Simone Vannier
La chose a commencé insidieusement, il y a une quinzaine d’années : brusquement les annonces des programmes des documentaires sur les chaînes de télévision négligèrent de mentionner le nom du réalisateur, n’accordant d’importance qu’au sujet du film. Cet « oubli » systématique du signataire dans la publicité précédant la diffusion était l’indice d’une nouvelle politique discrètement mise en place : la chasse à l’auteur.
Par essence, un auteur est dérangeant, puisque choisissant la matière de son film, il en choisit aussi le traitement et le contenu et prend ainsi des partis difficiles à contrôler et rarement en accord avec la volonté des responsables de chaînes, eux-mêmes soumis à des hiérarchies, assujettis à des grilles, des quotas, des pourcentages d’audience, que sais-je ? Offrir à l’autre une liberté qu’on ne possède pas est sensément surhumain et exigerait une générosité peu commune. Quasiment introuvable.
Et quand cet auteur, incontrôlable, est contraint d’accepter un film de commande, que se passe-t-il ? S’il est authentique, il utilise son talent à détourner la commande pour exprimer un point de vue de cinéaste et non pas la vision exhaustive qu’on attend de lui. Autrement dit, il donnera du réel sa propre représentation et non un banal effet de miroir.
Forte de cette constatation, la télévision — tous régimes politiques confondus, à travers les décideurs successifs que les gouvernements ont mis en place — s’est ingéniée à remplacer les films par des magazines ou ce qu’on appelle maintenant des émissions et à en proposer la réalisation non plus à des cinéastes, mais à des journalistes soucieux avant tout — par formation — de communiquer, d’informer, de présenter une bonne synthèse du sujet qu’on leur confie. C’est ainsi que nous avons vu naître la stupide manie de donner tour à tour la parole à celui qui est « de gauche » , puis celui qui est « de droite » , celui qui est « pour » et celui qui est « contre », celui qui est « blanc » et celui qui est « noir », etc., au nom de la sacro-sainte objectivité — puisque la subjectivité est dangereuse, irrecevable — et la non moins stupide habitude de « tout couvrir » selon le jargon professionnel, c’est-à-dire ne rien omettre d’un pays, d’une situation, d’un personnage. Laborieuse obsession dont le résultat est à l’inverse de tout effleurer et de ne rien montrer, de ne rien dire et d’aboutir à une uniformité qui éloigne tout public un peu exigeant du petit écran.
Bien entendu, les réalisateurs furent progressivement mis au pas et, outre l’obligation de se conformer aux durées standard de 52 et 26 minutes, en accord avec les critères de vente internationaux du documentaire, durent entrer dans cette logique de transmission du savoir. Peut-on résister à l’intérieur de contingences aussi lourdes et continuer à faire de vrais films ? Certains s’y attellent avec succès et font ainsi preuve d’un véritable tempérament d’auteur. C’est ainsi que la collection « Un siècle d’écrivains » de Bernard Rapp, en dépit d’un cahier des charges assez infernal, réserve de temps à autre la surprise d’un bijou qui échappe par l’invention à la fatale veine biographique. Tel le Pavese d’Alain Bergala, pour n’en citer qu’un. Les plus audacieux, fuyant les normes, passent au format long métrage pour retrouver là une plus grande liberté et la possibilité, à plus ou moins long terme, d’une diffusion dans les salles de cinéma.
Il faut une énergie, une pugnacité, une détermination peu communes — autrement dit, la nécessité absolue de filmer qui caractérise un auteur — pour accéder à ce statut. Il faut aussi du savoir-faire, une reconnaissance de la profession, bref une crédibilité pour que l’aventure d’un budget important soit engagée dans un documentaire. Donc, très peu d’élus.
