Noël Burch
Il y a peu, un talentueux réalisateur de documentaires de télévision s’est suicidé — faute, entre autres, d’avoir pu se faire admettre par la critique comme Auteur de film. Il y eut ces dernières années d’autres cas plus ou moins semblables (Jean-François Adam, Jean Eustache) autant d’indices d’une surévaluation typiquement française de l’auteur-cinéaste et de son statut.
Le culte moderne du génie créateur émerge sans doute en Europe vers la fin du dix-huitième siècle quand la figure romantique de l’artiste solitaire se cristallise dans la musique, la poésie, le roman. C’est en France, où la culture d’élite fut tôt perçue à la fois comme digue contre la marée montante de la culture de masse et comme ciment de la cité républicaine, que pour la première fois le culte du génie créateur sera plaqué sur la culture de masse elle-même — sur le tout jeune cinéma, qui entrait alors dans sa première maturité. Ce « détournement » , à partir de 1916, d’un vulgaire divertissement goûté par les foules, dans des écrits et/ou des films de Louis Delluc et des Surréalistes, d’Abel Gance, de Jean Epstein 1 jette les prémisses du discours cinéphile, hégémonique en France jusqu’à nos jours. Ces jeunes protagonistes du modernisme littéraire et artistique célébraient avant tout la photogénie… Quarante ans plus tard, ce culte de l’ineffable et immanente poésie des images et des visages deviendra celui de la mise en scène et s’appellera politique des auteurs. 2 Depuis l’avènement de la Nouvelle Vague, ce privilège moderniste accordé au signifiant et à son « travail » affecte en retour, et de plus en plus, l’économie même du cinéma. L’industrie européenne toute entière, avec pour tête de proue le toujours vivace cinéma français, se spécialise dans le « film d’auteur », tout comme les agriculteurs avisés de nos campagnes en crise se spécialisent dans les « produits de qualité ». C’est sans doute en grande partie à mettre au crédit du fameux « rayonnement de la culture française » (de ses derniers rayons ?) qu’un cinéma d’art est apparu à travers le monde, une masse considérable de films dont l’existence ne relève point de la logique de l’accumulation du capital (principe au cœur même de la culture de masse) mais d’un mécénat public ou privé, et qui sont souvent en rupture absolue avec « le goût moyen ». Mais ce cinéma d’art est devenu lui-même pépinière d’académismes creux, comme le récent palmarès de Cannes en atteste.
L’appropriation dans les années dix de ce siècle par une critique élitaire d’un nouveau moyen d’expression de masse intervient alors que la sensibilité moderniste est en crise : les avant-gardes de gauche (futuristes russes, dadaïstes allemands et suisses, futurs surréalistes français) vont contester l’espace d’une décennie la séparation entre l’art et la vie sur laquelle repose la notion même d’esthétique. 3 Mais cette appropriation d’un « art de masse » par l’élite intellectuelle n’a jamais cessé d’être source de malaise et de confusion. Et donc de crispation peureuse et dogmatique : citons pour mémoire les dénégations dont l’érudit Bazin assortit certains de ses enthousiasmes (le secret de Jacques Becker était qu’il faisait des films « sur rien », les scénarios d’un Hawks étaient « stupides ») ; ou bien les anathèmes passablement hystériques que François Truffaut oppose au « cinéma de la qualité » français, accusé notamment de trahir la Grande culture, dont lui et ses amis cinéastes en herbe s’estiment les premiers héritiers légitimes.
