Filmer le monde pour le comprendre

Michael Hoare

Est proposé ici un ensemble de textes, quatre entretiens précédés d’une note d’introduction. Le tout est traversé par l’idée qu’il est possible, par le cinéma, par sa pratique, par la réflexion et les rencontres qu’il permet, de créer un espace de critique, de résistant et d’acteur face à la dernière mue du capitalisme international que nous vivons, la « mondialisation ».

Les quatre cinéastes interviewés, Vincent Glenn, Marie-France Collard, Marcel Trillat et Carole Poliquin ont en comment de parler de la globalisation de l’activité et de la logique économique du capital, et de ses effets. Pour ces cinéastes, au-delà de l’individualité de leurs choix thématiques et stylistiques, le cinéma est un mode d’expression pour faire pousser un cri d’alarme.

Le but de cette note d’introduction est de dessiner un cadre par lequel un cinéaste, en occurrence moi-même, a appris a regarder le monde. Un verra que la perception de la solitude qui nous accable parfois n’est qu’illusoire. Il y a suffisamment d’échos entre les différents éléments de ces textes pour se convaincre que, parmi les documentaristes, il y a une communauté de sensibilité et de réaction sur les enjeux ici posés.

Nous entrons dans le XXle siècle avec, à peu de choses près, la même question en suspens que nos prédécesseurs à l’aube du XXe : comment trouver un mode de dépassement du capitalisme. Nous avons plusieurs expériences historiques derrière nous que nos ancêtres n’avaient pas. Nous savons que toute tentative de structuration alternative de la société qui n’épouse pas, dans son principe de fonctionnement même, une extension considérable de la démocratie est vouée à l’échec ; que tout nouveau fonctionnement social produit sa propre élite qui, par le jeu de la défense de son intérêt matériel, sécrète automatiquement des tendances antidémocratiques ; que l’espace du contrepouvoir est et restera, quel que soit le mode d’organisation sociale trouvée, essentiel.

Je, fabriquant d’images, images qui se veulent engagées pour la justice, la dignité de l’être humain, le respect des droits de cous, pour un développement durable, harmonieux, équitable, pour une survie maîtrisée de la planète, je, disais-je, essaie de penser et de comprendre le monde dans lequel je produis ces images.

Pas une mince affaire, au regard des transformations survenues dans les trente dernières années.

Lorsque je sortais de mes études universitaires, on savait à quoi s’en tenir : deux superpuissances, deux impérialismes se contestaient la maîtrise de la planète. Le tiers-monde émancipé, depuis seulement une dizaine d’années, d’un siècle de domination coloniale se frayait une voie entre le « socialisme autogestionnaire » et la domination néocoloniale.

On se battait contre l’impérialisme US, contre le social-fascisme de URSS, les pays voulaient leur indépendance, les peuples voulaient leur libération, les ouvriers voulaient leur révolution… Les questions politiques et les enjeux se déclinaient avec logique et simplicité. Il y avait des organisations toutes faites pour mener ces luttes nécessaires, « au service desquelles » il était simple, commode même, de se mettre en tant que cinéaste. Le cinéma se réduisait à l’agitation et nous, à des agitateurs-propagandistes.

Aujourd’hui, transformation totale du paysage. D’où la tentative qui suit : caractériser le monde tel que je peux en percevoir les contours et les dynamiques, notre place en son sein, et les modes de lutte, les modes de tournages qui nous sont ouverts.

1. Le capitalisme est tout de même un système formidable

Le jour où je commence cet article, Jean-Marie Meissier est enfin contraint de quitter sa fonction. Comme AOL-Time Warner, la trajectoire de la société Vivendi montre que le rêve d’un empire unissant le contenu et la diffusion, la communication téléphonique et les industries de programmes, est né trop tôt et ne survivra pas dans sa première forme à l’implosion de la bulle spéculative des télécommunications. Mais à moyen terme, elle nous montre bien vers quel monde nous nous dirigeons.

L’intégration verticale et la concentration horizontale des entreprises se poursuivent même si les stars du business qui la symbolisent sont aussi jetables que les produits qu’ils fabriquent.

