fait la force du travail de Frédéric Lordon et du film aussi, c’est qu’il s’agit d’une critique du système, une critique du capitalisme, de ce qu’on nomme « le libéralisme », et qu’il faut laisser aux journalistes, comme le dit le personnage de Jacques Weber, le soin d’interpréter au-delà… C’est cette critique-là qui est visée, et non pas celle de telle ou telle personne… D’ailleurs, j’espère être encore là dans vingt ans pour voir que, ce qui sera stupéfiant en revoyant le film, c’est que cette critique restera fondée, alors qu’on aura oublié Monsieur Sarkozy et Monsieur Hollande ! C’était bien cela notre ambition !
C’est vrai que Frédéric Lordon pense — et je partage absolument ce point de vue — que ce type d’analyse et de réflexion nécessite d’utiliser tous les moyens d’intervention qui sont les nôtres… Il est ainsi intervenu dans Le Monde diplomatique, dans des livres, et je l’ai fait également. Car sur le plan de l’expression publique, sur le plan médiatique, les places qui nous sont accordées sont tellement étroites qu’elles sont insignifiantes… Tout particulièrement aujourd’hui. Je suis convaincu que, comme à l’époque de Margaret Thatcher, la véritable voix d’opposition viendra de celle des dramaturges, des cinéastes, des romanciers, des poètes, des artistes en général. Pourquoi ? Tout simplement, parce que les uns, les unes et les autres sont capables de nommer les choses… Or, le discours politique est un discours qui refuse de nommer les choses par leur nom, en utilisant cette « novlangue » permanente qui dit le contraire de ce qu’elle veut dire !
Le fait d’avoir soudain écrit cet essai d’économie en alexandrins sous une forme théâtrale, puis sous une forme cinématographique, c’est une autre façon de dire les choses, qui peut-être touche plus directement ceux à qui ce discours s’adresse. Pour moi, une des choses les plus touchantes du film, est qu’il s’oppose radicalement au discours récurrent sur le terrain économique, financier et bancaire. C’est-à-dire que vous, moi, nous, le public, les citoyens, a priori, nous ne pouvons pas comprendre ! Seuls des experts, désignés comme tels, et des politiques particulièrement éclairés peuvent comprendre… Or, soudain, en voyant le film, peut-être grâce à l’alexandrin qui aiguise particulièrement notre capacité d’audition, nous comprenons qu’en réalité, nous sommes même, depuis longtemps, parfaitement capables de comprendre tous les mouvements et les mécanismes financiers, économiques et bancaires !… Regardez, ces deux experts du FMI qui ont déclaré qu’ils s’étaient trompés sur leurs analyses, et qui ont découvert (ce qu’aucun d’entre vous n’aurait pu penser !) que baisser les salaires et supprimer les services publics ne relançaient pas l’économie ! Je pense qu’ils sont sortis premiers d’Harvard pour avoir eu une pensée aussi puissante ! Eh bien, le film dit que les citoyens sont absolument aptes à comprendre ces questions-là, aptes à intervenir à leur sujet et à s’opposer à cette logique mortifère. Comme le dit Patrick Mille à la fin du film : « Ce système, il faut le casser ! ».
C’est bien sûr un film de protestation… Avec humour, mais c’est quand même un film de protestation !
Débat animé par Stéphane Goudet, à la Maison de l’arbre (Montreuil), le 4 mai 2013 — suite à la projection du Cinéma Méliès éphémère (hors des murs) pendant les jours de rencontre de la CNT.
Transcription et mise en forme Claudie Jouandon et Béatrice de Pastre.
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Le Grand Retournement
2012 | 1h17
Réalisation : Gérard Mordillat
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 75, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0075, accès libre)