Entretien avec Arthur MacCaig

Michèle Aillaud, Michelle Gales

Suite à la projection du film Euskadi, hors d’état aux jeudis de la Bande à Lumière à la FEMIS en décembre, nous avons voulu continuer notre discussion avec Arthur MacCaig, passionné de cinéma et de politique.

Tu as fait deux films importants sur l’Irlande du Nord. D’où est venue cette passion ?

Je suis américain d’origine irlandaise, mais il n’y avait pas de culture irlandaise particulière à la maison. Ensuite je me suis marié avec une irlandaise au début des années 70. Quand je suis sorti de l’IDHEC, j’avais déjà fait plusieurs voyages en Irlande, surtout en Irlande du Nord. C’était évident qu’il fallait que je fasse un film sur l’Irlande du Nord et sur la guerre. Le film que je voulais faire n’existait pas: les gens que je rencontrais, je ne les voyais ni dans les journaux, ni à la télévision, ni dans les films de fiction.

Comment as-tu monté le projet ?

Patriot Game est un film fait sans argent. La pellicule était prêtée, j’avais un coup de main de Louis Daquin, du matériel gratuit de chez Alga, et le concours de gens comme Olivier Schwob, Théo Robichet, Jean-Marc Pillas et Dominique Greussay, qui travaillaient en acceptant d’être payés plus tard, si jamais. La postprod. a été assurée par ISKRA. Cela a pris deux ans mais j’ai fait ce que je voulais faire, et donc un film qui affirme un point de vue très partisan. On m’avait dit « Ça ne va jamais marcher, ça ne va jamais se vendre parce qu’au lieu de parler du terrorisme, tu parles de lutte armée, au lieu de montrer des fanatiques, tu montres des êtres humains. » Mais ça a très bien marché. Le film a pu être amorti et les gens ont été payés très vite.

Quels étaient tes rapports avec les gens interviewés ?

Avec les gens sur place j’expliquais que je me sentais très proche du mouvement républicain et des gens dans la communauté nationaliste, puis j’ai expliqué ce que je voulais faire avec ce film. Mais pour établir un bon rapport avec des gens, il faut du temps. Avant le tournage j’ai passé beaucoup de temps parmi les gens pour choisir les témoins, établir la confiance. Patriot Game, c’était un an de préparation, un an de fabrication.

Nous, cinéastes indépendants, nous n’avons pas d’argent mais nous avons du temps, pour réfléchir, pour discuter avec les gens, et pour faire le montage.

C’est un peu notre contradiction parce que, tôt ou tard, on a besoin de l’argent de la télévision, mais on n’a pas besoin des contraintes de la télévision. S’ils avaient voulu financer Patriot Game, avec deux semaines de tournage et un mois de montage, même avec beaucoup d’argent, je n’aurais jamais pu le faire. Simplement pour chercher des archives, il a fallu du temps. J’ai passé deux semaines à la télévision Irlandaise à regarder, regarder, regarder… Heureusement ils étaient incroyablement sympathiques. C’est un film de 93 minutes dont 30 minutes d’archives.

Les images les plus violentes, les plus spectaculaires, c’étaient surtout des images de la télévision Irlandaise. Mais ces images seraient quasiment impossibles à tourner aujourd’hui. Parce qu’à ce moment-là, c’était le début des événements, et les Anglais étaient dépassés par la situation. Aujourd’hui, s’ils voient une équipe qui filme, ils ne frappent pas les gens, ou bien s’ils le font, ils contrôlent l’équipe et lui prennent leurs bobines.

Irish Ways était un traitement très différent du sujet. Comment as-tu changé la manière de traiter la question ?

Patriot Game était un film historique, didactique. Avec Irish Ways, je voulais m’approcher beaucoup plus des gens, des gens ordinaires qui étaient devenus extraordinaires à cause des circonstances. C’étaient des personnages nationalistes comme Brendan Hughes, Patricia McDaid, Paddy MacIntyre qui étaient tous républicains, et qui pouvaient alors parler à visage découvert, soit parce qu’ils avaient déjà fait leur temps de prison, soit parce qu’ils s’étaient évadés. C’était ça, montrer les visages de ces gens et faire sortir l’émotion de ce qu’était cette guerre…

Mais je crois que Patriot Game était plus fort. Là, j’ai fait exactement ce que je voulais. Par exemple, la séquence musicale dans le pub : simplement des images filmées sur le vif avec comme fond, la chanson des Dubliners Join the British Army. Dans le cadre d’une production normale, on n’aurait jamais laissé passer ça. C’était trop drôle, trop subversif.