Derrière ces phénomènes, le capital, qui mobilise, outre les fortunes individuelles ou les avoirs des sociétés, l’épargne à long terme de centaines de milliers de futurs retraités, continue d’enfler. Une classe de direction et d’ingénierie financière est née et se renforce, plus ample et plus solidement assise que la bourgeoisie manufacturière ou bancaire antérieure. De cette classe sont issus les chefs, les cadres chargés de décider la stratégie des grands groupes mondiaux. Ceux-ci ont tous tendance à devenir des groupes financiers quelle que soit leur base industrielle ou commerciale de départ. Elle impose sa loi (« les marches ont décidé que… ») et, par les transferts spéculatifs qu’elle peut provoquer, limite singulièrement la marge de manœuvre des États. Elle coopte ses membres à travers filières d’éducation et structures de formation spécialisées (d’où la floraison des écoles de commerce plus ou moins prestigieuses) et domine à la fois les grands groupes industriels et financiers et les grands organismes de contrôle et de soutien planétaires (FMI, SEC, Département du Trésor américain, etc.) qui sont censés les réglementer. C’est dans son intérêt que les politiques économiques des pays du monde sont déterminées. Quelques critiques commencent à faire surface, y compris de gens proches du sérail (cf. La grande désillusion, Joseph Stiglitz).

Depuis le début des années quatre-vingt, nous assistons à une démission du politique face à l’économie. Après une décennie (les années soixante-dix) de forte inflation combinée avec une croissance molle ou inexistante, la plupart des États ont abandonné l’espoir de « piloter » l’économie. Les politiques volontaristes de Mitterrand/Mauroy ont duré un an avant le demi-tour imposé. Après, taux d’intérêt élevés, récessions successives ont sérieusement limité leurs ambitions redistributives.

Dès lors, les politiques se contentent de faciliter et d’harmoniser des règles facilitant la pénétration du capital international — c’est l’essentiel du rôle qu’a joué l’Union Européenne — quitte à tenter de régler la circulation devant les tribunaux ou l’OMC là où des intérêts des blocs économiques se trouvent en conflit. Les quelques états qui tentent de contrer l’intérêt de cette classe financière sont taxés de dangereux « populistes » même s’ils sont élus démocratiquement. Par contre le capital financier n’a aucun mal à soutenir des régimes qui se passent allègrement de toute façade de légitimité démocratique, que ce soit ceux de la Chine, de Singapour ou de la quasi-totalité des dictatures ou régimes autoritaires du monde entier.

Le marché mondial est devenu, on le sait, une possibilité pratique avec la baisse rapide des coûts du transport et l’augmentation de l’importance de la communication et de l’information. Son immense avantage sur un marché national, en plus des économies d’échelle qu’il permet est que l’opposition y est inefficace, fragmentée, embryonnaire. Les acquis sociaux n’existent pas, la grille salariale est déterminée par ce qu’acceptera un paysan affamé dans un pays sans syndicat, et dans la concurrence entre pays et forces du travail, les seules lois qui vaillent sont celles de la jungle. La mondialisation a tendance à briser les consensus sociaux sur lesquels la croissance d’après-guerre du XXe siècle a été construite et, ce faisant, elle fait glisser les termes du débat politique et déplace les enjeux idéologiques.

Sur le plan politique et social aujourd’hui, l’enjeu est de savoir dans quelle proportion l’élite financière occidentale et celle des autres pays qui en dépendent peuvent continuer à augmenter leur part de richesse au dépens de tout le reste de la société. Jusqu’où peuvent-elles continuer à défaire les mécanismes de redistribution et de répartition qui avaient été construits dans les pays occidentaux suite à la grande récession des années trente ? Rappelons que ces avancées sociales ont été obtenues par de longues luttes syndicales et n’ont trouvé de consécration institutionnelle, dans la plupart des pays, qu’après la deuxième guerre mondiale.

Aujourd’hui les appels à la privatisation de l’enseignement, au démantèlement de ce qui reste des services publics se multiplient. Le but visé n’est ni d’améliorer le service, ni même de le fournir à meilleur prix. Il s’agit simplement d’augmenter encore les opportunités de rentabilisation des investissements qui y sont consacrés. De manière générale, le revenu du capital augmente considérablement au dépens du revenu du salariat qui stagne ou recule depuis une vingtaine d’années. La notion de service public disparaît même là où des structures étatiques perdurent.