De ma place d’enseignant-chercheur et dans l’actuelle période de stagnation culturelle et intellectuelle, j’ai tendance à voir dans cette appropriation originaire, toujours à défendre contre la montée obscène du cinéma platement commercial et des masses qui en sont dupes, 4 la source de la critique/recherche/enseignement du cinéma le plus stérilement formaliste (ou le plus timidement positiviste) du monde. Aux États-Unis, si la pensée la plus vivante dans l’ensemble des humanités est aujourd’hui tout à fait ailleurs, ce même formalisme cinéphile transmis à la film-school generation de réalisateurs hollywoodiens par le canal du susdit rayonnement donne, chaque année maintenant, une bonne poignée de films à la fois racoleurs et élitistes, dont les clins d’œil vers le cynisme ambiant et la méprisante mise en boîte de la culture de masse et son public sont automatiquement perçus par la critique française comme autant de signes de la présence divine de l’Auteur (qui « critique toujours la société » ou « subvertit tous les conformismes », etc.) 5. Cette Présence a pour effet de remplir le spectateur dûment conditionné d’une crainte révérencielle évocatrice de la visite d’atelier. Elle dispense de tout questionnement de sens au-delà d’une vague vision morale (généreuse, pessimiste) qu’il convient de retenir mais qui ne pose aucun problème ; elle permet d’éviter toute réflexion autour de la résonance du film sur son public de première destination (et par exemple, pour les films un peu anciens, quand leur discours était encore vivant) ; elle néantise par avance toute discussion des ambiguïtés constitutives d’un corpus aussi vaste que le cinéma hollywoodien. Tout cela n’ayant rien à voir avec l’Art, bien entendu, avec l’auteur dans ses œuvres…
Plus prosaïquement, cependant, que les cécités intellectuelles et sensibles induites par le culte de « l’auteur », ce qui m’émeut à la fois comme cinéaste et comme enseignant, ce sont ses effets en amont : les vocations fausses, distordues, appauvries dues aux illusions engendrées par le prestige médiatique de l’auteur de film et qui peuvent déboucher (de plus en plus souvent ?) dans la tragédie personnelle, dont le suicide n’est que la forme la plus spectaculaire.
Michèle Coquillat est la première à avoir mis en évidence le schéma qui depuis les romantiques préside à la sacralisation du héros créateur dans la littérature française. 6 Schéma où l’héroïque transcendance masculine se construit sur l’immanence bovine des femmes, ontologiquement engluées dans la contingence, inéluctablement soumise au poids d’une société conformiste. Si ces anti-héroïnes romanesques ne sont pas toutes franchement meurtrières (à l’instar de Mathilde de la Mole, de la Cousine Bette) elles dégagent comme malgré elles une léthargie délétère à laquelle le créateur masculin doit à tout prix échapper (comme Octave échappe à la torpeur qui lui vient de l’admirable Brigitte Pierson dans Les Confessions d’un enfant du siècle). Sinon, il pourrait connaître le sort d’un Werther, acculé à l’impuissance artistique, puis à la mort, par son amour funeste pour une femme. Ce schéma du roman de Goethe a frappé une corde très sensible en France, bien au-delà même du romantisme stricto sensu (cf. Thérèse Raquin ou… Une Curieuse solitude du jeune Sollers), mais ne gagnera massivement le cinéma qu’avec la Nouvelle Vague.
Si donc la femme est à fuir, c’est qu’en donnant la vie, elle donne aussi la mort, celle du héros romantique qui figure le génie masculin, celle surtout de l’écrivain en chair et en os. Car, dans ses héroïnes, l’écrivain repousse celle qui donne la vie à des humains voués à disparaître, créations dérisoires auxquelles il lui oppose les œuvres devant assurer sa propre survie : nous sommes sur le Titanic mais toute galanterie oubliée.
Au crépuscule du romantisme, ce schéma d’infériorisation de la figure féminine va se muer en métaphore centrale, en raison sociale du modernisme littéraire naissant. Andreas Huyssen a souligné parmi les premiers cette « … notion qui a gagné du terrain tout au long du dix-neuvième siècle selon laquelle la culture de masse est, on ne sait comment, associée à la femme, tandis que la culture réelle, authentique, est la prérogative des hommes… Le discours politique, psychologique et esthétique au début de ce siècle attribue systématiquement, obsessionnellement le genre féminin aux masses et à la culture de masse, tandis que la culture noble, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, demeure très clairement un domaine d’activité masculine. » 7
Or, cette polarisation sexuée entre haute et basse culture va donner lieu, au début de la Grande Guerre, à une sorte de rapt.