Irish Ways était une production privée destinée à être vendue à la télé. La production était difficile. Il y avait une séquence sur les grévistes de la faim décédés. Un copain cinéaste indépendant anglais m’avait prêté quelques images de Margaret Thatcher dansant à un bal pour le Parti Conservateur pendant cette période. Moi, je voulais la faire danser sur les morts. C’était trop: refus net de la part du producteur. J’ai fait un compromis: j’ai gardé quelques images de Thatcher mais ce n’était pas du tout le même montage.

Un autre problème concernait la séquence avec la dame rendue aveugle par une balle en plastique. Je pense que nous l’avions traitée d’une façon très digne et en même temps, nous avons montré à quel degré de violence peut arriver parce que il s’agit de la guerre. La production ne voulait vraiment pas que cela passe dans le film, mais j’ai pu maintenir la séquence.

Et comment cela s’est passé pour tes films basques ?

C’est évident qu’il y a beaucoup de points communs. J’avais présenté Patriot Game dans un festival à Bilbao et ainsi découvert le pays Basque. C’était encore une autre réalité, un autre problème national en pleine Europe. Et là aussi il s’agissait de faire un film qui n’existait pas.

Mais là c’était beaucoup plus difficile. Il y avait des problèmes internes au mouvement basque, des conflits terribles, et les gens s’enfermaient donc beaucoup plus qu’en Irlande. En plus, je ne parlais pas la langue. Ceci dit, je crois ce type de film très important, et si c’est bien fait ça peut marcher y compris sur le plan économique. Je travaille toujours dans ce sens-là.

Peux-tu nous parler du travail sur le son auquel tu sembles accorder beaucoup d’importance ?

Je travaille souvent avec une monteuse, Dominique Greussay, avec laquelle je passe beaucoup de temps à chercher des sons, à les travailler, à préparer le mixage avec soin, non seulement la musique, mais toutes les petites choses qu’on peut faire ressortir. Ainsi dans Euskadi on a utilisé le bruit des bûcherons tout au long du film, la hache traverse l’air et frappe le bois comme un fusil. C’est comme un symbole sonore du problème basque : c’est tout ou rien, il n’y a pas de compromis. J’adore chercher ce genre de sons. Mais là aussi c’est une question de temps. On ne peut pas faire ça vite, il faut travailler les détails.

Est-ce qu’il y a d’autres sujets que tu voudrais traiter ?

Ça ne manque pas. J’aimerais bien voir quelqu’un traiter des démocraties occidentales. Qu’est-ce que cela veut dire, la « démocratie occidentale » ? 100 000 morts d’un côté, 100 de l’autre. Voilà ce que cela veut dire. J’ai vu et bien aimé les films de Paper Tiger. C’est quand même un autre monde par rapport à la représentation des médias.

Et tes rapports avec les producteurs ?

On parle de producteurs qui sont réticents sur les sujets politiques, sur les sujets qui soulèvent des controverses. Mais ce sont ces films documentaires qui marchent le mieux. Il paraît que même mon propre film continue à circuler encore douze ans après. Le film de De Antonio, Millhouse, fait en 1969 et quand Nixon était à son apogée et qui le descendait sans merci, est un film subversif et très drôle, qui a eu une carrière commerciale très importante en Amérique. Et il y a aussi Roger and me, peut-être pas très soigné sur le plan formel, mais un film drôle, qui dit des choses politiques importantes, et qui marche très fort. On peut critiquer le film, mais le type l’a fait tout seul.

Il existe des producteurs très professionnels comme Chris Walker qui voient ces choses. Souvent nous les réalisateurs ne sommes pas les plus doués pour trouver l’argent. Il faut la collaboration d’un producteur, un vrai, un producteur qui connaît son métier, qui y croit, et qui est capable de prendre des risques. Les mecs qui veulent faire un coup, ça ne m’intéresse pas.

Ta conception a-t-elle évolué sur la présentation d’un point de vue partisan ?

Chaque film a sa propre logique, on n’essaie pas de faire le même film chaque fois.

