L’auteur face à la commande

Gérard Leblanc

D’un cinéma sans auteur

La prise en considération du cinéma d’entreprise a réactivé pour moi une question qui demeure ouverte dans mes recherches actuelles, celle de la commande dans sa relation au statut de l’auteur.

Au lieu d’opposer systématiquement commande et création, il semble plus pertinent d’analyser la diversité des formes que revêt la commande — d’en établir la typologie — et la diversité des positionnements possibles à son égard. C’est ce que j’ai tenté de faire à travers l’analyse des productions audiovisuelles du groupe Rhône-Poulenc (Quand l’entreprise fait son cinéma, P.U.V. — Cinétique, 1983), des films de Georges Franju (Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation, Maison de la Villette, 1992) et, dans une certaine mesure (j’y reviendrai plus loin), d’un film hollywoodien de Fritz Lang, The Big Heat, 1953.

La commande ne laisserait qu’une part résiduelle à l’expression de la subjectivité créatrice. La prendre seulement au sérieux vous dévaloriserait en tant qu’auteur. On y aurait recours pour des raisons exclusivement alimentaires. Ou bien, frais émoulu d’une école, on s’y fait la main, on y apprend le métier, en attendant de pouvoir réaliser un jour de vrais films, libres et sans entraves.

Or la création cinématographique et audiovisuelle, de quelque côté qu’on la considère, ne peut se définir indépendamment d’un certain nombre de règles et contraintes, à la fois internes et externes. Règles et contraintes liées, entre autres, aux mécanismes de financement, à l’état des techniques, aux normes de leur utilisation, aux normes de représentation établies dans chaque secteur du cinéma et de l’audiovisuel, aux normes de différenciation entre documentaire et fiction, etc. La figure même de l’auteur obéit à des règles de construction historiquement déterminées.

En ce sens, la situation de commande n’est pas réservée à un genre particulier, et pas davantage à un secteur particulier de l’audiovisuel. Elle existe tout autant au cinéma qu’à la télévision. Elle existe aussi bien dans la production audiovisuelle finalisée par les objectifs d’un commanditaire (objectifs de recherche, de formation, d’information, de promotion), dans la réalisation d’un film de fiction de long métrage, où tout cinéaste doit penser son film par rapport à un genre existant, relèverait-il du genre « film d’auteur », ou encore dans la réalisation d’une émission pour Arte, où tout réalisateur est confronté à une grille, finalement aussi contraignante que les autres.

Il y a bien sûr des différences entre toutes ces situations, mais il y a aussi un point commun, et il est fondamental. Il faut que le film que vous envisagez de réaliser se conforme, ou du moins se confronte, à des règles constituées en dehors de vous, que ses producteurs et commanditaires puissent le reconnaître avant même qu’il ait pu naître. L’auteur n’est pas celui qui ignore ces règles — cela serait d’ailleurs impossible -, ni celui qui les applique sans se poser de question, c’est celui qui les interprète de façon critique et contribue à les transformer.

Quel que soit son lieu de naissance, on ne peut saisir la singularité d’une œuvre indépendamment de cette dialectique.

Dans l’audiovisuel de commande, un message déjà constitué préexiste à l’œuvre. Dans la commande se concentrent un certain nombre de représentations qui dominent la société sur un sujet donné, celles-là même qui se trouvent, sous une forme moins concentrée, dans toutes les têtes. Nous sommes à une époque où la société, par de multiples canaux, relais et supports, commande de plus en plus d’images d’elle-même.

La commande est ressentie comme un stimulant à la création, à partir du moment où un auteur a compris qu’elle attire son attention sur un sujet que telle ou telle institution — le plus souvent dominante, parfois dominée — juge important à un moment donné. La commande a pour effet positif d’ancrer la subjectivité créatrice dans le monde tel qu’il est donné à voir par les forces institutionnelles qui prétendent en diriger et en gérer les transformations.

On peut considérer le cahier des charges comme un scénario — un premier scénario — qui n’obéit pas aux règles de l’écriture scénaristique. Il fixe des objectifs, établit des finalités, sans préciser les moyens cinématographiques et audiovisuels nécessaires pour les atteindre. Le commanditaire est un scénariste. En dehors même du cinéma, il participe à l’élaboration de multiples scénarios de société.