Louis Deluc, Canudo, Aragon et leur génération d’intellectuels, au nom du modernisme déjà florissant, sont les artisans d’un détournement, au sens des surréalistes et des situationnistes, de ce qui était rapidement en train de devenir l’art de masse par excellence du XXe siècle. C’est de cette époque que date le discours cinéphile et que la notion d’auteur va émerger dans toutes les formes d’adresse au public — de la critique la plus sérieuse à la promotion la plus mercenaire — comme une sorte de besoin névrotique du nom-du-père en tant qu’il légitime le plaisir des élites se glissant devant l’écran argenté de la plèbe. 8 Dès son coup de foudre pour le cinéma, Delluc est soucieux de retrouver l’artiste démiurgique dans la figure encore souvent imaginaire du metteur en scène. Il égrène à longueur de chronique ces noms américains auxquels il tient à attribuer les vertus « aspectuelles » des films qu’il aime — des noms comme celui de Thomas Ince, par exemple, qui la plupart du temps n’était en fait que le producteur de bandes réalisées par d’autres. Nous comprenons aujourd’hui que si les films produits par la Triangle témoignent d’une « vision commune », c’est le fruit d’un travail d’équipe et d’une vision commerciale, c’est la conséquence aussi d’une idéologie et d’une culture partagée et du rapport de forces entre le féminin et le masculin. A l’époque de Delluc, seuls quelques penseurs allemands (Simmel, Bloch, Benjamin) commencent à deviner les significations profondes de la culture de masse, et leurs hypothèses sont toujours-déjà non-pertinentes en France pour tout ce qui touche à la question de l’Art, y compris le tout nouveau « Septième Art ».
On peut s’étonner que le moderniste Delluc, qui préfère certainement le récit épique de l’Iliade ou du Roman de la Rose aux épanchements romantiques, se soit attaché à cette quête de l’auteur, et ce avant même que les artisans du cinéma n’émergent vraiment de l’anonymat de l’époque primitive. 9 Mais Delluc n’est pas un esprit radical, il ne participe pas à la critique moderniste du sujet, encore dans ses balbutiements chez dada et les surréalistes, en attendant Vertov et Brecht, et qui n’atteindra au statut de doxa que dans les années soixante, par le biais de Duchamp et des structuralistes français. Le courant du modernisme littéraire qu’il incarne, devenu hégémonique entre Flaubert et Proust, avait abandonné à son sort le souffreteux héros romantique, projection de l’intégrité fragile de l’auteur. On renonce désormais ainsi à s’affronter fictivement aux femmes, on devient, par la grâce de l’écriture, une présence diffuse, transcendante, qui exerce un pouvoir à jamais indifférent. Pour Michèle Coquillat, c’est le passage de la pseudo-procréation romantique (l’écrivain s’auto-féconde, accouche d’une offrande au monde) à la jouissance solitaire : l’art pour l’art cher à Gautier devient art pour soi, communiquer dans le langage du plus grand nombre est de moins en moins valorisé. La haine moderniste du féminin dans la culture de masse, c’est Nietzsche qui en est le chantre le plus prestigieux, 10 Nietzsche dont Terry Eagleton assure qu’il n’est « point besoin de voir en lui un précurseur de Hitler pour être révulsé par sa façon de ramper devant le phallus, par sa brutale misogynie et ses fantasmes militaristes ». Et qu’il est avant tout le philosophe du modernisme, car « l’art est son thème du début à la fin [de sa philosophie] et la volonté de puissance l’artefact suprême ». Ces motifs se retrouveront chez Delluc, comme chez beaucoup d’intellectuels de cette époque où l’influence de l’auteur de Zarathoustra était à son zénith. Delluc, qui passait son temps « au ciné », méprisait les histoires racontées par les films qu’il encensait, tout autant que Flaubert les romans de gare lus au couvent par sa médiocre héroïne et qui causeront sa perte.
