Débat avec Abraham Ségal
Propos avant la projection
Abraham Ségal : Je suis très heureux de vous voir là et de revoir avec vous Enquête sur Abraham qui a été réalisé entre 1993 et 1996. C’était une longue aventure. Simultanément, j’ai travaillé à un livre sur le même thème.
Une des principales questions du film est celle du sacrifice — ou du non-sacrifice — du fils. Au moment de la première Intifada où des enfants palestiniens se sacrifiaient ou étaient sacrifiés, toutes les traditions autour du sacrifice sont revenues au premier plan. Mais la question au cœur de mon travail était la question du père et de l’héritage du père. Est-ce que le fait que les juifs et les musulmans aient un père commun les rapproche, les éloigne ou les sépare ? Cette question du dénominateur commun et le fait qu’on se bagarre, qu’on s’entretue autour de son héritage, est une question compliquée et difficile qui met le personnage du père dans une posture ambiguë.
Ce film a été coproduit par la France, un producteur israélien et la télévision palestinienne. Cette conjonction-là était pour moi, symboliquement, très importante.
Débat après la projection.
AS : Je me rends compte, en revoyant le film, qu’il y a beaucoup de monde, un peu trop peut-être, un peu trop de choses… C’est vrai que ça a pris beaucoup de temps. Plusieurs années. Pendant ces années-là j’ai rencontré beaucoup de gens et comme je trouvais leurs propos intéressants, j’avais plein de questions à leur poser…
Intervention dans le public 1 : Deux choses à dire, une qui se rapporte à la question religieuse et l’autre à la question politique. Sur le versant religieux, j’ai entendu beaucoup de points de vue exprimés dans le film. Il y a une notion qui est primordiale pour moi et qui a été complètement absente, c’est la notion d’espérance. Je crois que la foi intransigeante de Yeshayahou Leibovitz, que je partage en grande partie, s’arrête devant cela justement. Et je crois que si on nous enseignait : « Ne tente pas Dieu », alors il faut aussi croire que Dieu ne te tentera pas au-delà de tes forces. Et dans sa foi profonde, dans son subconscient, je suis sûr qu’Abraham se rend compte que Dieu ne le tenterait pas au-delà de ses forces. Cela n’est jamais arrivé. Si Dieu nous tentait au-delà de nos forces, nous ne serions pas ses créatures, il ne serait pas Dieu. Ça, c’est le point de vue religieux.
Sur la question politique, je suis de plus en plus convaincu qu’il est essentiel d’extra-territorialiser complètement les lieux saints contestés, avant tout ceux de Jérusalem et d’Hébron qui doivent échapper absolument à toute notion de souveraineté politique. Autrement, on ne s’en sortira pas. Il faut que ce soit des monuments qui ne soient même pas habités, mais des lieux hors souveraineté politique.
AS : Sur la question de l’espérance religieuse, moi qui ne partage pas la foi de Leibovitz puisque je suis athée, j’ai certains espoirs. Mais ces espoirs ne sont pas de l’ordre de l’espérance, qui est un concept religieux chrétien. Il s’agit plutôt d’un espoir humain ou politique, mais celui-ci n’a pas cours aujourd’hui. Aujourd’hui je n’ai pas beaucoup d’espoir, mais hier ou avant hier, oui, et peut-être demain…
Sur la question du territoire, il me semble que les choses devraient pouvoir se régler politiquement. Si c’était le cas, la tension politique et religieuse baisserait et les choses s’arrangeraient mieux.
Ce qui était important pour moi, c’était de montrer dans le film combien les mythes alourdissent la situation politique. Ce n’est pas en sortant Jérusalem, Hébron ou d’autres lieux saints de toute appartenance territoriale et nationale qu’on va résoudre le problème. C’est peut-être une partie de la solution. Mais c’est aussi en montrant et en dénonçant le poids mythologique sur ces lieux. Je ne crois pas qu’on va convaincre du contraire les gens qui croient qu’Abraham se trouve là, sous la mosquée, etc. Ce n’est pas mon ambition. On peut quand même démontrer que toutes ces traditions sont sujettes à caution.
