François Niney
« Un film de… » ou « réalisé par… ». C’est sous cette rubrique qu’apparaît au générique le nom de celui que nous reconnaissons comme l’auteur du film. Pratiquement, cela signifie que c’est au metteur en scène, plutôt qu’au cameraman ou au scénariste, que nous accordons le crédit d’auteur du film. On sait ce que ce credo doit aux Cahiers du cinéma, à la Nouvelle Vague et à leur « politique des auteurs » qui revendiqua comme créateur du film le cinéaste plutôt que les vedettes ou le producteur. C’est lui, le cinéaste, qui est censé porter à l’écran plus qu’une touche personnelle, un style voire une vision du monde. On se souvient que dans les années 50-60 les jeunes turcs des Cahiers, avant de le revendiquer pour eux-mêmes, revendiquèrent le statut d’auteur pour un certain nombre de réalisateurs américains, contre l’usine à rêves hollywoodienne qui ne les considérait que comme des exécutants et réservait le « final cut » (montage final) au producteur. Inutile de rappeler la pertinence, du point de vue esthétique, de cette revendication du droit de l’auteur face aux saccages que pouvaient opérer les mises en coupe réglée des Majors. Von Stroheim et Orson Welles en furent les plus célèbres victimes. Remarquons que ces scandales n’altéraient en rien la bonne conscience des « producers » : le droit de l’auteur sur « son » film ne les empêchait guère de dormir vu que ce n’était pas « son » film mais celui du studio, le maître d’œuvre avéré par la loi américaine étant le détenteur du copyright, c’est à dire le producteur.
Mais pour mieux distinguer les auteurs reconnus ou bafoués, la même jeune critique française leur opposaient des « non-auteurs » Rappelons nous la querelle contre « une certaine qualité française » vilipendée comme le produit d’artisans médiocres, de caciques caducs, de recettes dépassées. Car la notion d’auteur, mise en avant par la nouvelle critique, ne visait pas tant le principe juridique — le droit de l’auteur (à la française) contre le copyright du « producer » (à l’américaine) — qu’elle ne tendait à constituer une généalogie esthétique, un parnasse des auteurs méritant d’être reconnus comme pères de ce cinéma moderne que voulait prolonger ou réinventer la Nouvelle Vague. La notion d’auteur était utilisée comme critère polémique de sélection esthétique, pour la défense d’un certain cinéma dit justement d’auteur, non comme principe juridique général de propriété. La bataille du « final cut » fut déclenchée non au nom du droit d’auteur en général mais au nom de la liberté de création des auteurs reconnus comme tels par les Cahiers. Il s’agissait d’un cheval de bataille esthétique plutôt que juridique. La nouvelle critique voulait élever des statues, non établir des statuts (même si sa « politique des auteurs » ne fut pas sans effet sur le statut d’auteur).
Ces deux dimensions — esthétique et juridique — apparaissent donc à la fois liées et opposées. Ce qui conduit à des paradoxes intéressants. La jeune critique française se battait pour que de moins jeunes cinéastes (américains), reconnus comme auteurs par elle (mais pas vraiment par Hollywood), puissent bénéficier de la liberté de création (le « final cut ») nécessaire pour être un auteur. C’était reconnaître que des réalisateurs étaient bel et bien devenus des « auteurs » dans des conditions qui ne les autorisaient guère à s’affirmer comme tels. Inversement, des gens reconnus et pratiquant comme auteurs de films (« de qualité française » entre autres) n’étaient pas de « vrais auteurs ». On aboutit là à l’opposition complète de l’auteur au sens esthétique et au sens juridique. Et la question centrale n’est plus de savoir qui est l’auteur du film, mais qu’est-ce qu’un auteur de film ? Autrement dit: que faut-il faire ou ne pas faire pour être reconnu non comme l’auteur d’un film (sens juridique), non comme un auteur de films (profession) mais comme un auteur de films d’auteur ? La question se déplace donc encore et se renverse. Ce n’est plus : qu’est-ce qu’un auteur de film, mais qu’est-ce qu’un « film d’auteur » ? Et n’est-il pas bizarre que cette expression ait un sens, indéniable pour n’importe quel amateur de cinéma, alors qu’elle n’en a aucun dans le domaine d’origine du mot « auteur », la littérature : qu’est-ce qu’un « roman d’auteur » ?