Comme critiques, les jeunes gens qui créent les Cahiers du cinéma dans les années cinquante ne font que réactiver avec leur politique des auteurs cette quête d’une présence divine dans les beautés de l’Hollywood classique. Pour les critiques bienveillantes de l’époque, pour la quasi-totalité des historiens du cinéma depuis, ils allaient donner enfin des lettres de noblesse à un art qu’il avait fallu jusqu’alors « disputer » au grand public, en quelque sorte. Aujourd’hui, il apparaît que s’ils purent gagner au cinéma certaines couches sociales aux goûts raffinés, ce sera par une sorte de régression, introduisant massivement pour la première fois dans un domaine qui relevait jusque-là d’autres codes moins juvéniles le schéma sexué de la Grande littérature romantique : le jeune et fragile héros romantique, lourd de « grandes choses » , écartelé entre la léthargie malfaisante des femmes et l’amitié virile. 11 Et ce sont assurément aux représentations émanant de la Nouvelle Vague (et à l’hagiographie construite autour d’elle) qu’est due pour une grande part l’idée que se font les jeunes aujourd’hui de l’auteur de film et de l’auteur tout court…
Qu’est-ce qu’un auteur pour ces étudiants de licence ayant opté pour l’étude de l’histoire et de la théorie du cinéma dans l’université de province où j’enseigne ? Je pose la question ainsi car ce sont eux — parfois mais rarement des « cinéphiles avertis » — qui composent ou composeront ce public moyen/supérieur qui lit Télérama, regarde Arte et méprise les VF…
Tout comme Delluc aimait à égrener les noms attachés aux films dont il pouvait dire « ça, c’est du cinéma », le ou la cinéphile en herbe reconnaît un auteur d’abord à ce qu’on répète souvent son nom. Et qu’à ce nom sont généralement rattachées un certain nombre de thématiques passe-partout : le conflit du bien et du mal, l’incommunicabilité, le pessimisme lucide, la faillibilité humaine…
Caractéristique à peu près universelle (sauf tare voyante, genre Leni Riefenstahl) : l’Auteur est au-dessus de tout soupçon car toujours, quelque part, c’est un rebelle, il « critique la société bourgeoise » (ou, pour des étudiants plus avertis, la famille, le mariage…). Et de toute façon, comment le prendre en défaut ? L’auteur, par définition, n’a à répondre que de « sa vision du monde », qui est celle d’un Artiste et nullement celle d’un homme ou d’une femme appartenant à tel ou tel groupe social en tel lieu et à telle époque…
Petit exercice sur un nom-d’auteur rattaché au documentaire mais aussi à quelques films de fiction : je montre à mes étudiants La Captive du désert et Une Femme en Afrique, je parle de cet Européocentrisme ironique, distant, de ce narcissisme masculiniste qui « scrute » la femme et auquel on reconnaît une certaine approche moderniste du photojournalisme…
Une étudiante intelligente, d’origine maghrébine, m’interrompt : « Mais puisque nous savons qu’il s’agit de Depardon et qu’il s’intéresse à l’Afrique depuis longtemps… ». Consacré, le nom-d’auteur devient passe-droit, garant d’immunité devant toutes les instances critiques.