IP2 : Je me posais la question en voyant le film, autour du thème du sacrifice d’Abraham, du lien qu’on pourrait faire avec un autre thème extrêmement fort dans la religion juive et dans les autres traditions monothéistes, qui est le thème de l’élection, l’idée du peuple élu. Je suis un juif athée et cet été, pendant des mois, j’ai lu l’Ancien Testament, le Pentateuque. En lisant ces textes, j’ai été très frappé qu’on ait un Dieu à double visage. Tantôt le peuple juif lui obéit et là, dans le sacrifice d’Abraham, c’est l’obéissance la plus extraordinaire. Et quand le peuple juif obéit à Dieu, il a tous les droits. Il a droit à la terre. Et Dieu lui-même chasse tous ses ennemis, il les écrase, il les massacre. Il donne à Israël la terre et tous ses fruits.
Et puis, à d’autres moments, le peuple juif n’obéit plus à Dieu. Il trahit son espérance, il ne fait pas ses sacrifices, il obéit à d’autres dieux, et là Dieu le punit terriblement. Il l’exile, le massacre, le fait massacrer même par des non-juifs, des non-croyants. Dieu lui-même se sert de peuples barbares pour massacrer son propre peuple.
Ma question est sur le lien entre ce mythe primitif du sacrifice d’Abraham et la question de l’élection, qui est d’une criante actualité, il me semble, sur le territoire d’Israël et de Palestine.
AS : Je pense que la chose est présente dans le film. La question a été posée par l’enquêteur en voix off : faut-il se sacrifier pour être élu ? C’est évident, vous avez raison de poser la question : élection et sacrifice sont les deux faces de la même figure. Si les juifs considèrent (et les chrétiens aussi), que c’est Isaac le fils sacrifié, c’est que celui qui est destiné au sacrifice est le fils aimé, donc élu, etc. Et si les musulmans ont fini par choisir Ismaël — ce n’était pas évident au début, car la tradition s’est établie après les premières générations de l’Islam -, c’est que Ismaël est ancêtre des Ismaélites, des Arabes, et que, étant sacrifié, c’est lui qui est élu etc., etc.
Il y a un lien très fort, mythique et traditionnel, entre élection et sacrifice et quand Shlomo Ghiora Shoham parle de Kiddush Hashem et de toute la tradition de la martyrologie juive, c’est qu’on est bien le peuple élu, c’est-à-dire le peuple qui est sacrifié et qui doit se sacrifier. C’est une première chose.
L’autre, c’est la question de ce que vous avez lu dans le Pentateuque. Quand les fils d’Israël obéissent à Dieu, ils sont récompensés; quand ils désobéissent, ils sont punis, même par des goys. C’est évident qu’il faut alors se poser la question : qui a écrit la Bible, à quelle période, dans quel objectif ? Spinoza déjà, au XVIIe siècle, a démontré que l’écriture de la Bible a été faite dans un certain but théologico-politique. Et après on a développé les intuitions et l’analyse de Spinoza pour écrire des commentaires historico-critiques de la Bible. Il s’agit d’examiner dans quel contexte elle a été écrite, et pourquoi. On a rédigé les choses de telle ou telle façon parce que les auteurs de ce texte voulaient prouver que, si Israël n’était pas fidèle à Dieu, il serait puni. Ça paraît évident, sauf à ceux qui croient que la Bible est la parole qui vient du Ciel. Le malheur arrive quand on cesse d’interpréter et lorsqu’il n’y a plus de discussions sur les interprétations.
IP1 : La volonté de suivre la parole de Dieu ou non correspond à une morale naturelle. Quand on applique les lois de la morale naturelle on est plus fort, on peut mieux résister à ses ennemis.
Quand on cède à la tentation de l’idolâtrie, le culte des fausses idoles, on se prive d’une force morale, ce qui nous livre à nos ennemis.
AS: Pouvez-vous expliquer ce qu’est pour vous la morale naturelle ?
IP1 : C’est le respect des dix commandements. Exactement. C’est le plus grand don que le peuple juif ait fait à l’humanité, lui donnant un premier code moral rendant l’existence entre êtres humains possible.
AS : Ce n’est pas ce que Spinoza entend par « loi naturelle » ou « éthique naturelle ». Ce que vous dites, c’est que la morale naturelle est la morale théologico-biblique. Mais, quand on lit la suite des dix commandements, le détail des réglementations bibliques, on n’est pas du tout dans la loi naturelle !
IP2 : Je me suis posé une question par rapport aux deux mille ans de diaspora du peuple juif: est-ce que ça a un lien avec la notion de sacrifice à cause de certaines fautes ? Je sais qu’il y a une frange des orthodoxes qui pensent que le retour n’est pas obligé parce que le peuple juif doit rester en exil pour expier toutes les fautes. Dans la mythologie, est-ce que le diaspora fait partie de ce sacrifice ?