Le terme de scénario, on le sait, n’appartient plus exclusivement au cinéma (qui l’avait d’ailleurs emprunté au théâtre et au roman). Tous les décideurs — économiques, politiques ou militaires — scénarisent leur activité et projettent dans le futur des constructions qui seront ou non réalisées (dans la réalité).

L’auteur d’un film de commande intervient donc après l’écriture d’un premier scénario et participe au mieux à sa réécriture, comme il en va dans les conditions de la production cinématographique hollywoodienne, par exemple. C’est en ce point que se noue la relation entre l’auteur et son commanditaire.

La collaboration entre les deux pôles et rôles ne peut être effective et productive que sur la base d’une reconnaissance mutuelle. Travailler positivement dans un contexte de commande c’est accepter d’être (au moins) deux, en surmontant une double illusion improductive, celle du rapport de forces — c’est lui ou c’est moi — comme celle d’une fusion sans aucun rapport conflictuel — lui et moi ne faisant qu’un. L’un et l’autre existent dans leurs oppositions et convergences d’intérêts.

Cela signifie d’abord que l’auteur doit considérer avec la plus grande attention le cahier des charges qui lui est présenté. Il est deux façons de tenir pour rien le cahier des charges, c’est-à-dire deux façons de nier l’existence du commanditaire. La première consiste à l’exécuter sans s’intéresser vraiment à ce qu’on filme (option «  alimentaire » aboutit au ratage de nombreux films de commande) ; la seconde consiste à vouloir le détourner. Filmer dans un contexte de commande, c’est accepter d’entrer dans les vues d’un autre, ce qui ne signifie pas qu’on les partage a priori.

Le commanditaire exerce le pouvoir : c’est lui le payeur. En quoi consiste ce pouvoir ? Celui de dire et montrer son réel au nom du réel, d’en présenter son interprétation et de tenter de la faire partager par ceux qu’il désire influencer. Encore faut-il qu’il reconnaisse à l’auteur le droit à l’existence, c’est-à-dire à la réinterprétation du message initial, ce qui suppose également que l’auteur, non seulement s’intéresse au sujet et à la façon dont son commanditaire l’envisage, mais qu’il se livre de son côté à un travail d’investigation et de réflexion préalable à la réalisation.

Deux cas de figure sont possibles, selon que le message est ouvert ou fermé.

  • Si le message est fermé, l’auteur n’a pas d’autre possibilité que de le mettre en valeur. Le commanditaire reconnaît certains pouvoirs à l’auteur — en particulier celui du choix des moyens cinématographiques et audiovisuels de valorisation —, mais ne lui reconnaît pas le droit d’ouvrir le message, c’est-à-dire le droit à la réinterprétation. Les films produits dans ces conditions sont souvent proches de la rhétorique publicitaire mais peuvent atteindre parfois, quand l’auteur adhère subjectivement au message, à une certaine poésie.
  • Si le message est ouvert, il y a réécriture du scénario initial et l’auteur a la possibilité de confronter les représentations de la réalité déjà constituées par le discours du commanditaire aux aspects de la réalité qui échappent à ces représentations.

L’auteur élargit ainsi le champ du visible, ce qui ne le conduit pas à évacuer le point de vue du commanditaire mais à l’intégrer dans un régime de visibilité susceptible de faire apparaître des éléments qui ne se trouvaient pas dans le cahier des charges. Au lieu de fermer le film sur un sens déjà là, que le film se bornerait à enjoliver, il s’agit de l’ouvrir sur des perspectives encore inaperçues.

Cela n’est pas incompatible avec les intérêts bien compris du commanditaire, pour autant qu’il ne cède pas à la tentation de réduire la réalité à ce qu’il y voit ou à ce qu’il lui semble avoir intérêt à y voir.

La réalité est-elle organisée avant qu’on la filme ? La réponse à cette question trace une ligne de partage entre les auteurs qui sont susceptibles d’œuvrer de façon créatrice, dans un contexte de commande ouvert et déclaré, et ceux qui en sont incapables. Si la réponse est positive, l’existence d’une scénarisation institutionnelle préalable à l’intervention de l’auteur ne représente pas un obstacle à la création, bien au contraire. Elle permet de pénétrer, au moins en partie, les rouages de cette organisation.