Pour moi j’ai un certain point de vue que je défends dans mes films et que je ne cache pas. Je n’ai pas la prétention d’être neutre sur le problème irlandais, par exemple je ne suis pas neutre, mais je crois que je suis objectif. C’est-à-dire dans le vrai sens du terme, aller à la racine d’un certain problème et trouver une certaine vérité, pour moi c’est objectif. Mais donner une minute aux soldats britanniques, une minute à l’I.R.A., c’est pas ça. Je crois que j’ai toujours la même façon de travailler, mais ça ne donne pas toujours le même film ni le même type de film.

Est-ce que tu vas trouver les images autour desquelles tu structures ton film ou bien est-ce que tu as une construction intellectuelle, un discours, que tu cherches à illustrer en images ?

Chaque fois quand je fais l’image pour un film, j’ai toujours le film dans la tête. Pour écrire des projets, je suis nul. Je ne sais pas comment écrire avant. Pour moi, je peux donner quelques idées, des indications. Mais dans ma tête, le film est là. Et donc c’est en fonction de cette inspiration que je filme, ce n’est pas un discours écrit. C’est en fonction de cette image mentale, sur place, face aux gens, qu’on tourne quelque chose et pas autre chose. Parce que de toute façon quand on fait un film, ça impose une discipline. En vidéo, on peut tourner beaucoup. Mais avec la pellicule, le nombre de bobines est limité, le labo coûte cher. J’essaie de ne pas beaucoup tourner.

Tu privilégies le contenu, plutôt que la forme ?

Ce qui est fondamental, c’est le contenu, ce que disent les gens les images, les témoignages, et mon propre point de vue. Mais après ça, la forme c’est pour avancer tout ça, c’est pour servir le contenu, faire passer les témoignages, c’est pour servir mon propre point de vue. Faire des exercices formels ne m’intéresse pas, mais j’essaie de travailler la forme. Il vaut mieux que le film soit bien fait pour le spectateur, parce que c’est une catastrophe si les gens s’ennuient. Les gens peuvent aimer, être d’accord ou pas, mais il faut pas que les gens s’ennuient.

Mais entre un beau son, une belle image, et un montage assez rythmé, est-ce que tu peux citer des films récents avec lesquels tu as été en sympathie quant au contenu, mais pour lesquels tu dirais que tu aurais pu les faire autrement.

Si c’est possible, c’est mieux d’avoir une bonne image, pas forcément une belle image, une bonne image, un bon son, mais en plus il faut qu’il y ait quelque chose sur le son et l’image. Parfois même si la qualité est mauvaise, s’il y a quelque chose de fort, elle peut dépasser tous les problèmes. Par exemple dans Irish Ways, j’ai trouvé un document sur Emma Groves d’une qualité très mauvaise, je ne sais pas combien de générations, mais ça a une force, une violence assez exemplaire. Ce sont des choses très rarement montrées. Face à certains documents, on oublie les problèmes techniques; ce ne sont plus des problèmes d’ailleurs. Sur mon dernier film, j’ai vu qu’il y avait des problèmes de son, ce n’est pas pour critiquer l’ingénieur du son, mais il y avait des problèmes de son que j’aurais pu corriger après coup en doublant le son en voix off, une fois le montage fait, parce qu’il y avait des images off. Là on aurait fait dire exactement la même chose, cela aurait été peut-être un artifice, mais le son aurait été mieux.

Mais si on pense aux films d’autres personnes, par exemple à tes remarques sur Roger and me, où tu critiquais la structure…

Non, c’était bien structuré, formellement bien construit autour du personnage du cinéaste, mais ni l’image ni le son n’étaient soigné. En même temps ça allait bien avec le type un peu bordélique, dans sa quête de rencontrer ce PDG. Non je disais que chaque film a sa propre logique, sa propre mécanique, ses propres conventions. J’imagine que c’était fait exprès. On voit dans le générique qu’il y avait quatre ou cinq cameramen. Forcément ce n’est pas la même facture à l’image.

Est-ce que parmi les films récents, tu as trouvé de bons films : quels sont tes critères d’un bon film ?