Et pourtant, ces quelques cinéastes talentueux, émergeant du handicap télévisuel, sont souvent l’objet d’attaques. Attaques qui ne sont pas le fait de la télévision — pour elle la cause est entendue et les exceptions confirment la règle — mais qui émanent du territoire même du documentaire. Ces critiques prennent le tour de dépasser le stade de la réaction d’humeur pour devenir un mode de pensée — il est « de bon ton » de s’insurger contre l’auteurisme, et déjà des théories s’élaborent, c’est pourquoi il me paraît opportun de défendre ce qu’il est convenu d’appeler « la politique d’auteur ».
On stigmatise la vague « auteuriste » de la production française, lui opposant le modèle anglo-saxon, qui aborde le réel avec plus d’humilité et de distance. On accuse l’école française de manquer de rigueur. L’idéal étant que l’auteur se fasse oublier. Subjectivisme imputé à tort à la France : la moisson annuelle du festival du « Cinéma du Réel » démontre que la tendance du « retour sur soi » est internationale. Doit-elle nous rendre suspects les documentaires à la première personne ? Au contraire, cette forme de chronique intime — face à la mort, face à la maladie — renouvelle le genre par la liberté cinématographique, qu’elle autorise. Des films tels que La pudeur et l’Impudeur d’Hervé Guibert, Journal intime de Nani Moretti, Demain et encore demain de Dominique Cabrera et plus récemment Hiver de Michèle Gard en sont des preuves éclatantes.
Le cinéaste souvent opposé à ce « narcissisme » est l’américain Fred Wiseman et la volontaire neutralité dont il se réclame. En effet, le réalisateur affirme volontiers dans les débats auxquels il accepte de participer qu’il ne prépare pas ou peu ses films, se bornant à repérer les lieux et à s’assurer l’accord des responsables de l’institution qu’il va filmer et que par conséquent, il n’a, sur la réalité dont il va rendre compte, aucun point de vue antérieur au montage, moment où le film se construit et où tout prend sens par le simple jeu des juxtapositions de situations.
Ce déni d’intention ne change rien à l’affaire car il est évident que la subjectivité de l’auteur s’est exercée en amont, dans la résolution ambitieuse de consacrer le travail cinématographique de toute une vie à la description de la société américaine au crible de ses institutions, dans la systématisation d’un dispositif de tournage, dans la forme de narration adoptée au montage.
Il n’est pas anodin de rappeler que Fred Wiseman fut au début de sa carrière professeur de droit et qu’il exerce grâce à ce procédé une réflexion en accord avec son tempérament.
Du reste, cette soi-disant absence d’engagement est démentie par l’œuvre dans son entier. Qu’est-ce qui fait courir Fred Wiseman d’institution en institution, sinon un besoin profond de témoigner sur les dysfonctionnements de son pays ? Et nous ne pouvons que nous en réjouir, puisque ce désir qui le taraude a produit les chefs-d’œuvre que sont Titicut Follies et The Store, et pourquoi faire une querelle d’écoles, là où il n’y a qu’effet de style ?
Le reproche le plus fréquent fait aux documentaires français, lié à la « complaisance » de leurs auteurs, reproche inspiré par l’idée que le genre documentaire implique le devoir citoyen de rendre compte, est de n’offrir qu’une vision incomplète, fragmentaire de la société. Toujours ce concept, d’inspiration universitaire, qu’un sujet doit être analysé dans sa globalité, et nous avons vu les ravages qu’un tel concept a pu faire à la télévision.
Deux films particulièrement visés sont Coûte que coûte de Claire Simon et Une poste à la Courneuve de Dominique Cabrera. En effet, les deux cinéastes ont l’une et l’autre circonscrit l’action à un seul lieu, « la scène » pour l’une les locaux d’une petite entreprise, pour l’autre le bureau de poste de la Courneuve, et n’en sont pratiquement pas sorties. C’est précisément ce qui donne tant de force à leurs films et ce qui irrite leurs détracteurs, car, disent-ils, qu’apprend-on sur l’origine profonde de ces drames qui se déroulent sous nos yeux ? Que sait-on de la situation sociale des personnages ? Telles sont les questions posées avec insistance. La réponse est qu’un film n’est ni un inventaire des erreurs, ni un dossier, mais une représentation du réel construite par l’auteur où l’imaginaire et l’inconscient ont leur part.