La liberté de l’auteur se situe dans le type de relations que son film établit avec la scénarisation institutionnelle, et non en dehors.

Le cinéma d’auteur

Nombre de discours qui entourent le cinéma dit d’auteur tendent à nous faire croire que la situation de commande est définitivement incompatible avec le cinéma en tant qu’art. A peine ces discours tolèrent-ils un type de commande bien particulier, celui qui laisse le cinéaste entièrement libre de ses faits et gestes. Dès que la commande s’éloigne des rivages, ou plutôt des mirages du mécénat (horreur de l’expression « cahier des charges » , en usage aussi bien dans l’audiovisuel de commande qu’à la télévision), elle devient insupportable. C’est cette absence d’articulation dialectique, entre deux termes qui semblent s’exclure a priori, qu’il est nécessaire de remettre en question, et d’abord dans ses fondements historiques.

L’acception actuelle du mot « mécène » , on le sait, n’a plus grand chose à voir avec sa réalité passée. À de rares exceptions près, les mécènes imposaient des normes très contraignantes aux artistes, poètes, peintres, sculpteurs ou musiciens, sans parler des architectes. Ces normes étaient contraignantes en matière de conception du monde, bien sûr, mais elles l’étaient tout autant en matière de figuration. Pour nous en tenir à l’exemple de la peinture, d’ailleurs le plus fréquemment analysé, dimensions de la toile, surface peinte, qualité des pigments, nombre de couleurs, coût des matériaux, temps dépensé, personnages à figurer, leur pose ainsi que leur mise en relation, étaient placés sous haute surveillance (cf., entre autres, Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985). Toute œuvre d’art avait déjà un destinataire et même un client qui avait — ou voulait avoir — toujours raison.

Préfaçant un livre commandité par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (L’Auteur du film, Institut Lumière — Actes Sud, 1996), le cinéaste Jean-Charles Tachella cite un autre cinéaste, Maurice Tourneur qui, en 1923, conteste aux producteurs américains le droit de s’autoproclamer auteurs des films qu’ils produisent. « Vous ne pouvez pas dire à un artiste peintre ce qu’il doit peindre, ni quelles couleurs il doit employer, ni de quelle dimension doit être la toile — et espérer attendre de lui un chef-d’œuvre ! » La comparaison est pour le moins malheureuse. Maurice Tourneur semble ignorer ou oublier que bien des tableaux qui ont la réputation de chefs-d’œuvre sont précisément issus de la situation qu’il pense incompatible avec tout geste artistique. Ce n’est pas parce que le commanditaire impose ce que l’artiste doit peindre que le travail de l’artiste se réduit nécessairement à une simple virtuosité technique d’exécution. Il arrive qu’il s’écarte des représentations qu’on lui a commandées, tout en semblant s’y conformer.

Les aides sélectives que l’État attribue aujourd’hui aux beaux-arts, dans certains pays industriellement avancés (et qui voudraient l’être aussi culturellement), réalisent bien davantage une représentation contemporaine du mécénat qu’elles ne le perpétuent dans ses formes anciennes.

En fait, tous les discours qui valorisent un art sans entraves sont les héritiers de la tradition romantique qui s’est développée en étroite concomitance avec le capitalisme libéral issu de la révolution de 1789. Le XIXe siècle est marqué, tout particulièrement chez les écrivains, y compris parmi les moins suspects d’« affairisme » (Gérard de Nerval, par exemple, a effectué un travail très documenté sur la contrefaçon littéraire en Belgique), par l’obsession du plagiat. L’auteur romantique crée des œuvres originales et entend tirer le meilleur parti et profit de cette originalité — qu’elle soit réelle ou fictive.

L’apport romantique est contenu tout entier dans la conjonction de coordination « et ». L’auteur s’affirme à la fois créateur et propriétaire. La mystique de la création se soutient de celle de la propriété et réciproquement. Pour faire fructifier son capital, c’est-à-dire son œuvre, l’auteur doit nécessairement se placer solitairement à son origine. Il n’est guère que le théâtre pour perpétuer la tradition classique. Nombres d’œuvres y sont écrites en collaboration et puisent à un fond commun d’œuvres préexistantes, comme le faisaient Racine, Corneille, Shakespeare, etc., en rien originaux quant au choix de leurs sujets.