Je ne sais pas ce que tu veux comme réponse, mais à part le bien fait et le mal fait, ce qui m’intéresse le plus dans un documentaire c’est quelque chose de personnel qui s’exprime. Je crois que quand on travaille dans le documentaire, il y a un grand risque parce que l’argent vient de la télévision Il y a le risque d’être poussé à faire des produits homogènes. Ce qu’on consomme à la télé, c’est l’homogène, ce qui ne dérange pas les téléspectateurs. Quelle que soit la question traitée, j’aime une expression personnelle, quelque chose d’unique. On voit ce film et on comprend qui l’a fait. L’exemple de Roger and me est assez clair. L’identification entre la personne et le film est clairement annoncée. Il y a de bons films qui ne sont pas uniquement sur des grands sujets, la guerre ou des problèmes sociaux. Je pense aussi à Françoise Romand qui a fait un documentaire sur des enfants qui étaient échangés à leur naissance, Mix up, ou Méli Mélo. C’est très bien fait, très mis en scène, et en même temps très personnel.

Il y avait aussi un film anglais sur la même sujet.

Je crois que c’était sur exactement la même affaire, mais le film de Françoise était un travail tout à fait personnel.

Qu’est-ce que tu perçois comme étant personnel dans le film ?

La chaleur qu’elle sent pour les gens et aussi son sens d’humour. C’est ça qui m’intéresse le plus, et aussi des choses tout à fait subjectifs. Certains films te font des choses, d’autres films on oublie très vite. En règle général c’est ça. Je sais qu’elle a eu d’énormes difficultés pour faire le film, et puis A2 n’avait rien voulu en faire. Ils ont passé ça un après-midi, et Françoise a dû faire tout le travail de promotion, de presse tout seul, et puis c’était un succès au New York Film Festival. C’est dommage qu’il n’a pas eu plus d’ampleur ici en France. Ça c’est des mystères vraiment. Un documentaire drôle, original, très mis en scène, et qui sert bien les gens qui sont dans le film et en même temps qui est assez personnel.

Parlons-nous des débats après les films ?

Chaque fois que je peux présenter un film avec un débat je le fais. C’est un plaisir et, en même temps, dur. J’ai assisté à des débats suite aux films sur l’Irlande ou des gens qui n’étaient pas très a courant de la question ont été très fâchés. Il y a toujours une ou deux personnes qui sont en colère, véritablement, contre le film, contre la façon que ça présente les choses parce qu’ils ont des critères politiques. Les gens sont très en colère par la présentation de gens qu’ils considèrent comme terroristes. Ils ne peuvent pas l’accepter; ils n’acceptent non plus le fait que le film soit partisan, que je n’ai pas essayé de présenter deux perspectives. Je dis toujours : je suis cinéaste, mon point de vue c’est ça. On aime ou on n’aime pas, mais on peut discuter. J’espère que ça va faire réfléchir les gens. C’est mon point de vue et je n’ai aucune apologie à faire.

Et dans le débat de la Bande à Lumière, vous avez parlé forme ?

Oui, à propos du film sur l’Euskadi, je reconnais, les gens disent très souvent que le montage est très rigoureux, fort pendant les premiers trois quarts du film. Mais après, ça ne va pas. Et en même temps je sais pourquoi ça ne va pas. Parce que quand on voit les années de guerre civile et jusqu’à la mort de Franco, les choses sont claires, dramatiques, et après, la situation elle-même devient très confuse. Ce n’est plus simplement le conflit basque contre une dictature fasciste. C’est un problème national, contre Madrid, mais Madrid est maintenant plus ou moins démocratique. Les Basques s’entre-déchirent et ça devient très confus. C’est plus difficile à traiter en tant que cinéaste. C’est une critique qui ressort tout le temps, et dont je reconnais la justesse parce que j’avais beaucoup plus de mal à maîtriser la période depuis la mort de Franco, la transition démocratique, jusqu’au milieu des années 80. Quand j’ai revu le film récemment, je l’ai bien aimé. Mais je crois qu’aujourd’hui j’aurais axé le film plus sur les conflits et les tensions parmi les basques. C’est un aspect présent mais qui aurait pu être plus fort, parce qu’aujourd’hui, ça commence à prendre des proportions tragiques.

Pour conclure, pour toi, qu’est-ce qu’un bon documentaire ?

Il faut qu’une matière solide soit travaillé, qu’une émotion se dégage, et en même temps que le film fasse réfléchir le public.



Publiée dans Documentaires n°2 (page 15, Mars-avril 1991)