The Sea is History de Louis Henderson
Lucile Combreau
Par une méthode archéologique, les films-essais de Louis Henderson mettent en relief la sédimentation et la persistance de l’histoire coloniale, les matérialités historiques et contemporaines dans lesquelles les formes d’exploitations et de dominations s’incarnent, les luttes anticoloniales et les pratiques, aussi bien technologiques que sacrées, qui s’y opposent 1. Le court métrageThe Sea is History (La Mer est l’Histoire, 2016) s’inscrit dans le sillage de plusieurs textes, que la rencontre avec les espaces visuels et sonores contemporains remet en mouvement. Le titre choisi par le cinéaste fait du poème « The Sea is History » de Derek Walcott 2 la référence principale du film, mais celle-ci s’accompagne de plusieurs autres textes. À ses côtés, Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue de Cyril Lionel Robert James 3 joue également un rôle important pour appréhender autrement l’histoire de la conquête des Amériques, de l’esclavage et de ses révoltes. L’un en vers, l’autre en prose, ces deux textes principaux 4 participent différemment à la composition du film qui explore leurs possibles au regard de formes et de textures en perpétuelles évolutions. D’autres textes parsèment le film : un vers issu d’un autre poème de Walcott, des inscriptions gravées sous les statues de Christophe Colomb et de Nicolas de Ovando, un texte accompagnant des gravures de Théodore de Bry, des cartels dans les vitrines d’un musée, des pétroglyphes, une citation de Toussaint Louverture et les sous-titres qui traduisent, du créole haïtien vers l’anglais, la performance « Identite’s » de Rossi Jacques Casimir. Le film s’appuie sur une multiplicité de textes qui le précèdent et qu’il poursuit, mais la parole qui le constitue n’est ni préalable ni définitive, elle est tissée entre les différents éléments, dans le canevas visuel et sonore des espaces que déploie le film. Le dialogue de ces textes avec l’iconographie du XVIe siècle poursuit le « travail de sape idéologique 5 » de la conquête du « Nouveau Monde » entamé par Théodore de Bry 6. Si les monuments continuent d’inscrire l’autorité coloniale au cœur des espaces urbains – en témoigne la statue surélevée de Nicolas de Ovando qui, parchemin en main, se présente encore selon l’inscription gravée comme le « gouverneur de l’île et le fondateur de la nouvelle ville de Saint-Domingue » –, le film interroge le rapport complexe de la mémoire avec différents textes et différents espaces.
Le cinéaste expérimente différentes façons, pour les textes, de prendre part à la texture du film, et, pour le montage, de créer des rapprochements sensibles. Mais au sein de ce palimpseste 7, le geste de Louis Henderson ne consiste pas tant à inscrire ou à superposer un texte sur le support d’un autre, qu’à faire affleurer, entendre et résonner ces textes au sein d’une matière vivante. Mis en relation les uns avec les autres ainsi qu’avec les éléments d’un espace pluriel, marin et sous-marin, lacustre, géologique et végétal, les textes qui émergent dans la texture du film The Sea is History déploient un jeu d’échos et créent des passages – entre les mémoires, les lieux et les classifications. Dans un jeu d’alternance et d’enchevêtrement, les différents textes convoqués par le film se rencontrent et se prolongent. Mis en contact les uns avec les autres dans la matérialité du film, ils sont travaillés par les éléments visuels et sonores des espaces filmés, au milieu desquels ils émergent, et avec lesquels ils constituent un nouveau milieu. Déjouant l’assignation du récit historique et mémoriel à l’écrit, aux documents et aux archives, le film accueille une mémoire orale, sensible et vivante au sein d’un milieu où se côtoient différentes espèces. Cette éc(h)opoétique 8 du montage cinématographique permet de créer un tissu organique où les textes participent, dans un jeu de résonances, à l’affleurement d’une mémoire vivante. La lecture de l’article « Compost in the Créole Garden: the Archive as Multispecies Assemblage 9 » (« Compost/er dans le jardin créole : l’Archive comme assemblage de multiples espèces ») de Louis Henderson (2015) éclaire la façon dont sa pratique du montage – non seulement des images d’archives mais également des textes – s’inscrit dans une éc(h)ologie mémorielle.