Le mécène était propriétaire de l’œuvre qu’il avait commandée. II ne s’en considérait pas l’auteur (le portraituré n’est-il pas d’ailleurs toujours plus important que le portraitiste ?), mais il souhaitait se reconnaître dans l’œuvre, lui et les siens, lui et ses valeurs. : il avait payé pour cela. En devenant propriétaire de son travail, l’auteur romantique place son œuvre sur le marché et la transforme en marchandise.

L’œuvre-marchandise obéit à la loi de l’offre et de la demande. Elle entre alors dans un procès de circulation dont la logique ultime est l’expropriation de l’auteur (mais celui-ci ne le sait pas encore).

L’auteur du cinéma hollywoodien, lui, le sait depuis toujours, au moins depuis les années 1920. Il sait que le système est bâti sur son absence et qu’il aura à prouver son existence. Dans le système hollywoodien, un cinéaste n’est pas considéré comme l’auteur des films qu’il réalise en tant que salarié. Il n’en est que le metteur en scène. L’auteur, c’est le ou les scénaristes employés par les compagnies de production et, en dernière analyse, les compagnies de production elles-mêmes qui disposent du final cut.

Mais dans les sociétés ou le cinéaste est reconnu, au moins, comme l’un des auteurs du film, son travail doit se soumettre aux normes de valorisation du capital (jusque et y compris dans la représentation du personnage de l’auteur). Il en va ainsi, par exemple, dans l’édition, secteur apparemment moins exposé. Sans doute l’auteur continue-t-il de toucher des droits sur l’exploitation de son œuvre (le pourcentage fixé contractuellement avec l’éditeur étant pour partie fonction de sa valeur sur le marché et il a de toutes façons tendance à diminuer), mais il ne peut plus guère entretenir l’illusion d’être à l’origine de ce qu’il « crée ». De plus en plus souvent, il travaille sur commande. La commande fait ainsi un retour inattendu. Mais le mécène n’existe plus, ou plutôt, il revêt désormais la figure impersonnelle du marché.

Quelle est, par exemple, la situation qui prévaut actuellement dans l’édition ? Dès qu’un auteur s’est fait un nom monnayable — en termes de tirage —, les éditeurs lui commandent des livres par le biais de collections, thèmes et sujets imposés. Ces auteurs au nom monnayable deviennent souvent directeurs de collection, jouant alors le rôle du label, et résistent rarement à la tentation de verrouiller la collection — comme une propriété — et de la réserver aux seuls auteurs qui s’alignent sur leurs conceptions et consolident ainsi leur pouvoir.

La plupart des auteurs qui vivent de leur plume — ou de leur ordinateur — travaillent sur commande. Si elle ne leur est pas passée directement, à eux de la devancer en bonne intelligence du « créneau » le plus favorable. La plupart des livres sont le résultat de choix éditoriaux qui échappent pour beaucoup aux auteurs et à l’intérieur desquels ils doivent s’inscrire pour pouvoir publier. On en dira autant — et même davantage — du cinéma et surtout de la télévision, où les grilles déterminent le choix des programmes et leur assignent une place et une couleur particulière.

A plusieurs reprises, le mécénat d’État — version revue et corrigée du mécénat classique — s’est efforcé de délier l’œuvre du marché et ainsi de contribuer à la perpétuation de la tradition romantique. Ce fut tout particulièrement le cas au cours des années 1960, pendant le ministère Malraux. Le cinéma était bien une industrie, mais il devait être protégé en tant qu’art. Par le mécanisme — correctif du marché — de l’avance sur recettes, nombre de films furent alors produits à fonds perdus, sans aucune obligation de circulation. Ballon d’oxygène, sans contestation possible, pour la tradition romantique appliquée au cinéma. Sans l’avance sur recettes, le « cinéma d’auteur » n’aurait jamais été aussi florissant et des cinéastes de l’importance de Bresson, par exemple, n’auraient pas pu réaliser leurs films. Mais, souvent, les films produits dans ces conditions étaient exsangues et leur horizon esthétique aussi borné que leur horizon social (les films de Léonard Keigel, un cinéaste que tout le monde a oublié, et pourtant un des plus subventionnés à l’époque, sont très représentatifs de certaines aberrations de la ligne Malraux).