Donc, qu’est-ce qu’un film d’auteur ?
Viennent immédiatement à l’esprit une série de prédicats comme : original, indépendant, style personnel, vision nouvelle, formellement innovant, liberté de ton et de jeu, subvertit les règles, univers d’un créateur, écriture moderne… Certes, mais en quoi « un film d’auteur » est-il plus ou autre chose qu’un film de cinéaste ? Comment entend-on qu’un « auteur » est davantage qu’un cinéaste ? Cette conception extensive de l’« auctor » — comprenant autorité maximale et propriété exclusive — prétend que l’auteur n’est pas seulement le réalisateur, celui qui exécute le tournage du film, mais l’origine du projet, le père du sujet et le maître d’œuvre de sa réalisation, c’est à dire à la fois l’auteur du scénario (même si c’est d’après un roman), des dialogues, du découpage, et celui qui dirige absolument la mise en scène, le tournage, le montage, le mixage. Selon le vœu de Marc-Gilbert Sauvageon à l’époque, « le cinéma devient le parfait instrument technico-littéraire mis entre les mains d’un seul homme capable de mener jusqu’au bout son œuvre, de la feuille de papier blanc à la cabine de projection ». L’auteur est le père du film (s’il est un « auteur » véritable) et les critiques (dignes de ce nom) sont, pour reprendre l’expression de Serge Daney, les « ciné-fils ».
On a souligné la légitimité historique de cette revendication, on ne saurait pour autant accepter tel quel le romantisme d’une conception aussi éthérée, pour ne pas dire immatérielle, de la libre expression et du génie créateur. L’auteur, ce serait le style fait homme : cette manière de poser l’auteur non comme problématique mais comme principe premier — le créateur incarne la liberté, la liberté c’est l’individualité — a pour horizon la figure, développée au XIXe siècle en littérature, du génie inspiré. L’auteur se voit refondé, au cinéma, comme source unique et originale du sens qu’il fait proliférer à sa guise mais au plus grand bénéfice du monde. Selon Marcabru, critique des années 60, l’auteur c’est « un réalisateur pour qui l’art cinématographique est à la fois un moyen de se révéler à lui-même et d’imposer aux autres l’exacte mesure d’un caractère et d’une sensibilité ». L’auteur, c’est celui qui s’élève au-dessus du commerce du monde (et du monde du commerce), et de cette position écartée peut informer le monde de manière nouvelle, lui apporter la bonne nouvelle.
L’épithète : (cinéaste) « indépendant », fort prisée aujourd’hui, reprend ce critère de l’individualité « hors commerce » comme garant de créativité, et d’une façon aussi peu claire (indépendant de quoi ? de qui ? du grand commerce médiatique à coup sûr. Mais comment ? Qui irait revendiquer le droit de faire des films dont personne ne parlerait et qui ne seraient pas distribués ?). Ce qu’il faut plutôt élucider, c’est le concept d’autonomie. S’agit-il d’une autonomie de principe du sujet absolu : « Je suis indépendant donc créatif », ou d’une autonomie relative, fonction du sujet et susceptible d’en tourner les règles, d’imposer des formes, de négocier des conditions de production idoines, donc d’une autonomie circonstancielle et à conquérir sur le motif. Nous retrouvons là, parallèlement aux figures libres du cinéma « pauvre » (Cassavetes par exemple), le paradoxe susmentionné des « auteurs » américains dans et malgré Hollywood, paradoxe renouvelé aujourd’hui par les Coppola, Scorsese, Leone, les frères Coen ou Tim Burton ?