Le concept d’auteur — appelé, avec moins de révérence, « auteurisme » en anglais — fournit, pour le « spectateur averti » — qui en France est plus que majoritairement masculin — des œillères commodes contre ce qui gêne. Un large consensus dans les salles de cours, dans les rubriques et journaux spécialisés, s’accorde pour penser qu’il est de mauvais goût, en discutant d’un film, d’attacher de l’importance aux dimensions socio-personnelles de cette entité à laquelle on attribue pourtant la responsabilité entière de l’œuvre que l’on examine. Parler du système économique, social et idéologique au sein duquel l’œuvre a vu le jour et où elle est consommée (y compris par celui qui la commente)… cela est bien entendu parfaitement « ringard » depuis longtemps. Mais on serait en droit de s’étonner, à une époque où l’individu est décidément à la mode, de cette impunité de l’auteur : que le concepteur principal d’un film soit un homme ou une femme, qu’il soit misogyne, homosexuel, proféministe ou homophobe n’a pas à entrer en ligne de compte, même si cela se voit, car l’auteur n’est qu’un concept originant, il se situe au-delà de la personne, individuelle ou sociale. Et la beauté de son travail méprise la vulgarité du matériel commun où il est coulé.
C’est parce qu’il dément ce lieu commun des tenants de l’art pour l’art qu’il est fort à parier qu’un important ouvrage américain sur Marcel Carné, vieux de dix ans déjà, qui prend intelligemment en charge, par le biais d’un franc entretien, l’homosexualité du grand cinéaste 12 ne sera pas de sitôt édité en France. Cet attachement à l’idée de l’œuvre impersonnelle, de l’œuvre autonome, peut aller jusqu’à l’hystérie (masculine) : qu’un auteur — en la circonstance une auteure — raconte à l’écran les détails intimes de son « breakdown ». Demain et encore demain, de Dominique Cabrera, et voilà qu’elle s’attire un torrent d’injures de la part d’un chroniqueur du Monde, dont le trouble face à une démarche aussi peu impassible fait presque pitié… Parions que le narcissisme distancié de Nani Moretti le passionne autrement. Cette répulsion envers l’auteure impudique qui n’a que faire de cette ironie qui permet au « vrai créateur » de transcender les « problèmes personnels » est bel est bien la même que Flaubert ressent envers Emma Bovary… où Theodor Adorno pour les épanchements du jazz. 13
Qu’il existe réellement, dans la fiction comme le documentaire, des « auteurs-réalisateurs » relativement autonomes, ne serait-ce que par l’autorité qu’ils exercent sur leur entourage professionnel, qui pourrait avoir à y redire (même si la raréfaction des scénaristes-dialoguistes spécialisés peut sembler une vraie perte pour le cinéma français) ? Il s’agit là d’auteur dans le sens « maître d’œuvre », et personne qui a exercé ce métier n’en contestera ni l’existence ni la nécessité pratique. 14
D’autre part, si le cinéma français est encore le premier d’Europe et le deuxième d’Occident, il le doit au créneau qu’il occupe sociologiquement, à sa spécialisation dans « le film d’auteur », genre international maintenant bien établi, à l’Est comme à l’Ouest et qu’on peut voir pour le meilleur et le pire comme un produit issu de la cinéphilie à la française.
Ce qu’il faut combattre, c’est le concept réifié d’auteur.
D’abord à cause des vocations illusoires qu’il suscite et qui se mesurent à ce nombre trop considérable de jeunes gens et de jeunes filles qui fréquentent des années durant des cours d’histoire et de théorie du cinéma dans le mince espoir d’accéder réellement au cercle magique.
Et ensuite parce qu’en posant l’unité idéale de tout film d’auteur (aujourd’hui, de tout film : dans les magazines de télévision Red-Headed Woman est un film de Jack Conway), le culte cinéphile empêche de voir et de comprendre les failles, les ambiguïtés, les contradictions qui sont précisément ce qui fait vivre tout film, chefs-d’œuvre compris. En d’autres langues que le français, des centaines de chercheurs et de chercheuses étendent considérablement la compréhension des films de tout statut par des études textuelles, intertextuelles, archivales qui s’inscrivent toutes contre le fantasme de l’unité auteuriale.
À quand l’ouverture des portes ?