Le montage filmique et organique des images et des textes d’archives
Dans ce texte « Compost in the Créole Garden », Louis Henderson présente les enjeux d’une écologie du montage des images d’archives dans un contexte de décolonisation. Il affirme plus précisément la possibilité, voire la nécessité, pour des cinéastes de Guinée-Bissau, « d’arracher [l’image d’archives] de son contexte d’origine pour créer [une] “nouvelle vie” [mais] ce nouveau statut ontologique de l’image peut seulement arriver par la relation dessinée entre les autres choses qui constituent le milieu à l’intérieur duquel l’image réside à présent 10 ». Marchant dans les pas de Donna Haraway vers le slave garden 11 (le jardin des esclaves), et dans ceux d’Édouard Glissant vers le « jardin créole 12 », Louis Henderson propose d’envisager le montage des images d’archives comme un compost, un milieu commun alimenté par le « processus de décomposition et de recomposition 13 » des différents éléments qui le constituent. Au sein de ce lieu partagé, la vie est renouvelée par la rencontre, la symbiose et les mutations entre différents éléments. La plantation, fondée sur l’exploitation destructrice de la force de travail d’une population racialisée et de la terre, où la vie s’épuise dans la production intensive d’une seule culture pour les profits d’une minorité dominante 14, s’oppose à la diversité biologique des êtres vivants des écosystèmes et à la rencontre entre les cultures. L’idée de la rencontre et de la symbiose entre diverses espèces rejoint pour le cinéaste celle du montage de différents éléments selon une pensée créole. Les espèces et les éléments ne sont pas juxtaposés et figés dans le temps et l’espace, mais partagent un espace au sein duquel ils peuvent s’apporter une protection réciproque et encourager leurs mutations mutuelles, la création et l’invention de nouvelles formes. Au sein du jardin créole, la matière de l’image d’archives, qui est décomposée et recomposée, participe au renouvellement de la vie :
Peut-on ainsi considérer ces archives, remplies de cette mort-vivante, comme un vaste amas composté de résistance collective ? D’ailleurs le film celluloïd lui-même, en tant que matière organique, se décompose lentement et crée ainsi de nouvelles images et de nouvelles façons de lire ces moments de l’histoire. Ne laissons jamais l’histoire se figer dans ces archives, laissons-la plutôt se décomposer et se recomposer, et ainsi nous pourrons comprendre le potentiel fertile de l’engagement de la mort au sein de la vie 15.
« Image en devenir 16 », l’image d’archives questionne notre « devenir avec les morts 17 » : notre rapport à l’histoire et à la mémoire dans la perspective de notre présent et de notre futur. Appartenant à une époque donnée, l’image d’archives placée dans un nouveau milieu y met en jeu – pour mieux le déjouer ? – son potentiel historique. Dans The Sea is History, la matière des textes est impliquée au sein des films de la même façon que la pellicule argentique des images d’archives, permettant ainsi d’interroger l’impact visuel et sonore des textes dans notre rapport sensible à la mémoire. Au sein du film, les textes sont délivrés de leur assignation auctoriale et libres d’entrer en contact avec les autres éléments qui partagent le milieu filmique avec eux 18. Ce montage permet plus spécifiquement d’interroger la matérialité des textes, de les faire interagir entre eux et de les enchevêtrer, selon un processus de décomposition organique, avec le milieu filmé, et ainsi de leur donner une « nouvelle vie ».