AS : On l’a interprétée très souvent, selon les nécessités religieuses ou ethniques, comme une punition divine. Si on considère que la destruction du temple et le fait que les juifs ont été amenés en exil à Rome, comme une punition divine, alors l’exil fait partie de ces punitions-là. Seulement, comme ça a duré très longtemps, les juifs se sont installés dans l’exil, et sont même devenus français, russes, roumains, tout en restant juifs… plus ou moins. Cela fait qu’il y a une condition du judaïsme qui est d’être dans la diaspora. Ça ne veut pas dire qu’une partie du peuple n’est pas restée dans ce qui est considéré comme la terre d’Israël. Cette condition-là est très ancienne. Il y avait une diaspora juive considérable cinq cent ans avant Jésus-Christ, avec l’exil de Babylone. Et même avant, parce que quand les Assyriens ont détruit le royaume du Nord, le royaume d’Israël (vous savez qu’il y avait le royaume de Juda et le royaume d’Israël, la terre était partagée), il y avait déjà une diaspora juive. Il y avait une diaspora juive très importante à Babylone, et une diaspora juive en Égypte qui n’ont jamais cessé. Le judaïsme, contrairement aux idées reçues et certaines mythologies, est multipolaire depuis très longtemps. Bien sûr, pendant quelque temps, à l’époque du Temple, on devait se reférer au Temple.
Quand le Temple n’existait plus, on a bâti d’autres « temples ». Par exemple la Torah, ou des synagogues qui rappellent l’histoire vraie ou inventée du « peuple juif ». Il y en a qui rêvent de construire le troisième Temple, et pour cela détruire les mosquées qui se trouvent sur le Mont du Temple. Ce sont des fous excités, comme le groupe des « Fidèles du Temple »…
IP4 : Une question qui vient de ces considérations. On semble oublier aujourd’hui que le problème n’est plus là. Il y a une autre diaspora qui est celle des Palestiniens. Est-ce que, a posteriori et à la lumière de la tragédie que l’on voit sous nos yeux aujourd’hui, il y a des choses que tu regrettes de ne pas avoir montrées, ou des gens que tu regrettes soit d’avoir montrés un peu trop, et d’autres pas assez ?
AS : Aujourd’hui, je pense que le problème n’est plus exactement le même qu’au moment du tournage du film. La question de la tragédie palestinienne est une question bien plus importante que cela m’a paru à ce moment-là.
C’était le moment des illusions d’Oslo. On se disait que peut-être demain il y aurait la possibilité d’un État palestinien. Je ne dis pas que cette possibilité n’existe pas aujourd’hui, mais on est loin des illusions qu’on pouvait avoir en 1994, malgré le massacre dans la mosquée d’Hébron par Baruch Goldstein.
Sur un tel sujet, je ferais sans doute le film différemment aujourd’hui. On prend toujours un risque avec un film documentaire qui est situé à une certaine période de la vie et de la politique, quand on le montre quelques années plus tard, parce que des choses ont bougé. Mais d’autres demeurent.
La question des réfugiés est abordée par Elias Sanbar, mais Elias Sanbar était à l’époque optimiste. Il l’est moins aujourd’hui. Il était optimiste, et il disait qu’il fallait prendre en compte les réfugiés. Il était responsable de la délégation palestinienne à la Conférence de Madrid sur la question des réfugiés. Il pensait que c’était une chose qui pourrait se régler. Or on a vu que cette question est terriblement difficile à aborder, et encore plus à régler.
IP5 : C’est l’histoire d’une région que j’ignorais. Il faudrait montrer ce film dans toutes les écoles. Moi je suis d’Afrique. Pour nous, l’histoire de cette région commence en 1948, avec la déportation palestinienne. Moi je ne sais pas comment ces deux peuples ont vécu avant l’arrivée des colons, les Européens.
AS : Bien sûr, l’occupation à caractère colonial de la Palestine par les Juifs a commencé avant 48. Elle a commencé avec l’achat des terres et le projet sioniste, qui était à la fois un projet de libération nationale juive et de retour à quelque chose nommé « une nation sur une terre ». Or ces terres étaient habitées et non pas, comme disait le fameux slogan, « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».
. Elles étaient habitées par les Palestiniens. Et le projet sioniste à caractère colonial, tout en se proclamant « projet d’émancipation et de retour à une terre ancestrale » a créé tout le drame. Ce n’est pas uniquement un projet à caractère colonial, mais il a aussi un caractère colonial. Un de ceux qui ont dénoncé ce qu’est devenu ce projet-là est Yeshayahou Leibovitz qui se présente comme un sioniste.