Le talent des réalisatrices réside dans la relation juste établie avec les personnages qui nous permet de comprendre parfaitement qui ils sont, d’imaginer ce qu’ils vivent ailleurs que sur la « scène » sans la nécessité de décrire en détail leur vie quotidienne et de les suivre hors de leur travail ou hors de la poste. Un développement sur le malaise économique responsable des difficultés d’une P.M.E. ou du chômage en grande banlieue est inutile. Par exemple, les quelques mots échangés par une jeune femme brune avec sa petite fille, devant le guichet du bureau de poste, nous en disent long sur sa solitude, son insécurité, son impuissance face au père qui se dérobe, et nous devinons le HLM sordide où elle vit, sans avoir besoin de le voir. De même, la connivence entretenue avec l’un des postiers révèle l’importance de la permanence du service public auprès d’une population marginalisée qui n’a plus de repères.
Il me semble au contraire que ce type de film, qui considère avec attention un fragment de la réalité sociale, est plus riche d’enseignements qu’un documentaire traitant le problème dans son entier. D’instinct et avec des procédés très différents, les deux cinéastes ont choisi ce qui risquait de les faire toucher à une plus grande authenticité, et les spectateurs des salles de cinéma ne s’y trompent pas, reconnaissant là une vérité à laquelle ils adhèrent.
Le même genre de reproches est fait au film de Denis Gheerbrant La vie est immense et pleine de dangers — qui a le tort de ne pas montrer la vie de l’hôpital et de focaliser l’intérêt sur un seul enfant qui sera sauvé — et au Convoi de Patrice Chagnard — qui se borne à décrire la saga de quatre chauffeurs lancés sur les routes du Caucase sans poser la problématique de l’humanitaire dans son ensemble. De même, Raymond Depardon dans Afrique, comment ça va avec la douleur ? n’aurait pas dû filmer ce continent à l’aune du souvenir initiatique de ses premiers voyages mais en faire une analyse politique.
Y aurait-il un « patron » du documentaire idéal qu’il faudrait absolument respecter ? Et que devient la liberté d’expression dans cette idée du « politiquement correct » répondant à je ne sais quel diktat qui, s’il n’était pas observé, rendrait les réalisateurs coupables « d’auteurisme » ?
Je crois qu’il est inutile de souligner à quelle médiocrité conduit cette notion du « politiquement correct » hérité des États-Unis et dont un certain journalisme a cru bon de s’emparer.
Plus sérieusement, c’est la question du contenu idéologique du documentaire qui est posée et de sa finalité. Doit-il impérativement avoir une visée politique et par conséquent proposer une synthèse de la réalité qu’il filme ? Vouloir appliquer de telles méthodes au cinéma serait pure folie dogmatique. Il n’est qu’à interroger les archives du cinéma militant pour vérifier combien il résiste difficilement à la loi d’efficacité qui l’inspire. Des films collectifs nés des luttes de 1968 nous reste le souvenir d’un manichéisme, d’une simplification, liés à leur fonction de propagande. Œuvres de terrain, œuvres de démonstration, outils de combats, nécessaires et courageux, mais certainement pas des films. Résistent à cet écueil les documentaires qui relatent des grands mouvements populaires tels que Kashima Paradise de Yann Le Masson, La bataille du Chili de Patricio Guzman, Harlan County de Barbara Kopple, où des cinéastes inspirés témoignent de la ferveur d’une lutte et de sa nécessité historique. Autre exception, La reprise des usines Wonder, constat d’une révolte, que la force d’un plan séquence fait émerger. Échappent aussi les œuvres de Chris Marker qu’un commentaire très écrit, engagé, et un montage élaboré, préservent du vieillissement. Et, peut-être, les essais cinématographiques de Guy Debord, illustration originale d’une pensée visionnaire.