En raison de son supposé statut d’extra-territorialité, l’auteur « libre et indépendant » produit moins une transformation qu’une vision du monde, au rebours de ce que réclamait Marx (« les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer »). En ce sens, l’auteur n’est pas un acteur, ce n’est ni un politique ni un révolutionnaire, c’est un artiste, un visionnaire, éventuellement un prophète. Ceux qui ont reproché à la Nouvelle Vague son manque d’engagement sur la question algérienne l’ont fait généralement de travers, ils n’ont pas compris la contradiction inhérente à « la politique des auteurs ». Cette « politique » (« polémique » conviendrait mieux) ne vise pas du tout le politique (l’espace public) mais la création comme invention sans attache ; défendant la singularité de celle-ci, elle s’interdit le mouvement collectif in situ. Dans cette acception esthétique, « politique » est presque une antiphrase puisqu’il s’agit d’une défense groupée du sujet unique.
L’antinomie latente entre « politique » et « auteurs » ne manqua pas de s’avérer dérangeante pour ceux-là mêmes qui se reconnaissaient cependant comme « les fils de Marx et de Coca-cola » Lors des États généraux du cinéma à Cannes en mai 68, revendications déplacées et proclamations creuses trahirent cela suffisamment. Posé romanesquement comme sujet unique des histoires (sinon de l’Histoire), l’auteur — face à un mouvement de recréation collective le dépassant — ne pouvait plus que se soumettre ou se démettre : « servir le peuple » ou « le cinéma doit être fait par tous ». Solutions aussi fausses l’une que l’autre, défaite dans les deux cas. Cette abdication sans condition du créateur devant « le peuple » est inverse et proportionnelle à la glorification inconsidérée, auparavant, de l’auteur hors le monde. Un fatal sentiment de culpabilité élitaire doublait cette « prise de conscience » du grand écart romantique entre Le Sujet créateur et les sujets de l’Histoire. L’ironie de Pascal, qui ne se savait pas auteur, trouvait là une nouvelle confirmation : qui veut faire l’ange finit par faire la bête.
Il convient donc d’abandonner l’« auteur » comme évidence pour le retrouver comme problème. « Ne plus poser la question : comment la liberté d’un sujet peut-elle s’insérer dans l’épaisseur des choses et lui donner sens ? Comment peut-elle animer de l’intérieur les règles d’un langage et faire jour aux visées qui lui sont propres ? Mais plutôt : comment quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l’ordre des discours ? Quelle place peut-il y occuper et en obéissant à quelles règles ? Bref ôter au sujet son rôle de fondement originaire et l’analyser comme une fonction variable et complexe du discours. » (« Qu’est-ce qu’un auteur ? », 1964, Michel Foucault, in Dits et écrits, T 1).
Dans cette perspective, l’auteur, ce n’est pas que le père putatif du film, ce sont tous les prestiges (réels et imaginaires) de la fonction « auteur » au regard des cinéastes eux-mêmes, des producteurs, des critiques, du public, dans les relations qui les unissent et où ils s’affrontent. La réflexion d’une amie aimant aller au cinéma mais peu cinéphile en dit assez long sur les ambivalences que recèlent notre sujet : « film d’auteur, c’est péjoratif, non ? ça veut dire ennuyeux. »
Considérons à titre d’exemple deux variables, de sens opposé, de cette fonction « auteur » :
- « l’auteur » comme créateur reconnu par la critique (avec ou contre le public), comme liberté de création revendiquée par le cinéaste contre la production (voir supra) ;
- « l’auteur » comme plus-value, image de marque recrutée par le producteur, l’agence de pub ou le film industriel. Comme le remarque de façon troublante Michel Foucault, prenant à contre-pied nos manières de voir, l’auteur ne serait-il pas la réponse économique à l’inquiétante question : « Comment conjurer le grand péril par lequel la fiction menace notre monde ? » c’est-à-dire « la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens ». Pour qu’il y ait commerce, en l’occurrence commerce contrôlé des idées ou des images, il y faut des valeurs marchandes patentées, c’est-à-dire, dans le domaine artistique, des signatures, des identités reconnues au style défini.