Aujourd’hui, si l’avance sur recettes existe toujours, il devient de plus en plus difficile de l’utiliser indépendamment des mécanismes du marché, les principaux groupes de l’industrie cinématographique s’en attribuant la plus large part.

La transformation de l’œuvre en marchandise et l’expropriation de l’auteur qui en résulte à plus ou moins long terme ont donné lieu à plusieurs types de réactions. J’en privilégierai deux. C’est d’abord au tournant des années 1970, le courant dit de « déconstruction » qui eut une importance réelle dans le cinéma et dans la littérature. Ce courant veut arracher l’œuvre au circuit des échanges et la restaurer dans sa valeur d’usage. Dans cette conception, l’auteur n’est rien d’autre que les traces de son travail et le film doit mettre en lumière son procès et ses moyens — économiques, techniques, esthétiques —de production.

Tout à l’opposé, Umberto Eco a tenté de théoriser ce qu’il nomme le « transfert de l’art expérimental dans le champ de la communication de masse » (Umberto Eco, « Innovation and Repetition Between Modern and Post-modern Aestheties », Daedalus, Vol. 115, N° 4, 1985). Eco enregistre la perte d’aura de la notion d’originalité dans les médias « post-modernes », à commencer par la télévision. « D’une dialectique encore “moderne” de l’innovation et de la répétition — la première sauvegardant de la dégradation engendrée par la seconde —, on passe au nœud inséparable schème / variation, où les variations ne sont pas plus importantes que le schème. »

L’ensemble du monde de la création artistique serait aujourd’hui le lieu de formes variées de la répétition, et l’esthétique « post-moderne » de la sérialité se substituerait à l’esthétique moderne — en fait, romantique — de l’innovation et de l’originalité. Ainsi la nouveauté n’est plus la condition a priori de la valeur artistique. La « néo-télévision » serait dominée par la sérialisation, ne produirait plus qu’oubli et répétition. Ce serait le règne de la fragmentation et de la discontinuité, d’une culture fondée sur le culte de la vitesse. Il n’y aurait plus d’innovation que dans la stratégie des variations d’un même qui ferait éternellement retour.

En chemin, Eco n’hésite pas à rapprocher la sérialisation télévisuelle de la tragédie grecque. Ne s’agit-il pas dans les deux cas d’amener un public à apprécier l’art des variations d’un thème mythique, toujours le même ?

On peut certes objecter à cette intéressante théorisation que la condition a priori de la valeur artistique, dans l’art moderne ou romantique, était moins la nouveauté de l’œuvre que la possibilité de la rapporter à un auteur, original ou non. On remarquera aussi que la sérialité télévisuelle a peu de choses à voir avec la sérialité artistique (poétique, musicale, cinématographique). Elle en serait même l’exact opposé. Dans la sérialité artistique, la dialectique même / différent, répétition / variation, perturbe les repères du spectateur (du lecteur, de l’auditeur) et l’introduit dans une autre temporalité, celle générée par l’œuvre. Ce qui est attendu comme continu devient discontinu, ce qui devrait relever de la répétition devient variation, ce qui est différent paraît être le même, à première vue, à première lecture, à première écoute.

La sérialité télévisuelle, au contraire, s’ingénie à confirmer les repères. Le recours à la variation a pour fonction essentielle de faire oublier au téléspectateur que le même se répète indéfiniment, comme il se répète dans sa vie de tous les jours. Que l’on songe à n’importe quelle série policière ou à n’importe quel journal télévisé, toujours les mêmes et pourtant reconnus pour ce qu’ils auraient, chaque jour, de différent.

La sérialité télévisuelle aide à supporter une vie qui se répète, sans variation décisive qui déstabiliserait l’éternel retour du même.

J’en viens maintenant à ce qui me paraît être le point aveugle de ces deux positions.

En premier lieu, il est erroné d’opposer l’industrie à l’art. La transformation de l’œuvre en marchandise ne signifie pas nécessairement la dissolution de l’art et la disparition de l’auteur, même si, inversement, elle n’en garantit aucunement l’existence. Il n’y a jamais eu de société où l’art ait été totalement libre et indépendant, mais l’art « original » — c’est-à-dire l’art qui se construit à partir d’un écart entre le perçu et le déjà connu — est et a toujours été minoritaire dans toutes les sociétés. Tout se passe dans les discours dominants sur l’art comme si l’art n’avait pas toujours été minoritaire, quelles qu’en soient les conditions de production.