Une poésie à fleur d’eau pour faire émerger une mémoire vivante des profondeurs
The Sea is History s’ouvre dans le noir avec le léger bruit d’une page tournée, suivi de l’apparition du titre du film à l’écran. Le bruissement du papier nous invite à entrer, par le son, dans la matière du livre, avant de nous plonger dans une séquence où l’on navigue tantôt sous l’eau, tantôt sur l’eau, entre la lune, le soleil et le ciel. La lune apparaît dans un plan tremblant qui n’est ni fixe, ni stable. Le cadre devient ensuite de plus en plus mouvant et les ondes filmées sous la surface de l’eau démultiplient les variations sonores très intenses du morceau de jazz The Sun d’Alice Coltrane. Lorsque la caméra émerge à la surface de l’eau, les variations optiques font tant fluctuer la lumière que la lune et le soleil se confondent. Si le mouvement des astres constitue habituellement un repère temporel, le jeu de fluctuations, de variations et de métamorphoses qui s’établit à fleur d’eau permet au film de s’ouvrir sur une relation au temps qui nous défamiliarise de la succession du jour et de la nuit telle que nous la connaissons.
La poésie de Derek Walcott est introduite, et d’abord retranscrite, au sein de cet espace mouvant qui accueille à la surface de l’eau les vibrations musicales. « Of the dark sea, deep, deep in land » (« Du sombre océan loin, loin à l’intérieur des terres 19 ») apparaît en lettres bleues, légèrement inclinées par l’italique, sur un fond noir qui mime la couleur, ou plutôt l’opacité, de ce « sombre océan ». À la place des caractères noirs imprimés sur les pages blanches du recueil, le premier vers du poète fait l’objet d’une incrustation vidéo sur un fond noir. Le vers n’en est pas moins lié à la matière des images filmées auxquelles il fait écho. À la suite de longs plans, tantôt sur, tantôt sous l’eau, cette première apparition visuelle d’un texte semble émerger de l’océan – lieu de mémoire de la déportation des esclaves africains vers les Amériques. De la même façon que nous expérimentons une défamiliarisation temporelle, nous sommes plongés dans un espace sensible et mouvant qui s’oppose à la perspective de la tradition picturale européenne du paysage et à sa fonction de saisie des formes et des figures. S’il y a bien une profondeur, celle-ci est donnée à ressentir au contact de la matière et des ondes à la surface de l’eau, plutôt qu’au regard de lignes de fuite qui nous tiendraient à distance de l’espace représenté. La première retranscription du poème de Derek Walcott émerge et l’éc(h)opoétique à l’œuvre nous permet de ressentir les temps et les espaces flottants de la mémoire, qui tantôt affleure et tantôt se dérobe à la surface de l’eau.
Réinscrire les extraits des Jacobins noirs et des gravures de Théodore de Bry au sein d’un rivage en mouvement
Le premier extrait des Jacobins noirs est donné à lire par une image numérisée qui occupe l’ensemble du plan. C’est non seulement le texte qui est donné à voir mais aussi, avec lui, l’existence physique et matérielle du livre dans lequel il est imprimé. Sa rainure, sa typographie et ses marges soulignent le caractère matériel et construit du récit de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb – ou plutôt de son invention 20. Le « prologue » et le verso de la page que l’on devine en transparence suggèrent la continuité du texte. Alors que le poème de Derek Walcott est situé dans un espace géographique maritime non délimité, sa rencontre avec les espaces filmés, lacustres, marins et sous-marins, ainsi qu’avec l’ouvrage de C.L.R. James, propose un ancrage – toujours mouvant – sur les rives de l’île d’Haïti connectées à un espace plus vaste. Comme le souligne Laurent Dubois, « bien qu’il n’utilise jamais le terme, James a contribué, avec cette œuvre, à poser les fondations