Pour éclairer ce double jeu de la fonction « auteur » contre et dans l’économie, il serait certainement révélateur d’approfondir les effets de transfuge du cinéma d’auteur à la pub et réciproquement. Contentons-nous d’effleurer le sujet par deux exemples. France Telecom commande un film promotionnel à Godard parce que c’est
Godard, mais comme le film fini (Puissance de la parole) ressemble, ô surprise, plus à du Godard qu’à du Telecom, le commanditaire refuse de le diffuser ! Erreur d’aiguillage. Inversement, un « réa de pub » confirmé comme Jean-Jacques Annaud essaiera de devenir auteur en adaptant à l’écran des auteurs reconnus : Rosny aîné (La Guerre du feu), Umberto Eco (Le Nom de la rose), Marguerite Duras (L’Amant), sans jamais parvenir à être lui-même reconnu comme tel. Erreur de casting ! Après s’être laissée séduire par ce mariage de la carpe et du lapin, Duras, dépitée, jura, mais un peu tard, que « les gens de la pub ne savent pas ce qu’est le silence ». Peut-être est-ce au moins ça un auteur, un qui sait ce qu’est le silence… Le silence, ombre du doute, de la mort, de la gratuité, du trop vide ou du trop dense, négatif insupportable pour tous les remplisseurs d’espaces.
La promotion de l’auteur de film dans les années 60, parallèlement à l’essor du nouveau roman, est décrite ainsi par Jeanne-Marie Clerc dans « Littérature et cinéma » (Nathan) : « Plus que le pouvoir révélateur de l’image, porte ouverte sur l’inconscient, le rêve ou les aspects insoupçonnés du monde, plus que son caractère analogique, caution d’authenticité de la représentation, compteront désormais ses qualités “arbitraires” , enracinés dans le libre-arbitre d’un auteur qui manifeste ainsi son style. […] La mise en scène devient première comme expérience d’une individualité, et le primat du référent extérieur s’efface derrière celui du créateur. […] Ce qui importe désormais, c’est la recherche d’une écriture. » Le style l’emporte sur le genre, l’écriture (terme paradoxal pour un film) sur le scénario (l’intrigue). Les Cahiers admirent « la tension des rythmes et des regards, […] la rigoureuse organisation interne qui inscrit l’auteur et son regard au cœur même du film au point que son image virtuelle l’emporte sur le contenu réaliste des images visibles. »
Encore faut-il que cette « écriture » personnelle ne soit ni un narcissisme « primaire », ni un simple effet de style, mais qu’elle soit en prise sur les courants profonds du monde contemporain, de ses bonheurs et de ses malaises. Notamment qu’elle déjoue les fausses évidences spectaculaires en remettant en jeu les relations entre film et spectateur, entre fiction, réalité et vraisemblance, entre acteurs, personnages et filmeur. Même si la narration cède, dans les années 60, à une certaine déconstruction moderne, la mise en question-mise en scène de relations nouvelles du regard aux objets, du sujet de l’énonciation aux personnages, de la description aux dialogues, implique tout de même le choix de moments significatifs (sinon d’une histoire), de lieux et de protagonistes (même apparemment insignifiants ou indéterminés), du ton et de l’atmosphère (sinon d’une intrigue). Même si la forme prime, elle est la forme de son contenu, la forme d’un monde pas seulement imaginaire. C’est pourquoi on ne saurait souscrire à la dichotomie que suppose cette critique de Marcabru : « Ce n’est pas le sujet mais les réflexions de Bresson sur ce sujet qui nous touchent. » Les réflexions de Bresson nous touchent, au contraire, parce qu’elles s’expriment non pas « sur » mais à travers son sujet, et son génie tient à la manière originale dont il le traite pour en faire non seulement « son » sujet mais que ça nous regarde.
Une révolution, esthétique comme politique, ce n’est pas un simple changement de programme, de contenu, mais une transformation des formes de vue (art, science, philosophie) ou de vie en commun (mœurs, éthique, politique). Réciproquement, les « nécessaires » transformations esthétiques (reconnues généralement comme « nécessaires » après coup) sont bel et bien appelées par des manques ou des dysfonctionnements du monde éthique ou politique. Pas plus qu’il n’y a de révolution du contenu seul (en ce cas il s’agit de réforme), il n’y a de révolution purement formelle, du sujet seul. Une nouvelle manière de voir l’état des choses ou la capacité d’envisager un nouvel état de choses, provient d’un certain déséquilibre du monde, de la relation sujet/monde, que le sujet « auteur » peut plus ou moins anticiper ou accuser. Hiroshima mon amour est la réponse formellement juste et bouleversante à la question de fond contemporaine: comment parler et vivre et aimer encore ce monde après Hiroshima ? Les auteurs sont ceux qui déplacent les limites entre réel et fiction en représentant de nouveaux possibles ou en rendant explicitement insupportable ce qu’il n’est plus possible d’admettre !