Avant 1948, il y a eu des lieux en Palestine où ça se passait plutôt bien, d’autres avec des conflits. Il y a eu des moments de tension très grande et c’est vrai que la présence des Britanniques là-bas, plus l’immigration juive n’ont rien arrangé. Maintenant on le sait, la guerre dite d’indépendance des Juifs d’Israël, qui est pour les Palestiniens la Nakba, la catastrophe, n’est pas comme la mythologie sioniste l’a colporté, uniquement quelque chose qui a été imposé aux Juifs qui voulaient uniquement leur part dans cette histoire, partage que les Arabes ont refusé. Les nouveaux historiens israéliens ont bien démontré qu’il y avait le projet de vider le plus possible de terres de leurs occupants palestiniens pour qu’Israël soit le plus vaste possible. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de refus des pays arabes. Mais les Juifs qui deviendront les Israéliens, ont bien joué sur les contradictions, et ils ont bien poussé pour que les terres se vident le plus possible.
Même après 67, on le sait bien, et surtout à partir d’Oslo, il y a eu des moments où quelque chose était possible. Aujourd’hui ça parait terriblement bloqué, mais peut-être pas pour des générations… D’où le sens et l’importance d’un dialogue qui peut s’instaurer dans le cadre d’une manifestation comme celle-ci.
Deux mots par rapport à la possibilité de montrer le film dans des écoles.
C’est possible. Dans des collèges et des lycées, j’ai eu des discussions très intéressantes.
IP1 : J’ai un témoignage personnel. Au cours d’un voyage que j’ai fait en Israël, il y a un an et demi, j’ai pu faire la connaissance d’une personnalité remarquable qui s’appelle Abraham Havelio. C’est le descendant d’une vieille famille séfarade qui s’est installée dans le pays en 1265. J’ai rencontré dans sa maison plusieurs Palestiniens et il m’a dit qu’il n’y avait aucun problème de coexistence entre Juifs et Arabes musulmans pendant de longs siècles, et que ça avait commencé à se gâter avec l’arrivée massive des Juifs ashkénazes qui sont venus avec leurs complexes de supériorité et leur idéologie politique basée sur des valeurs qui n’étaient pas celles de la région.
C’était un choc de cultures, en quelque sorte.
IP5 : Vous oubliez de dire tout de même qu’à cette époque, les juifs étaient des dhimis, c’est-à-dire des citoyens de seconde classe qui avaient un impôt spécial à payer pour pouvoir vivre en terre d’Islam.
IP6 : J’ai été frappé par le fait que, dans le film, lorsqu’on parle des descendants d’Isaac, on dit que ce sont les Juifs. Par contre, pour Ismaël, on dit que ce sont les Arabes. Être Arabe n’est pas du tout être lié à une religion, c’est une ethnie, tandis que Juif c’est vraiment religieux.
AS : Voilà ce que c’est de faire un film d’une heure quarante et ne pas expliquer les choses ! Bien sûr, il y a une difficulté-là. Et vous la connaissez.
« Juif », c’est une appellation à la fois ethnique et religieuse. Et à chaque fois, on confond les choses. Aujourd’hui lorsqu’on écrit, on utilise un « j » bas de casse pour la religion et un « J » majuscule pour le peuple ou l’ethnie, mais c’est très peu de choses.
Pour la question des descendants: dire que les Juifs descendent d’Isaac ou que les Arabes descendent d’Ismaël, ce sont des constructions a posteriori.
Ce sont les fils qui se sont donnés un père, et non pas le père qui a engendré des fils. C’est comme ça que les choses se font. Maintenant, effectivement, dans l’imaginaire collectif, les Juifs en tant que peuple descendent d’Isaac et les Arabes en tant que peuple descendent d’Ismaël. Au début de l’Islam, on peut dire que tous les musulmans étaient de souche arabe. Il y a eu une sorte de récupération de l’antériorité de cet ancêtre Ismaël où les musulmans, avec la construction de la légende du sacrifice d’Ismaël par Abraham, de l’installation du fils répudié avec sa mère dans le Hédjaz, là où se trouve l’Arabie aujourd’hui. La légende autour de la Mecque rapporte tous les rites qui se font à la Mecque au moment du pèlerinage, à l’histoire d’Abraham, et à la geste d’Ismaël et Hagar bannis dans le désert. Donc toute la construction dans l’Islam de cette histoire autour de la Mecque est basée sur une interprétation d’un récit tel que les adeptes de Mahomet l’ont compris.
