Autour du film Un grand bruit
Lucie Leszez
Guillaume Mazloum a réalisé Un grand bruit en 2017. Le film débute par le gros plan d’un livre que tiennent ouvert des mains dont la texture – plis, rides, couleurs – rencontre celle du papier et des caractères qui y sont inscrits. Au silence des premières secondes du plan succède une voix, celle de la personne filmée, qui lit un fragment de poème : « Maintenant que je pourrais me souvenir de la beauté, un vaste chantier s’est emparé de tout ce que le souvenir me réservait pour des jours de vertige »1. Le film se construit dans l’alternance lente d’images de fragments de corps, filmés en gros plan, avec des séquences de paysages composés notamment de bâtiments, de routes, de ponts, d’usines, de centrales nucléaires, et d’infrastructures pour l’aviation. D’un côté des images qui rendent visibles la texture de la peau ainsi que les mécanismes et les mouvements corporels à l’œuvre dans la lecture, dans lesquelles la texture des voix, les manières de lire des lecteurs donne une sensitivité aux textes. De l’autre côté des images de paysages industriels, de bâtiments modernes, d’infrastructures routières, toutes rendant compte d’une forme de démesure, d’une froideur et d’un certain gigantisme. Comment tisser une relation cinématographique entre ces deux pans sensibles du film sans passer par un commentaire didactique surplombant les images et expliquant ce qu’on est supposé y voir ? Comment filmer les prises de décisions liées à la gestion du nucléaire, des transports routiers et de marchandises, de la production industrielle, lorsque leurs structures sont invisibilisées, inaccessibles, ou encore, comme c’est le cas avec des entrepôts de stockage ou des data centers, lorsqu’elles s’avèrent visuellement banales ?
Comment est venue l’idée de mettre en opposition, dans Un grand bruit, des paysages industriels et des textes poétiques ?
Pour Un grand bruit, je suis parti d’un texte de Jaime Semprún, le fils de Jorge Semprún. Ce type faisait partie des post-situ dans les années 1980. Il a créé une maison d’édition dans la veine anti-industrielle, l’Encyclopédie des Nuisances 2. Dans son essai Défense et illustration de la novlangue française3, il raconte qu’il est difficile de remettre en cause un système sans critiquer radicalement son langage. De là est venue la première idée du film, qui était d’aller chercher ce qu’il y a de plus irrationnel dans le langage, ce qui est le plus diamétralement opposé au langage technique, au langage industriel, c’est-à-dire, de faire appel au langage poétique pour poser un regard critique sur le système automatisé, sur la débauche de rationalité qui traverse la société depuis plus d’un siècle. Cela faisait écho à un texte du Comité invisible 4, qui s’intéresse à la dimension structurelle du pouvoir, à la manière dont les grands moyens de communication, les autoroutes, les voies de trains, les aéroports, les usines, les palais de justice, toutes ces infrastructures sont oppressantes, représentent et exercent un pouvoir par leur organisation dans l’espace et par leur forme. La question qui m’intéressait, mais à laquelle je n’ai pas réussi à répondre, était de savoir comment ces infrastructures-là participent à la soumission des gens au pouvoir, inconsciemment. Les premiers textes sont arrivés à ce moment-là.
J’avais déjà commencé à chercher et à collecter de la poésie des années 1950 ; en particulier celle d’une bande de poètes de Saint-Germain-des-Prés qui gravitaient autour de Guy Levi Mano et qui possédait sa propre imprimerie. Ils éditaient eux-mêmes leurs textes. J’ai retrouvé des tirages d’époque à la librairie Tschann et d’autres fascicules sur internet, puis j’ai commencé à imaginer des plans, des sortes de pré-sentiments d’images. L’un des premiers était de filmer les grandes marées en Bretagne. Je voulais filmer la mer démontée, or les grandes marées de cette année-là furent parfaitement plates. Je n’ai pas fait un plan et j’ai atterri dans la zone industrielle de la ville de Brest.
De fait, ces endroits sont souvent entraperçus. On les traverse ou on passe à côté d’eux quand on emprunte l’autoroute ou une voie de train. À Brest, en zonant en voiture, j’ai découvert cette zone industrielle que j’ai regardée autrement que ce que je faisais jusqu’alors. De là est venue la deuxième idée du film: essayer de mettre en image ces lieux qui me font sentir que plus rien n’est possible, qui me donnent le sentiment d’être écrasé par des mégastructures. Je me suis alors donné la contrainte de filmer les paysages en plans fixes à hauteur d’homme. J’ai passé deux ans à filmer les zones industrielles françaises, Fos, la banlieue parisienne, la banlieue lyonnaise, Saint-Nazaire et d’autres, une vingtaine de centrales nucléaires aussi. Il y avait dans ces paysages quelque chose de fascinant et de terrifiant à la fois. Comment filmer une centrale nucléaire sans que ce soit juste beau, bizarre, impressionnant ? J’ai vite buté sur le fait qu’il est très difficile de rendre sensible, dans une image de cinéma, la sensation que j’ai encore du mal à définir, d’avoir envie de crever.
