François Niney
La diversité et l’inégalité du monde, l’évidence énigmatique de notre présence corporelle (et temporaire) au monde, le regard qui nous projette et nous en détache comme une membrane polarisante entre intérieur et extérieur, moi-monde, vie et mort : tels sont les motifs que parcourt et entrelace une nouvelle fois la caméra de Johan van der Keuken.
Le cinéaste hollandais n’est pas un « témoin de son temps » comme on le dit des grands reporters « couvrant » les grands événements. Van der Keuken chronique plutôt l’espace-temps (le sien partagé avec d’autres qu’il fait nôtre à l’écran) dans sa triple dimension de : devenir ce qui nous relie planétairement et nous déborde sans cesse ; différentiel nord-sud, temps affolé des pays à haute technologie, temps endurant de la survie en contrées « sous-développées », temps de l’agitation et temps de la contemplation ; ligne enfin entre passé et présent, vie et mort, réseau de traces et de signes entre effacement et transmission. C’est à ce niveau que se trame le sens de l’histoire que croient fixer « les actualités », mais le sens de la vie : que laisserons-nous à comprendre aux autres ? Cette question hante les géographies initiatiques de van der Keuken, comme les montages à travers le temps de Chris Marker.
Van der Keuken l’a dit à maintes reprises : autant que la situation elle-même, il documente sa présence physique à la situation. Et le film est le résultat de ce courant, de ce champ énergétique (au sens physique autant que cinématographique) qu’idéalement redouble la relation du spectateur au film projeté. Plus que jamais, dans Vacances prolongées, son corps est le véhicule du film : non seulement parce que c’est lui qui filme, mais parce que la maladie qui l’atteint derrière la caméra — et menace même d’interrompre le film — devient le mobile d’un nouveau voyage initiatique, de nouveaux rapprochements du monde. Sans jamais sombrer ni dans le narcissisme, ni dans le pathos, l’homme à la caméra fait interférer état du corps et état du monde, et pour ainsi dire états d’urgence et bonheurs en suspens : entretiens avec le médecin traitant sur le temps restant, bio-technique occidentale et médecine d’influence asiatique, cure chamanique sur le toit du monde, plaisir gratuit d’un vol plané au-dessus de Rio, creusement d’un puits de survie en Afrique, visages de là-bas et d’ici face caméra, traits d’union chers à l’auteur de Face Value, rémission de la maladie, espoir renouvelé de faire encore route ensemble… Vita brevis ars longa (la vie est brève, l’art perdure).
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 153, 4e trimestre 2000)