Présentation

Gérard Leblanc

Dans la chambre d’hôtel où j’écris ce texte, un miroir est accroché juste au-dessus de la table. Levant les yeux, l’auteur ne peut pas se rater. Il se voit en personne. A quoi peut bien ressembler un auteur ? A son image immédiatement réfléchie, au naturel. Placer cette image en miroir, par le relais d’une photo, à côté des films et / ou des livres d’un auteur ne désigne-t-il pas quelque chose de son travail ? L’auteur ne porte-t-il pas les traces de son travail sur son visage ? Pas seulement de son travail. De sa vie toute entière. Il ne peut d’ailleurs en aller autrement. Mais en quoi cette image contribue-t-elle à éclairer ce travail et cette vie ?

L’identification de l’auteur à son reflet est certes dérisoire. Elle se situe toujours déjà du côté de la représentation. Elle fige et fixe un inconnu — et d’abord à lui-même — dans une image éventuellement négociable (qui peut séduire, horrifier, laisser indifférent) pourvu qu’elle soit conforme aux normes sociales de sa reconnaissance.

Dès qu’il est question de son travail, l’auteur perd son visage. Plus son corps y est présent, plus il fusionne avec lui, plus il disparaît en tant qu’image — il en va d’ailleurs de même dans la relation amoureuse.

L’auteur au travail ne se réfléchit pas. Travailler met en jeu du non représentable, autant par rapport à la personne de l’auteur qu’aux stéréotypes qui dominent l’expression — orale, écrite, filmée… — non travaillée.

Il s’agit avant tout d’un changement d’échelle dans l’appréhension de soi et du monde — et de soi dans le monde. Le monde extérieur à soi mais aussi le monde intérieur à chacun deviennent soudain des mondes inconnus.

L’auteur est celui qui prend le risque de transformer du déjà connu — ou prétendu tel — en inconnu, celui pour qui tout connu comporte nécessairement une part d’inconnu.

Loin de cultiver la duplication de son image immédiatement réfléchie, le travail de l’auteur relève d’une expérience de l’altérité. C’est un apprentissage de la multiplicité et de l’hétérogène. L’auteur est celui qui accepte de devenir l’autre que chacun porte en soi, celui-là même que la société s’efforce d’empêcher de se manifester. Au cours de son travail, il découvre en lui un autre que celui qu’il croyait être. « Je » devient toujours un autre.

Mais il y a plus, ou plutôt moins. La figure de l’auteur est la plus anonyme qui soit. L’auteur n’existe pas au sens où chacun est un auteur virtuel. En fait, l’auteur réel, c’est-à-dire celui qui passe à l’acte, et l’auteur virtuel, affrontent la même difficulté, ou plus exactement la même illusion : celle de parler en leur nom propre alors que, le plus souvent, et aussi « moi je » que l’on s’affirme, nous ne sommes que les simples courroies de transmission des stéréotypes de tous ordres qui dominent une société à un moment donné.

Le stéréotype repose d’abord sur une illusion d’originalité, ou plutôt d’être à l’origine de ce que l’on fait. Je crois être à l’origine de l’image que je suis en train de construire — j’en suis l’auteur — alors que je ne fais que répéter des images préexistantes. Je suis dans la répétition sans le savoir ou, le sachant, je veux l’ignorer.

Contrairement à un préjugé communément répandu — préjugé que dément la moindre attention portée à tout processus de création — le travail de création est inséparable du travail critique, et l’avancée créatrice sera d’autant plus importante que le travail critique aura été préalablement poussé plus loin.

Dans une société comme la nôtre, un cinéaste peut-il exister sans faire figure — et si possible bonne figure — d’auteur ? Être reconnu comme un auteur conditionne l’accès aux mécanismes de financement institués,

Tout particulièrement dans le secteur protégé du cinéma. D’où la multiplication des autoproclamations auteuristes.

Dans le secteur du cinéma qu’il est institutionnellement convenu de nommer le documentaire, la figure de l’auteur est d’autant plus revendiquée que le réel et ses aléas semblent maîtres du jeu. Mais dans la promotion d’un film documentaire, le sujet du film et le pan de réalité concerné sont plus souvent mis en avant que l’auteur. L’auteur est conçu au mieux comme l’accoucheur d’une réalité quelconque et non comme l’inventeur d’un monde imaginaire qui ne devrait qu’à lui et lui appartiendrait en propre. D’où sa fragilité. Où se situe-t-il ? Partout et nulle part. Certains en viennent alors à marquer leurs films par des signes extérieurs d’auteurisme.

Dans le cinéma de fiction de production courante, l’auteur fait partie intégrante de la valorisation du produit. Le pli est pris depuis longtemps : un nom est toujours associé à un titre. L’auteur est constitutif de la valeur d’échange du film. Mais son statut n’en est pas assuré pour autant car il est interchangeable. On ne lui demande pas d’être original, il importe au contraire qu’il ne le soit pas trop. Le recours à la signature de l’auteur repose sur un renversement paradoxal : l’auteur sert à masquer le stéréotype en le rapportant à un individu prétendument original. L’auteur est d’autant plus nécessaire à l’industrie qu’il n’existe qu’à l’état fictif.

Dans cet ensemble de textes, la figure de l’auteur est envisagée sous différents angles qui ne l’épuisent évidemment pas mais qui s’efforcent de ne pas ajouter au brouillage ambiant. Les auteurs cités et étudiés le sont pour les besoins de telle ou telle analyse particulière et non parce qu’ils seraient plus remarquables que les autres.

Aussi diverses que soient les approches, elles convergent toutes dans la recherche de l’auteur réel. Car la défense de l’auteur réel — qu’il soit individuel ou collectif — représente un enjeu de société.

L’auteur réel ne se définit pas par l’originalité de sa démarche — notion à laquelle s’attache tout un bric-à-brac romantique. Il se définit par l’écart qu’il est susceptible de creuser entre les représentations socialement instituées et sa propre trajectoire — que l’on nomme parfois une « œuvre » —, où toute subjectivité pourrait rencontrer ce qui, en elle, résiste aux schémas préconstruits qui s’abattent de toutes parts sur le réel comme sur l’imaginaire et sur leurs relations.

L’enjeu ? Un rapport au cinéma — mais surtout à la vie — qui ne serait plus soumis à la répétition du même et à la gestion de ses variantes, au jour le jour.


Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 4, 1er trimestre 1999)