IP7 : J’ai été très intéressée par l’histoire des légendes qui tournent autour du patriarche Abraham. Toute une construction pour l’instrumentalisation du religieux, pour s’approprier une identité peut-être, une histoire sûrement et puis des territoires. Si on pousse au-delà, je pense à cette réaction qu’ont eue certaines personnes, à un certain moment, de contester la légitimité de la création d’Israël. En fait, la question que j’ai envie de poser c’est : quand votre film est passé en Israël, comment a-t-il été accueilli et comment vous a-t-on jugé en tant qu’ayant des origines juives.
AS : Le film a été vu en Israël seulement dans un festival de films. C’est un cadre un peu particulier, avec des débats et des tables rondes très intéressants. Il y avait une table ronde à Jérusalem avec un monsieur qui participait au panel, un historien plutôt bien à l’époque qui s’appelle Elie Barnavi. C’était avant qu’il ne devienne ambassadeur d’Israël en France. Le film est passé aussi à la télévision en Israël en compagnie de films d’autres hérétiques comme Simone Bitton et Michel Khleifi dans un cycle qui s’appelait Israël, vu d’ailleurs. Les échos que j’ai eus étaient des échos parfois critiques, mais pas forcément de refus. Heureusement des discussions, y compris sur des questions fondamentales, la Bible etc., ont lieu en Israël.
IP8 : L’histoire d’Abraham le patriarche est une légende, ce n’est pas fondé, avéré historiquement. Le film dit que, pour les archéologues, Abraham est une légende, un mythe. Mais est-ce que vous ne mettez pas en question un des fondements mêmes de l’État d’Israël ?
AS : Mais l’État d’Israël n’est pas fondé sur un mythe. Je reviens à une de mes préoccupations d’aujourd’hui qui est Spinoza. Il dit qu’on serait bien inspirés de séparer la théologie de la politique. C’est-à-dire, l’histoire qu’Abraham a vécu là, qu’il est passé là etc., c’est une chose. La volonté d’un peuple ou d’un groupe ou d’une tribu d’avoir une terre ou, aujourd’hui, d’avoir une existence nationale, c’est autre chose. Le problème vient quand on essaie de se donner des raisons théologiques pour une volonté politique.
Par exemple quand les colons occupent Hébron et disent : « Nous, on est chez nous, puisque Abraham a été ici. Il a acheté la terre pour enterrer Sarah et donc ça nous appartient depuis 4000 ans: Abraham a payé cette terre, ce sont nos terres. » C’est fonder une occupation coloniale sur une légende biblique !
IP8 : Si cette histoire était vraie, ce ne serait pas différent.
AS : Oui, mais là c’est évident qu’ils n’ont aucune légitimité. La Bible n’est pas un acte de propriété. Si les Juifs veulent s’installer de nouveau sur la côte méditerranéenne parce qu’ils estiment que c’est une terre liée à leur histoire, c’est une chose. Ils ne peuvent pas dire que cette terre leur appartient entièrement vu que c’est une construction mythique et théologique, et qu’il y a un autre peuple qui habite là. Cela ne veut pas dire, à mes yeux, qu’un État, une structure politique, qui s’appelle Israël, n’a pas lieu d’être. Ce qui n’a pas lieu d’être, à mon avis, c’est l’appellation paradoxale : « État juif démocratique ». Un État juif ne peut pas être un état démocratique puisque dans cet État, qui s’appelle l’État d’Israël, n’habitent pas seulement des Juifs. Ou bien on dit que l’État d’Israël veut être un état démocratique, auquel cas les Palestiniens d’Israël doivent avoir les mêmes droits et Israël doit cesser d’occuper la terre des autres. Dans ce cas il y a démocratie. Il ne peut pas y avoir une démocratie dont seuls les Juifs bénéficient. La démocratie doit être appliquée partout et pour tous. Donc un État ne peut pas être à la fois juif et démocratique, et opprimer les autres.
C’est ce que dit Leibovitz quand il s’exprime sur la question. Il faut choisir.
Débat en présence du réalisateur, Abraham Ségal ; 27 mars 2003.
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Enquête sur Abraham
1996 | Israël, France | 52’ | 16 mm
Réalisation : Abraham Ségal
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 63, Juin 2005)