On dit « le cinéma ». Mais de quel cinéma parle-t-on ? S’il est légitime et nécessaire, d’un point de vue sémiologique, sociologique, historique et a fortiori économique, d’envisager la totalité de la production cinématographique (chaque film, aussi pauvre soit-il à cet égard, comportant aussi une dimension esthétique), d’un point de vue esthétique, en tant qu’il évalue et hiérarchise, « le cinéma » signifie une intime minorité de films, ceux précisément où l’art a su se frayer un chemin.

De même est-il erroné d’opposer l’original à la copie. L’uniformisation, la répétition, voire la standardisation, ne sont pas nés de l’industrialisation de l’art.

Combien de tableaux originaux, n’existant qu’en un exemplaire unique, ne sont en réalité que de pâles copies d’autres tableaux ?

Combien d’images saintes annoncent de façon conventionnelle la même bonne nouvelle ? Combien d’Annonciations nous procurent aujourd’hui encore un réel plaisir esthétique ? Évidemment celles qui ne se réduisent pas à leur message : ici, la bonne nouvelle.

La génétique filmique

A toutes les époques, et dans toutes les sociétés où les œuvres sont signées, l’auteur, ou plutôt son travail, ne peut être envisagé qu’à travers l’analyse de ses relations aux règles, codes, normes, et conventions qui lui sont imposées d’un extérieur auquel il participe.

L’auteur réel est le résultat de l’ensemble des opérations concrètes qu’il effectue dans un contexte de production donné, telles qu’on peut les ressaisir au cours de l’analyse du processus d’élaboration de l’œuvre. Il s’agit dans tous les cas de repérer et d’analyser des écarts par rapport à un modèle dominant. L’entreprise est d’autant plus difficile que le modèle perd de sa validité théorique quand on le confronte à l’analyse détaillée des films. Que l’on songe, par exemple, au modèle dit du « cinéma narratif classique ». Tant de films, relevant en principe de ce modèle, ont instauré des écarts avec lui qu’il finit par se trouver partout et nulle part. Les écarts ne se substituent sans doute pas au modèle, mais il est nécessaire d’en dresser la typologie à partir d’une différenciation entre les écarts où l’innovation est dominée par la répétition et les écarts où la répétition est dominée par l’innovation.

L’auteur réel est resté aussi longtemps méconnu que le spectateur réel et les deux méconnaissances sont liées. Ne faut-il pas s’intéresser aux stratégies de construction du spectateur fictif pour s’intéresser aux stratégies d’intégration et de reconstruction du film par le spectateur réel, même si les deux stratégies s’écartent l’une de l’autre ? La question du spectateur fictif, autrement dit la question de la direction du spectateur, acteur principal de tout film, introduit une perspective communicationnelle qui ouvre nécessairement sur une autre question, celle de sa relation au spectateur réel.

De la même façon et bien que l’attention critique ait été longtemps focalisée sur l’auteur et sa « vision du monde », l’auteur réel n’en restait pas moins largement ignoré, puisque nul, ou presque, ne s’attachait à retracer la genèse de son travail. La question de l’auteur de film, et tout particulièrement en France où domine la conception romantique de l’auteur (à travers l’héritage des Cahiers du cinéma et de la « Nouvelle Vague »), était envisagée essentiellement sur un mode interprétatif et spéculatif.