L’auteur documentaire
Alexandre Astrue annonçait à l’orée des années 60 : « L’expression de la pensée est devenue le problème fondamental du cinéma. » Godard et Marker, Wiseman et Kramer, Moretti, Farocki, Kiarostami… divers « auteurs » ont tenu ce pari chacun à sa façon. Daney et Deleuze, parmi d’autres critiques, en ont élucidé la donne et les formes. Relativement à ce problème fondamental, le documentariste occupe une place particulière, dans la mesure où sa tâche est d’exprimer non pas seulement sa propre pensée ou vision du monde, mais celle des autres, qu’il s’agisse de gens du commun dont la pensée s’avère n’être pas si commune, de témoins historiques, de maîtres du pouvoir ou de chercheurs de savoirs. Dit autrement, le documentariste élabore une réflexion sur le monde avec ou à travers les réflexions des autres, les images des autres et à travers le miroir des institutions qui les lient à nous ou nous en séparent. Le regard documentaire peut être formellement très personnel, mais matériellement (dans son matériau de base par définition) il dépend de ce que voient, ont vu, croient voir ou sont supposés voir d’autres regards qui viennent faire face au regard de la caméra. Voilà qui exige de la modestie : je ne suis pas l’auteur des pensées ou des images des autres, ces autres ne sont pas des acteurs à ma solde, je dois comprendre et scénariser leurs histoires. Mais il y faut de l’ambition : comment traduire les visions ou images des autres sans les trahir ni me trahir ? Question de rigueur, de cohérence, de style, d’auteur donc. Ces visions et visées des autres sont autonomes mais elles se voient liées, reprises, réorientées par et dans le travail de mon film. On pourrait dire de l’auteur documentaire ce que la critique constructiviste dit de l’objectivité en science. « La construction de l’objectivité n’a rien d’objectif ; l’objectivité n’est garantie au départ par aucune méthode ; elle est le résultat du processus quand il marche. » De même l’auteur ne saurait être supposé au départ, coûte que coûte, mais il peut se voir à l’arrivée, comme résultat de l’interférence réussie entre film et réel : entre les réalités que le film cadre et découpe, et la vérité montée qu’il en produit, une vérité qui n’est pas unique mais pas arbitraire. Cette vérité proviendra de l’adéquation, de la bonne intelligence pourrait-on dire, entre la forme finale du film et les événements que le film relit et relie. C’est cette cohérence qui nous fera dire que le sujet a trouvé son style.
Le travail de « l’auteur documentaire », par rapport aux clichés
du cinéma commercial ou de l’info TV, pourrait s’énoncer à la façon d’Adorno dans Minima moralia : « Les concepts de “subjectif” et d’“objectif” se sont en l’occurrence complètement inversés. Ce qu’ils appellent “objectif” , c’est le jour incontesté sous lequel apparaissent les choses, leur empreinte prise telle quelle et non remise en question, la façade des faits classifiés : en somme, ce qui est subjectif. Et ce qu’ils nomment “subjectif”, c’est ce qui déjoue les apparences, s’engage dans une expérience spécifique de la chose, se débarrasse des idées reçues la concernant et préfère la relation à l’objet lui-même au lieu de s’en tenir à l’avis de la majorité, de ceux qui ne regardent même pas et a fortiori ne pensent pas ledit objet : en somme l’objectif. » C’est de cette exigence renversante et banale que sourd l’original. Et l’œuvre originale c’est celle qui, plus que les autres paradoxalement, touche au fond commun. Ce qui fait l’auteur, ce n’est pas le plus que parfait du subjectif, c’est d’être à la hauteur de cet objectif.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 31, 1er trimestre 1999)