du champ de recherche connu aujourd’hui sous le nom d’“histoire atlantique 21” » en soulignant l’importance de la révolution haïtienne pour l’histoire des Amériques, de l’Europe et de l’Afrique. Si le prologue du texte de C.L.R. James adopte un point de vue européen en débutant son récit par l’arrivée de Christophe Colomb, sa rencontre avec les « Indiens » et la comparaison de l’île à l’Irlande, c’est pour mieux montrer – non sans ironie – que ce point de vue est perverti par l’appât du gain. Cet extrait laisse place à une gravure de Théodore de Bry, présentant plusieurs bateaux dont un, au centre, entouré de poissons 22. Ce plan d’ensemble est suivi de gros plans fixes qui attirent notamment le regard vers la métamorphose d’un oiseau en poisson. Selon Marc Bouyer et Jean-Paul Duviols :
La traversée d’un banc de poissons volants, qui utilisent leurs nageoires pour se laisser porter par l’air au moment de leur saut hors de l’eau, est l’occasion pour de Bry de conférer dès le départ un caractère fantastique au voyage. Il s’agit d’observations d’un phénomène naturel et authentique. Ces poissons volants avaient été observés et dessinés par John White en 1585, ainsi que les dauphins que de Bry a pris comme modèles pour figurer les gros poissons en bas de la gravure à droite. Les autres sont empruntés à l’iconographie fantastique de Sebastian Münster dans sa Cosmographie de 1550. Pour donner plus de relief à la scène, de Bry a multiplié les poissons, trente-trois au total, et pour en accentuer la réalité merveilleuse il a transformé leur saut en un vol semblable à celui des oiseaux. Celui qui se trouve à droite face à la proue du navire et celui qui est tout en haut du soleil voient leurs nageoires métamorphosées en ailes d’oiseau 23.
La gravure elle-même fonctionne comme un palimpseste composite et ambigu puisqu’elle entretient des relations avec des iconographies et des textes antérieurs. Si comme nous l’enseigne Tzvetan Todorov, la présence d’éléments fantastiques questionne la limite entre le réel et l’imaginaire 24, c’est ici en faisant fi des frontières établies habituellement – et peut-être arbitrairement – entre les espèces. Pour Caroline Trotot, les gravures de Théodore de Bry présentent « un monde où règne la confusion des espèces manifestée par les poissons volants qui préfigurent graphiquement les démons 25 ». Les planches de Théodore de Bry choisies par Louis Henderson dans la suite du film ne montrent pas de démons, mais les poissons volants annoncent les apparitions furtives des animaux que l’on rencontre dans le film – de multiples oiseaux et poissons, un crocodile, une pieuvre, un serpent marin –, qui font écho aux gorgones et aux nombreuses références animales du poème de Derek Walcott ainsi qu’à la figure du loup-garou dans « Identite’s » : « Bâton fè nou tounen tout bèt menm Lougarou » (« Les fouets nous ont animalisés jusqu’à devenir des loups-garous 26 »). Lorsque la musique d’Alice Coltrane prend fin, elle laisse place à d’étranges sons émis par des animaux, des sons qui s’apparentent au chant de cétacés mais qui, tissés dans la continuité de la gravure, semblent provenir des poissons volants qui habiteraient l’espace sonore de l’étendue d’eau filmée. De longs plans filmés en caméra portée nous font glisser rapidement à la surface de l’eau, jusqu’au rivage tremblant où des enfants jouent, font des roues et sautillent dans un mouvement perpétuel, tandis qu’un homme marche au bord de l’eau. Le cadrage toujours mouvant qui s’effectue depuis la mer empêche de figer les personnes filmées au sein d’un paysage, et rejoint ainsi la pensée d’Édouard Glissant selon laquelle « le tremblement conserve dans l’appréhension de l’Autre, une nécessaire émotion, le ressenti d’une humilité vécue dans la découverte et l’accueil 27 ».