Pour se faire une idée au moins approximative du travail réel de l’auteur, celui-ci serait-il encore vivant (on ne saurait s’en remettre en effet aux interviews et entretiens pour connaître la réalité de son travail), il n’est pas d’autres moyens, pour travailler sur documents, que de consulter des archives — quand elles existent et quand elles sont exploitables, deux conditions qui ne sont pas si souvent réunies —, tâche longue et fastidieuse. Les archives concernant le cinéma ne se réduisent certes pas à celles qui ont trait au procès filmique. Il existe également des archives biographiques, économiques et institutionnelles. L’histoire du cinéma est multidimensionnelle et fait appel à de nombreuses compétences et spécialisations qui débordent les capacités d’un seul chercheur. Quant à moi, l’incipit de la recherche, c’est l’intérêt esthétique que j’éprouve pour un film. C’est à partir de cet intérêt, toujours rapporté au procès filmique, que je suis amené à solliciter des archives, apparemment externes à ce procès, qu’elles soient biographiques, économiques ou institutionnelles. On relèvera d’ailleurs que la situation est variable selon les cinéastes. Alors que les archives Fritz Lang sont étroitement centrées sur les différentes étapes du procès filmique, les archives Abel Gance mêlent bien davantage travail artistique, données biographiques et documents économiques. L’étude du contexte culturel externe au film, envisagé dans son histoire et son actualité, est également nécessaire. Analyser le procès filmique qui aboutit au Cyrano et d’Artagnan d’Abel Gance, 1964, c’est analyser la reconstruction des personnages de Cyrano et de d’Artagnan, à travers l’histoire de la littérature et du film de genre cape et d’épée.

Le Double scénario chez Fritz Lang (co-auteur Brigitte Devismes, Armand Colin, 1991) s’inscrivait dans un courant déjà existant, surtout aux États-Unis, mais la recherche sur archives aux États-Unis est dominée par l’analyse institutionnelle. La préoccupation de l’institution cinématographique sy substitue souvent à celle de l’auteur et la relation dialectique entre les deux est rarement prise en considération. Or, cette relation dialectique se trouve au centre du Double scénario chez Fritz Lang. Paraphrasant Lang, à propos des policiers et des gangsters du film The Big Heat (Règlement de comptes, 1953), je dirai que l’approche ne se situe ici ni du côté de l’auteur, ni du côté de l’institution (qui fixe de toutes façons des limites à l’expression personnelle de l’auteur), elle se situe au point de rencontre entre les deux, dans un procès commun où chacun agit également pour son propre compte.

Si ce travail paraît assez isolé parmi les études cinématographiques de la fin des années 1980, en tout cas en France, il l’est beaucoup moins si on le rapporte à l’étude d’autres productions artistiques et intellectuelles, à commencer par la littérature. Notre travail a évidemment à voir avec la génétique littéraire en tant que méthode d’analyse des manuscrits et projet d’élucidation de l’œuvre à travers la mise à jour de sa genèse. La prise en considération du « non film » correspondrait à la prise en considération de « l’avant texte ». Fort réticent par rapport à l’historiographie littéraire, le sociologue Pierre Bourdieu concède cependant : « L’analyse des versions successives d’un texte ne revêtirait sa pleine force explicative que si elle visait à reconstruire (sans doute un peu artificiellement) la logique du travail d’écriture, entendue comme recherche accomplie sous la contrainte structurale du champ et de l’espace des possibles qu’il propose » (Les Règles de l’Art, p. 277, Éditions du seuil, 1992). On a là une assez bonne définition de l’historiographie cinématographique telle que je l’envisage. Je ne suivrai toutefois pas Bourdieu dans sa conversion de la dialectique en manichéisme, au nom de l’autonomisation du champ artistique au XIXe siècle. Il est impossible, à le lire, de comprendre comment du grand art a pu se glisser dans la production cinématographique hollywoodienne.

La notion « d’avant texte » paraît d’ailleurs aussi inadéquate à ce qu’elle désigne que la notion de « non film ». Il n’est pas nécessaire de consulter les manuscrits de Francis Ponge pour constater que « l’avant texte » fait partie du texte, ou plus exactement du processus qui aboutit à un texte déclaré un beau jour, généralement par l’auteur, « définitif » (l’hyperlivre relance la conception de l’écriture comme processus à la fois ininterrompu et infini, et c’est ce qui m’intéresse en premier lieu dans cette pratique). De même, le « non film » n’existe-t-il que dans les classifications proposées aux documentalistes. Le scénario, élément central dans l’élaboration du processus filmique, du moins à compter d’une certaine époque liée à l’industrialisation du cinéma, fait partie du film. Il n’en constitue en aucun cas un dehors.

L’usage des archives ne correspond pas nécessairement à des questions nouvelles posées au cinéma. Il peut s’agir d’un travail sans enjeu théorique, visant, dans une perspective positiviste, à une pure et simple accumulation d’informations factuelles (elle n’est toutefois pas inutile aux théoriciens). Faire travailler les archives, c’est mettre en relation des documents de nature différente à partir d’hypothèses susceptibles de les faire fonctionner ensemble. Dans cette perspective, pour ce qui est du cinéma, le document central est constitué par le scénario et ses transformations.