Pour résumer, ce faux procès fait aux cinéastes français de réaliser des films trop personnels, trop subjectifs, est pour moi pure hérésie. Je ne vois pas pourquoi on refuserait au cinéma ce qu’on accorde à la littérature.
Les partisans du modèle américain rétorqueront qu’à la différence de la littérature, le cinéma est un travail d’équipe. Les grandes fictions hollywoodiennes devaient beaucoup en effet à l’intervention autoritaire des producteurs, à la participation d’une nuée de scénaristes, décorateurs, costumiers, monteurs, compositeurs. Le documentaire de qualité s’apparente lui, à l’essai, par la solitude du cinéaste, par sa responsabilité face au producteur qui lui fait confiance, et par le dialogue qu’il instaure avec le public. Il obéit à une autre logique — celle, entre autres, d’une équipe réduite — pour laisser place au hasard, à l’improvisation et à la spontanéité des personnages.
Une œuvre réussie est une mystérieuse alchimie entre le désir, la nécessité intime d’un auteur et la complicité de quelques techniciens attentifs à percevoir ses interrogations et à traduire sa pensée. Cette magie — rare — qui fait que de la première à la dernière image nous sommes pris par la main et engagés dans un univers qui nous donne à voir le réel — différemment.
L’expérience, partagée, peut être psychologique, sociologique, politique, voire métaphysique. Le dernier film de Jean-Daniel Pollet, Dieu sait quoi, en est une parfaite illustration puisque, inspiré par l’œuvre poétique de Francis Ponge, le cinéaste nous emporte dans le vertige d’une méditation cosmique.
Le documentaire joue un rôle citoyen en nous proposant différentes visions du monde qui sont des ferments pour notre réflexion — des ferments et non des notices d’emploi. Plus il est signé, plus il nous ouvre de perspectives sur nous-mêmes. Plus il est atypique — éloigné de tout académisme informatif — plus il a de chance de réveiller nos consciences. À cet égard, le film de Daniele Incalcaterra, Terra d’Avellaneda, atteint une parfaite justesse sur un sujet politique parce que nourri de la propre histoire du réalisateur.
Une œuvre digne de ce nom agit en creux, dans les marges, dans ses béances, a contrario d’un didactisme quelconque, par la puissance de l’inconscient qui l’a créée.
Messieurs les censeurs, ne cédons pas au travers bien gaulois d’admirer chez le voisin des richesses que nous ne possédons pas.
Ne convoitons pas le système américain où le talent n’est légitimé que s’il est rentable et censuré au premier échec : un système qui a réduit au silence des génies tels que Josef von Sternberg ou Orson Welles.
N’imitons pas les nouvelles pratiques de la télévision anglaise où un directeur de collection de la BBC juge inutile de mentionner le nom du réalisateur aux génériques des films qu’il produit, sans doute pour en revendiquer seul la paternité.
Soyons clairs, il ne s’agit pas de faire du cinéaste un génie intouchable, mais de reconnaître en toute honnêteté l’engagement, la prise de risque qu’implique la réalisation d’un film, et de saluer le résultat quand il le mérite.
Face à la « starisation » des présentateurs de télévision — dont la plupart n’ont qu’un simple talent d’acteur — combien de documentaristes sont-ils connus du grand public ? Pourquoi, en occultant leur signature, les priver d’une notoriété qui sert la cause du documentaire ?
Que gagnerions-nous à nier la part de l’auteur, riche de sa subjectivité, de son imaginaire, à la réduire à une prestation technique ? Nous ne ferions qu’accélérer l’appauvrissement et la standardisation qui déjà menacent la production documentaire, sous l’emprise de la télévision.
Le documentaire français est bien vivant grâce à une brochette de talents que nous devons encourager au lieu de nous livrer à une chasse aux sorcières stérile. Nous pouvons à juste titre nous enorgueillir d’être le pays où la défense de l’auteur s’exerce le mieux : exception culturelle que les artistes du monde entier nous envient et que nous devons à tout prix protéger.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 39, 1er trimestre 1999)