Une seconde gravure de Théodore de Bry 28 met en scène l’avidité de Christophe Colomb lors de la rencontre avec les peuples amérindiens et introduit dans le film une perspective critique européenne de la conquête coloniale, espagnole et catholique ici, du Nouveau Monde. De façon inhabituelle par rapport aux reproductions qui en sont aujourd’hui données, la gravure est resituée dans le corps du texte du récit de voyage qui constituait le contexte de sa publication d’origine. Le montage rappelle ici la fonction initiale des gravures publiées dans des livres en accompagnement de récits de voyage, avant de les placer dans un nouveau milieu en relation avec d’autres textes, remplaçant les récits que le graveur avait choisis par des extraits des Jacobins noirs qui permettent d’ajouter à la critique de l’esclavage indigène, une vive critique de la traite et de l’esclavage des Africains 29. À la rencontre de Christophe Colomb et des « Indiens » sur le rivage d’Hispaniola gravée par Théodore de Bry, fait écho le rivage contemporain filmé par Louis Henderson. L’ouverture du film, qui mène de la mer au rivage, n’est donc pas linéaire. The Sea is History emprunte les fils de différentes narrations mais, plutôt que de les suivre stricto sensu, il les tisse et les emporte dans son propre mouvement, pour fouiller avec eux les éléments visuels et sonores de l’environnement actuel.
Une mémoire orale affleure des textes
Le film crée de nouveaux ponts entre une iconographie et des textes majeurs, tant pour la mémoire collective que pour une pensée critique de la conquête européenne du « Nouveau Monde », de la traite, de l’esclavage et de ses représentations. Le premier quatrain du poème est retranscrit dans sa forme versifiée, par le même procédé que le vers initial « Of the dark sea, deep, deep in land », en lettres italiques bleues. L’adresse, à la deuxième personne, instaure une forme de dialogue qui ajoute à la gravure de Théodore de Bry un point de vue inexploré. Ce quatrain fait ainsi se succéder deux interrogations liées à la localisation de la mémoire, « Where are your monuments, your battles, your martyrs ? / Where is your tribal memory ? Sirs, » (« Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? / Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, »), et une réponse qui déplace cette localisation vers la mer et vers ceux qui y sont morts en restant anonymes : « in that gray vault. The sea. The sea / has locked them up. The sea is History » (« dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer / les a enfermés. La mer est l’Histoire »). Ce changement de locuteur permet de donner la parole à ceux qui, dans les récits de voyages, étaient considérés comme des sujets, voire des objets d’observation 30. Le point de vue européen de la « découverte du Nouveau Monde », qui est mis en jeu de façon critique par la gravure de Théodore de Bry, est également le point de départ du poème, mais il est opposé à une conception différente de l’histoire qui s’inscrit dans les profondeurs maritimes, lieu de disparition des esclaves qui ont perdu la vie durant la traversée de l’Atlantique. La retranscription du premier quatrain laisse place à un long plan sur la mer où résonnent les douze vers suivants. La mise en voix de la suite du poème parsème l’ensemble du film, en fait entendre les sonorités et le fait exister comme littérature orale au sein d’une texture sonore plus vaste. À la fin du film, la performance « Identite’s » de Rossi Jacques Casimir prend le relais du poème. Elle poursuit le changement de locuteur qui y était à l’œuvre et renforce le passage de la forme écrite à une forme orale voire musicale – les percussions mêlées à la voix du slameur sont à la fois pulsations et impulsions de la révolte haïtienne : « Yon tanbou makonnen / Ayisyen leve kanpe » (« Au son des tambours / Les Haïtiens se lèvent »).
Les pétroglyphes des Taïnos : l’inscription de l’écriture dans le milieu
Gravés dans la pierre, les pétroglyphes filmés par Louis Henderson sur les rives du lac Enriquillo, à la frontière entre Haïti et la République dominicaine, sont les indices de la présence passée des Indiens Taïnos avant l’arrivée des colons. Les signes gravés dans la pierre cristallisent la rencontre d’une forme de langage – dont la signification a été perdue – et d’un milieu avec lequel il fait corps. Alors que la muséo-graphie cherche à proposer une forme de classification aux « restes de collection marine » exposés en trois colonnes dans la vitrine filmée – les cartels distinguant les « récifs de coraux », les « artefacts d’utilisations variées » et les « sphérolithes » –, les pétroglyphes sont inscrits au sein d’un milieu géologique composite. À mi-chemin de l’écriture et du dessin, les empreintes laissées en creux dans la roche par les Taïnos voisinent, dans le montage des images, avec un agrégat de cailloux, coraux, coquillages et fossiles – d’où s’élèvent des cactus et au milieu desquels un homme est assis. Si les figurations humaines des pétroglyphes font écho à cet homme au présent, elles sont aussi, comme les fossiles, le signe d’une disparition qui en redouble une autre, soufflée par le bruit du ressac et l’ouverture du plan sur une vaste étendue d’eau, celle des esclaves jetés à la mer durant la traversée de l’Atlantique. Les visages inscrits dans la roche, seules traces laissées par le peuple aujourd’hui disparu, renvoient ainsi à l’« os soudé à l’os par le corail », aux « blancs cauris [qui] s’incrustaient en chaînes aux poignets des femmes noyées 31 ». Les relations entre le poème de Derek Walcott et les images filmées relèvent d’échos qui filent les métaphores, démultiplient en mosaïque les images suggérées par le poème et en révèlent de nouveaux possibles.