Je suis parti de deux hypothèses conjointes : celle de la réécriture et celle du double scénario. Il y a la scénarisation propre à l’institution cinématographique et ses multiples transformations au cours du processus de réécriture (ou sa non transformation). Ce n’est pas l’écriture scénaristique initiale qui est l’opération décisive, mais la réécriture qui génère elle-même un double scénario. Ce dédoublement permet de comprendre que la réécriture excède les enjeux narratifs et porte sur la redéfinition des personnages et des situations. Il permet aussi de substituer une autre chronologie à celle qui est déterminée par la division technique du travail. Le scénario de tournage — dernière étape des transformations scénaristiques avant le tournage lui-même — peut très bien intégrer, comme une « dernière minute » , des transformations issues d’une relecture du roman adapté dans le scénario initial. Il est ainsi permis de constater que la chronologie institutionnelle est largement fictive, car elle peut être remise en cause au cours du procès filmique.

Au cours de ce procès, c’est le film tout entier qui se construit à travers, entre autres, ce qu’il est convenu d’appeler le « découpage technique », et le tournage a pour fonction d’achever, tout en la transformant encore, une construction déjà engagée pour l’essentiel. Ce que je décris là correspond évidemment aux conditions de production évoquées, mais ces conditions ne se réduisent pas à la production hollywoodienne des années 1950, elles concernent toute production industrielle et standardisée.

La dialectique auteur / genre se retrouve dans des situations où le cinéaste semble en mesure de lui échapper. Dans Cyrano et d’Artagnan, Gance est en principe seul maître à bord : auteur, scénariste, dialoguiste, metteur en scène et même coproducteur. La méthode élaborée pour l’étude de The Big Heat garde pourtant toute sa validité. Et ce d’autant plus que les coproducteurs italiens, après avoir mis en faillite la société de production française, créée pour Cyrano et d’Artagnan par Abel Gance et Nino Costantini, l’ont rachetée pendant le montage de la version française du film. Après avoir imposé de nombreuses coupures avant, pendant et après le tournage, mais imposé aussi leur propre montage pour la version italienne, ils se sont ainsi donné les moyens financiers de contraindre Gance à réaliser une version française la plus proche possible de la version italienne, refusant toute réinsertion qui aurait creusé le plus grand écart entre les deux versions, même s’il en subsiste un.

On peut donc dire que la version italienne figure ce qu’aurait pu être le scénario de commande ordinairement fourni au metteur en scène par le producteur, dans le cadre de la production hollywoodienne. La création de sa société de production Circé (Compagnie Internationale pour la Renaissance du Cinéma Épique) avait précisément pour objectif de contourner la règle qui veut qu’un film soit classé dans un genre existant et que la poésie n’ait pas sa place dans le genre film « de cape et d’épée », catégorie qu’il avait choisie pour présenter son scénario aux coproducteurs, du fait de sa vogue à l’époque, et qui ne correspondait que très partiellement à son projet filmique.

Cette méthode me semble également utilisable dans les situations où l’écart entre une pratique cinématographique donnée et les modèles cinématographiques dominants se trouve porté à son point maximum. Car il s’agit toujours, précisément, d’évaluer et de mesurer des écarts, ce qu’il n’est possible de mener à bien qu’à partir d’une caractérisation la plus complète possible d’une relation aux modèles cinématographiques dominants.

Qu’en conclure ? Que l’auteur ne se décrète pas : il se prouve. Que l’auteur réel ne coïncide pas nécessairement avec le statut juridique qui lui reconnaît — ou ne lui reconnaît pas — une existence nominale et économique. Que la liberté de création se construit dans une relation inévitable et nécessaire aux représentations dominantes, qu’elles transitent ou non par un commanditaire.


  • Cyrano et d’Artagnan
    1964 | France, Espagne, Italie | 2h25
    Réalisation : Abel Gance
  • Règlement de comptes (The Big Heat)
    1953 | États-Unis | 1h30
    Réalisation : Fritz Lang

Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 17, 1er trimestre 1999)