J’ai continué à lire de la poésie pendant toute cette période. Et plus rien d’autre. C’est la première fois que je faisais une telle expérience de lecteur. Le premier texte que j’ai mis dans le film est de Jacques Prevel 5; il est hyper beau ; c’est un arraché. André Laude aussi c’est magnifique, un écorché vif. C’est rare des textes comme ça, l’effet physique qu’ils procurent. Un de mes objectifs était de permettre à ces textes d’avoir le même effet dans le film qu’ils pouvaient avoir eu sur moi quand je les lisais. Arriver à ce que les textes fassent quelque chose au béton ; qu’ils arrivent à fracturer je ne sais quoi de l’image.
Dans ton film on entend les poèmes lus par Jacques Lampecinado et Frédérique Menant tandis qu’on voit des bouts de corps filmés en gros plan : une oreille, une bouche, des mains par exemple. Un sentiment d’étrangeté ressort de ces images, peut-être lié au fait, plutôt inhabituel, qu’on est très proche du corps: on voit, les rides, les pores de la peau, les veines, les grains de beauté. Qu’est-ce qui t’a conduit à te concentrer sur la texture des peaux, sur cette matière organique des corps en train de lire ?
L’idée était de ne pas utiliser une voix off mais de filmer des lectures. Comme je voulais favoriser l’écoute, j’ai choisi de filmer des plans fixes. Pour chaque poème lu, un morceau de corps est filmé en son synchrone. Quand on voit l’oreille, c’est l’oreille qui dit. Cela faisait quelque temps que j’avais envie de découper des visages en gros plan, de les morceler. J’avais en tête une phrase parue dans le no 2 de la revue Tiqqun 6, qui parle de la figure de l’être fracturé, de la « fêlure des corps » 7. Le morcellement pouvait évoquer la sensation d’être détaché, d’être en morceaux, de ne pas arriver à faire le lien avec la constellation des choses. On ne voit pas vraiment les personnes qui lisent, on les entend. J’ai tenu à garder ces plans en entier, à ne pas faire de raccords, à maintenir un cadre pour entendre le poème. Pour le tournage, j’ai choisi des amis essentiellement pour leurs voix ; mais je n’ai pas pensé qu’il y aurait un intérêt à la couleur, aux textures des peaux. Je n’avais pas du tout envisagé ces choses-là. Jacques avait une voix que je trouve hyper belle. Très vite, j’ai voulu qu’il lise, qu’on sente qu’il lise, qu’il y ait des accros. L’expérience de lire un poème n’est pas comparable à celle de l’entendre lu par quelqu’un au cinéma.
Dans le descriptif du film, tu écris qu’il faudra « retrouver le geste et la parole ». Est-ce que cela peut évoquer la manière dont tu travailles avec les machines dans le laboratoire collectif l’Abominable ?
Les machines, enfin le travail de laboratoire, est central. Pour fabriquer une copie sonore d’un film de quarante minutes, lorsque tu fais tout toi-même, il y a tellement de contraintes, il y a tellement d’étapes et tellement de moments où tu peux abîmer le négatif, que finalement j’ai l’impression que l’objectif est seulement d’arriver au bout, de faire un film. D’une certaine façon on peut dire que dans ce contexte-là les choix artistiques deviennent un peu secondaires ; je veux dire par là que la contrainte devient partie prenante du film, et cette contrainte n’est pas seulement le temps qu’il faut pour travailler cette matière, c’est aussi la contrainte des machines, ce qu’elles permettent de faire ou non, dans un temps normal.
Pour Un grand bruit, le travail avec les machines était difficile parce que je voulais que l’image soit propre, que ce ne soit pas rayé, c’était le défi. Or j’avais des vieilles péloches, des stocks de chutes de bobines de films que j’ai récupérés, des petits métrages de pellicules 16 mm avec des tâches, des pourritures, des fausses couleurs. Au début, j’ai voulu tout copier sur une même pellicule de labo et donner par là une certaine homogénéité à cette matière disparate. J’avais le pressentiment que c’était tellement dense en textes, en significations et en images, que ce n’était pas la peine de rajouter des taches et des crapouilles, des clignotements, etc. Mais voilà, pour des raisons d’argent j’étais obligé de travailler avec différentes pellicules périmées dont je ne connaissais pas à l’avance le rendu des couleurs au sortir des émulsions distinctes. Au final je pense que c’était bien pour Un grand bruit d’avoir cette contrainte, ça a participé à déconstruire – je ne sais pas si c’est le mot – ces bâtiments gris, moches, carrés, en leur donnant une matérialité
Comment as-tu pensé, au montage, la confrontation entre ces deux matières : texture des peaux, des voix et structure des bâtiments ?