Le film ne propose pas tant l’illustration, et pas seulement la mise en voix du poème, que sa prolongation – une suite et une poursuite – une recherche continuelle de passages à travers l’espace et le temps. Les liens sont tissés dans la texture visuelle et sonore par la rencontre des textes avec un milieu pluriel où le montage-compost crée des passages entre le passé et le présent, entre l’arrestation de Toussaint Louverture et l’environnement actuel dans lequel s’inscrit ce passé. Le récit de la révolte héroïque des esclaves, fait par C.L.R. James, est placé dans le film sous la dernière série de gravures 32 et déplace la critique anticléricale et antiespagnole de Théodore de Bry, d’abord vers la prise de pouvoir des Jacobins noirs, puis vers l’espace foisonnant où résonnent les percussions qui accompagnent le récit contemporain de la mémoire haïtienne slamée par Rossi Jacques Casimir. Les gravures laissent place aux images filmées d’une ancienne plantation en ruines, puis d’un palmier qui se dresse parmi d’autres arbres et sur lequel apparaît la citation de Toussaint Louverture : « En me renversant, vous avez seulement abattu le tronc de l’arbre de la liberté de Saint-Domingue. Ses racines repousseront, car elles sont nombreuses et profondes 33 ». Une multiplicité de palmiers apparaît dans le plan suivant. C’est au sein de cet espace, habité par les cris des oiseaux et les tambours de la performance « Identite’s », que la parole de Toussaint Louverture s’incarne. Arrachée au récit de C.L.R. James et réinscrite sur les images filmées, la citation affleure dans l’environnement tandis que le montage éc(h)opoétique permet l’épanouissement multiple des racines souterraines de l’arbre. Par-delà la mort, par-delà les siècles et par-delà la déportation de Toussaint Louverture sur un autre continent, l’éclosion des racines en palmiers matérialise la survivance du héros de la révolution haïtienne. Le film poursuit ainsi la métaphore, et la parole du héros se prolonge dans le foisonnement et le bruissement de la végétation. Ici, ce ne sont pas les institutions, les conditions matérielles ou sociales qui permettent la performativité de la parole 34 et l’affirmation au présent de la mémoire vivante de la révolution, mais le montage éc(h)opoétique. La présence textuelle déborde, par et dans le film, l’espace de la page et le temps de la lecture pour participer, dans un jeu de résonances et d’échos, à la texture organique et sonore des espaces mémoriels déployés par le film.
- Après Logical Revolts (2012), qui proposait une enquête sur l’histoire de la révolution égyptienne, Lettres du Voyant (2013), All That is Solid (2014) et Black Code/Code Noir (2015) cherchaient à mettre en évidence les liens des matérialités technologiques avec le système capitaliste néocolonialiste. Plus récemment, Louis Henderson a coréalisé Sunstone avec Filipa César (2018) et Ouvertures (2020) au sein du collectif The Living and The Dead Ensemble.
- Walcott Derek, « The Sea is History », in The Star-Apple Kingdom/Le Royaume du fruit-étoile, traduction française de Claire Malroux, Circé, édition bilingue anglais-français, Saulxures, 1992 pour la présente édition bilingue, pp. 48-54 [Éditions Farrar Straus and Giroux, New York, 1979 pour l’édition originale étasunienne]. Toutes les traductions des poèmes de Derek Walcott dans le texte présent sont celles de Claire Malroux.