- Cœur fidèle prend un sordide fait divers comme matière stéréotypique d’un lyrisme purement visuel, La Glace à trois faces réserve le même traitement à trois schémas de séduction dans la vie tragique d’un riche Don Juan. « Je désire des films où il se passe non rien, mais pas grand’chose » (Bonjour cinéma, 1921).
- Et dénoncé de façon touchante par Ken Loach au dernier festival de Cannes.
- Jan Mukarousky montre, dans un essai magistral datant de 1936, que toute œuvre figurale ou représentationnelle associe des discours d’ordre différent, esthétiques mais aussi non-esthétiques, et que la valeur de l’œuvre dépend non de l’un ou de l’autre mais précisément de cette association. Mais Mukarousky met en garde aussi contre la tendance « totalitaire » de l’esthétique, qu’il vit à l’œuvre dans les formalismes aristocratiques qui se consolident à l’époque où il écrit. (Fonction, norme et valeur esthétiques comme faits sociaux).
- La frontière étant occupé en permanence par les non-négligeables bataillons des amateurs de « kitsch », « camp » et autres « trash » — vieil opportunisme moderniste devenu ces dernières années le ressort de quelques films néo- ou post-modernistes du plus haut interêt: Soeurs de sang Massacre à la tronçonneuse, les films de John Waters.
- Parmi les exemples récents de cette auto-intoxication, on songe bien sûr à l’accueil fait en France à The Starship Troopers où Verhoeven renoue avec les leurres de Robocop. On plaint ces critiques français dupes de la quinzaine de minutes de satire anti-impérialiste qu’on leur offre par-ci par-là, de la subtile ironie de certaines apologies de l’autoritarisme, etc., qui dédouanent leur propre secrète jouissance en confirmant la distance qui toujours les sépare des pauvres hères qui prendraient ces images au premier degré, qui seraient même tentés -horreur ! -d’en émuler la violence…
- La Poétique du mâle, Gallimard, Idées, 1981.
- After the Great Divide (1986). La pensée de ce chercheur allemand, nourrie à la tradition de l’École de Francfort, se situe dans un courant de « post-modernisme de résistance » qui récuse le relativisme de Rorty, la mauvaise joie de Baudrillard; ce courant n’a d’équivalent en France que dans les marges de la sociologie et de l’histoire sociale (Bourdieu, Corbin).
- Le phénomène est spécifiquement français; l’auteurisme au sens large n’intervenant que beaucoup plus tard chez les anglo-saxons et par la contagion du rayonnement. Chez les grands disquaires d’Angleterre et d’Amérique du nord, où la culture de masse est hégémonique, les coffrets d’opéras tendent à être classés par titre, comme les BD par exemple, tandis qu’au pays de Descartes et du Centre Pompidou, ils le sont toujours par compositeur.
- Pour un ensemble de communications s’adressant explicitement à la question de l’émergence du concept du metteur en scène comme auteur dans le cinéma, cf. Anja Franceschetti et Leonardo Quaresima : Prima dell’autore : Spettacolo cinematographico, testo, autorialità dalle origini agi anni Trenta, Université d’Udine 1997.
- Notamment dans Le Cas Wagner.
- Geneviève Sellier : « … » Iris, 24.
- Edward Baron Turk : Child of Paradise, Harvard University Press, 1989.
- Que cette cinéaste ait par ailleurs pris des positions auteuristes n’est guère plus que le symptôme de la contradiction où sont prises les femmes cinéastes dans un milieu où les préjugés masculins priment. Un film comme Le Journal d’un séducteur de Danièle Dubroux est l’un des aveux les plus pathétiques de leur dilemme, qui commence comme un film subtil sur les rapports de sexes et finit pour basculer dans la citation et la dérision convenablement cinéphiles.
- Dans Contrebande 2/1996 : « L’Auteur au risque du narcissisme », Frederic Sojcher tente une critique de l’auteur au nom d’un idéal de cinéma impersonnel aux étranges relents baziniens.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 7, 1er trimestre 1999)