J’ai essayé de mettre en tension les images poétiques – corps et poèmes – avec les images documentaires – plans de paysages –, d’abord en les alternant. Il était important pour moi de mettre en scène ces deux matières, assez frontalement, et voir de quel côté ça basculerait. Il était important de ne pas coller des textes lus sur des paysages. L’idée, le fantasme, était de créer un langage où les mots viendraient travailler le spectateur en se mettant, de manière autonome, en contradiction ou en tension avec les images. Travailler, c’est-à-dire faire ce qu’ils ont à faire, ou pas. Pour ça, il fallait que l’image fonctionne, qu’elle occupe toutes les possibilités de l’images ou tous les compartiments de l’image. Parfois, il y a des images très belles mais tu restes en surface, quelque chose ne passe pas. Et donc je voulais que chaque plan soit entier, qu’il ait le temps d’exister pour lui-même, qu’il n’ait pas besoin de celui d’avant ou de celui d’après. En même temps, prendre la décision de couper entre deux plans, de choisir les moments où ça bascule, je trouvais ça assez jouissif. La durée des plans était nécessaire à ça, car quand je réduisais leur durée, ça ne marchait pas.
Comment s’est fait le choix et l’ordre des poèmes dans le film ?
À la fin, j’ai sélectionné environ trois cent poèmes qui, d’une certaine façon, balayaient la totalité du siècle au cours duquel il y a eu deux grandes guerres, la Shoah puis, dans l’après-guerre, une espèce de frénésie industrielle, suivie à la fin du siècle d’un trop-plein de progrès technique, scientiste et scientifique. Les poèmes traversaient cette histoire-là. Les deux, paysages et poèmes, racontent d’une certaine manière ce qu’est le progrès sans que cela soit abordé frontalement dans le film. Cela rencontre autre chose que je n’arrive pas à bien définir et qui traverse le film : ça concerne le rapport entre la beauté et la violence, et la manière dont cela circule entre les deux.
Plus concrètement, je me suis arrêté à des mots pour faire les choix des poèmes. Ce sont vraiment des détails des textes, en rapport avec les images que j’ai filmé, qui ont arrêté mon attention. Ce n’était pas autre chose. Progressivement, il y a aussi eu le plaisir de voir certains mots sur ces images. Par exemple, à un moment, on entend un passage d’un texte de Maurice Blanchard qui s’appelle Les Barricades mystérieuses. Dans le film, j’ai monté ces mots, « On entendrait les carcasses de milliers d’oiseaux contre les vitres de flammes » 8 sur un plan de coureurs du Marathon de Paris. Ça, c’était trop bien.
Le premier texte dit : ils sont venus détruire la forêt avec des machines, ils ont tout pété, il ne restait plus rien, et j’étais incapable de faire autre chose que les regarder 9.C’est ce que j’ai choisi comme point de départ, car c’est ce que j’ai ressenti pendant la fabrication du film : j’étais incapable de faire autre chose que de regarder ce monde se déployer.
- « Froide Lumière », Prevel Jacques, Poèmes, Flammarion, Paris, 1974.
- Maison d’édition fondée à Paris en 1991 par Jaime Semprún.
- Semprún Jaime, Défense et illustration de la novlangue française, Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2005.
- « Le pouvoir est logistique, Bloquons tout ! », Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p81-99.
- « Froide Lumière », Prevel Jacques, Poèmes, Flammarion, Paris, 1974.
- Cette revue, créée en 1999, a publié deux numéros : « Tiqqun 1 » en 1999 et « Tiqqun 2 » en 2001. Accessibles en ligne à : https://bloom0101.org/?parution=tiqqun-1 ; https://bloom0101.org/?parution=tiqqun-2.
- « Introduction à la guerre en cours », Tiqqun 2, 2001, p19 : «Avec la fêlure des corps croissent l’absence au monde et la pénurie des penchants ».
- Blanchard Maurice, « C’est la fête et vous n’en savez rien », Les Barricades mystérieuses, éditions Plasma, 1982.
- Évocation du poème « Froide Lumière » de Jacques Prevel.
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Un grand bruit
2017 | France | 40’ | 16 mm
Réalisation : Guillaume Mazloum
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 29, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0029, accès libre)