- James Cyril Lionel Robert, Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes, préface de Laurent Dubois, Éditions Amsterdam, Paris, 2017 pour l’édition ici présente, [Éditions Gallimard, Paris, 1949 pour la première édition française, The Black Jacobins: Toussaint Louverture and the San Domingo Revolution, Éditions Secker & Warburg, London, 1938 pour la première édition originale en anglais].
- Le cinéaste précise dans le générique de fin que le film est librement adapté du poème, avec les extraits du livre de C.L.R. James (« Freely adapted from: The Sea is History by Derek Walcott / Featuring extracts from : The Black Jacobins by CLR James »).
- Wallerick Grégory, « Théodore de Bry, acteur de la Légende noire », in Historiens & Géographes n°409, janvier 2010, pp. 292-293.
- Je remercie Barbara Dramé, Bernard Le Borgne et Grégory Wallerick pour l’identification des gravures, en particulier ce dernier pour l’identification précise de chaque planche au sein des différents volumes.
- Dans la réflexion que Gérard Genette propose sur « la littérature au second degré », une digression à propos du film de Play it again, Sam de Woody Allen (1972), qu’il nomme hyperfilm, et de sa relation au film Casablanca de Michael Curtiz (1942), qu’il nomme hypofilm l’amène à proposer les termes « hypertextualité cinématographique » ou « hyperfilmité » pour désigner la relation qu’un film entretient avec un autre film qui lui est antérieur. Genette Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, Paris, 1992 pour la présente édition, pp. 215-217, [1982 pour la première édition].
- J’emprunte le terme aux rencontres interdisciplinaires « Éc(h)opoétiques : chanter, écouter, éprouver les lieux », organisées à l’Inalco le 29 mai 2019 dans le cadre du projet EcoSen (Inalco/LLACAN).
- Henderson Louis, « Compost in the Créole Garden: the Archive as Multispecies Assemblage », texte issu de la contribution du cinéaste à la conférence « 4th Encounters Beyond History : Luta ca Caba Inda – An Archive in Relation », Centre International des Arts José de Guimarães, Portugal, décembre 2015. Cette intervention a également donné lieu à une vidéo des cinéastes Filipa César et Louis Henderson visible à cette adresse : https://inhabitants-tv.org/july2016_compostarchive.html. Ce premier texte qui précède la sortie du court-métrage est également en dialogue avec un second texte du cinéaste qui prolonge le film : « The Sea is History : plantation capitalism » in ClimaCom [online], n°10, Campinas, novembre 2017. Texte accessible à l’adresse suivante : https://climacom.mudancasclimaticas.net.br/the-sea-is-history-plantation-capitalism/.
- « The image must be torn from its originary context to create this ‘new life’ […] this new ontological status of the image can only really arrive via the relation that is drawn between the other things that fill the milieu within which the image now resides », ibid., p.1, traduit en français avec l’aide de Mariya Nikiforova.
- Haraway Donna, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », in Environmental Humanities, vol. 6, 2015, pp. 159-165, texte repris pour le quatrième chapitre de Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Haraway Donna, Duke University Press, Durham, 2016, p. 161, traduit par Frédéric Neyrat, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, 2016/4, n° 65, pp. 75-81.
- Glissant Édouard, Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1993, p. 471.
- « process of decomposition and recomposition », Henderson Louis, « Compost in the Créole Garden », op. cit., p. 2.
- Voir aussi Ferdinand Malcom, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, Paris, 2019.
- « Can we then perhaps consider this archive, filled as it is with this living-dead, as a large composting mass of collective resistance ? Even the celluloid film itself, as organic matter, is slowly decomposing and thus creating new images and new ways of reading these moments from history. Let us never freeze history in this archive, instead let’s allow it to decompose and recompose and thus we can understand the fertile potentiality of the involvement of death within life. », Henderson Louis, « Compost in the Créole Garden », op. cit., p. 6, traduit en français avec l’aide de Mariya Nikiforova.
- Maeck Julie et Steinle Matthias (dir.), L’image d’archives. Une image en devenir, Presses universitaires de Rennes, 2016.
- « become-with the dead », Haraway Donna, op. cit., p. 161, traduction de Frédéric Neyrat, op. cit., p. 78.
- Dans le film, l’usage de la référence fait, au mieux, l’objet d’une mention au générique et se trouve, de fait, libéré des contraintes et des normes liées à l’énonciation et à la pratique de la citation telles qu’elles sont attendues au sein d’un écrit.
- « The Shooner Flight » (« Le Shooner Flight »), Le Royaume du fruit-étoile, op. cit., p. 20-21. Ce vers d’un autre poème de Derek Walcott précède la cinquième section « Shabine Encounters the Middle Passage » (« Chabin affronte le Passage du Milieu » qui revient sur la traversée de l’Atlantique par les esclaves.
- Gomez Thomas, L’Invention de l’Amérique, Mythes et réalités de la conquête, Flammarion, Paris, 1996.
- Dubois Laurent, « Préface », Les Jacobins noirs, op. cit., p. 13.
- Poissons en haute mer est la troisième planche de la troisième partie des Grands Voyages, réemployée dans la cinquième partie pour représenter la traversée atlantique de Christophe Colomb.
- Bouyer Marc et Duviols Jean-Paul, Le Théâtre du Nouveau Monde, Les grands voyages de Théodore de Bry, Gallimard, Paris, 1992, pp. 203-204.
- Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970, p. 29.
- Trotot Caroline, « Place du spectateur et fonction de l’image dans la partie brésilienne des Grands voyages de Théodore de Bry », in L’artiste savant à la conquête du monde moderne, textes réunis par Anne Lafont, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p. 90.
- La traduction en français de la performance a été faite avec l’aide de Gabriel Bristow, à partir des sous-titres en anglais. Merci à Rossi Jacques Casimir pour la retranscription de la performance slamée en créole haïtien.
- Sur cette question chez Édouard Glissant, voir « Pensée du tremblement » accessible à l’adresse suivante : http://www.edouardglissant.fr/tremblement.html.
- C’est la gravure la plus connue des Grands Voyages, qui est issue du quatrième ouvrage et représente l’arrivée de Christophe Colomb sur l’île d’Hispaniola. « Il s’agit d’une gravure qui prend plusieurs appellations, voire plusieurs dates », Wallerick Grégory, « Christophe Colomb par Théodore de Bry : Histoire et Histoire des Arts dans les nouveaux programmes de Cinquième », in Historiens & Géographes, janvier 2011, p. 43.
- Dans la suite du film, les extraits du texte de C.L.R. James sont ajoutés par Louis Henderson sous et parfois sur les gravures de Théodore de Bry, par des incrustations numériques qui prolongent et renouvellent, grâce aux technologies actuelles, le geste du graveur qui consistait à introduire certaines de ses gravures dans le corps des textes de l’époque.
- Lors d’un workshop aux Beaux-Arts de Paris, en mars 2018, Louis Henderson proposait de penser comment les Amérindiens ont découvert Christophe Colomb, soulignant la réciprocité, souvent oubliée, du point de vue.
- « The Sea is History », Le Royaume du fruit-étoile, op. cit., pp. 48-49.
- Il s’agit selon Grégory Wallerick des planches 1, 2 et 4 du cinquième volume des Grands Voyages.
- La citation est en anglais dans le film, la traduction ici présente est celle proposée par Pierre Naville dans Les Jacobins noirs, op. cit., p. 371.
- Austin John Langshaw, Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, 1970 pour l’édition française, [1962 pour l’édition originale et 1955 pour la date des conférences retranscrites].
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The Sea is History
2016 | France | 28’ | Vidéo
Réalisation : Louis Henderson
Production : Spectre productions
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 115, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0115, accès libre)