Comment, dans ce contexte économique, les termes des débats culturels et politiques ont-ils changés ? Dans les années soixante, face à l’augmentation des richesses produites par les gains de productivité depuis le début du siècle, et visibles surtout après la deuxième guerre mondiale et le lancement de la « société de consommation », on discutait sur la manière de vaincre la misère (la guerre contre la pauvreté promue en son temps par Lyndon Johnson) ou de mettre fin à des exclusions. L’augmentation massive des budgets de l’éducation, y compris pour les adultes en formation continue, devait s’ouvrir, dans l’idéologie de l’époque, sur une société où chacun pourrait épanouir ses talents, organiser son appropriation personnelle de la culture et du savoir.

On peut penser qu’il s’agissait aussi, et peut-être surtout, de rendre les fils et les filles des classes populaires, les enfants du baby-boom des années 1945-55, aptes à occuper des postes de travail de niveau moyen, cadres et techniciens du secteur des services, dont les embauches étaient en forte expansion à la fois en termes absolus et relatifs aux autres secteurs à l’époque. Les années soixante ont été une période fondamentalement optimiste. Cet optimisme a permis l’explosion de 1968 et puis, le questionnement des contraintes sociales, morales, idéologiques du passé par toute une jeunesse subodorant le bonheur possible que la productivité matérielle de la machinerie économique pouvait promettre, si seulement organisation sociale, et l’idéologie dominante, étaient autres.

Sont arrivées les années soixante-dix, le « choc du pétrole » l’endettement mal géré, mal pensé du tiers-monde (l’inflation rendait les taux d’intérêt réels en dessous de zéro au moment des emprunts), la « stagflation » dans les pays riches. Puis le tournant des années quatre-vingt sous la direction des régimes monétaristes de Thatcher et de Reagan (en France, le glissement de Mauroy vers Fabius) : d’abord taux d’intérêt galopants, récessions, faillites, chômage suivi par des délocalisations massives, la désindustrialisation de régions entières. L’endettement du tiers monde s’envole lorsque les taux d’intérêt atteignent des pourcentages à deux chiffres, les prix des matières premières chutent avec la succession de récessions industrielles. Ces dettes deviennent structurales et permanentes. Elles mettent du plomb dans l’aile d’une « troisième voie » tiers-mondiste et assurent la dépendance continue des pays pauvres envers les riches. Le tiers-monde se détourne de la démocratie, de toute révolution populaire. Il devient le terrain déliquescent où des dictatures ou des oligarchies autoritaires et népotistes règnent sur une situation économique et sociale condamnée à une dégradation, parfois lente, parfois brutale et rapide lorsque les tensions sociales explosent en guerre. Les années quatre-vingt avec la renaissance du capitalisme spéculatif et l’intronisation des « golden boys » montraient non seulement que l’organisation sociale n’allait pas devenir autre, mais que le capital allait surmonter ses blocages (et mater pour cette fois-ci la pulsion utopisante de sa jeunesse) en se déployant à un autre niveau supérieur et en exacerbant encore plus l’idéologie de l’avarice individuelle qui fonde la puissance et le dynamisme de son aile marchante, l’élite financière des États-Unis.

Aujourd’hui, paradoxalement, le capital mondialisé a réussi à faire intérioriser par les populations de tous les pays occidentaux la menace d’une fragilisation continue des conditions de leur survie, la menace d’un appauvrissement progressif, alors que la productivité de l’activité économique et la quantité des richesses produites continuent d’augmenter rapidement. La précarisation n’est pas le résultat de la mondialisation, elle en est le but recherché. Chacun doit être virtuellement concurrence dans son poste de travail par telle ouvrière vietnamienne, tel ingénieur électronique indien, tel enseignant vidéoporté payés une fraction des salaires (directs ou indirects, en termes absolus ou par unité de production) que l’expansion des « trente glorieuses » avaient vu s’imposer à l’intérieur de cadres économiques et politiques nationaux.

L’optimisme des années soixante a cédé la place à une inquiétude ou à un nihilisme dans les pays occidentaux. Le débat ne porte plus sur la façon de mieux distribuer la richesse, mais sur comment sauver sa peau, ce qui reste de son pré carré. Les poussées nationales-populistes en sont un symptôme mal compris en Europe, les taux d’abstention massifs, la désertion de l’arène politique en Amérique du Nord en sont un autre. À terme, ce processus pourrait menacer l’ordre existant.

La démocratie parlementaire dépend d’un relatif consensus social sur la perception que le régime économique et politique en place est le moins mauvais visible à Thorizon des réalités possibles, et que la vie a tendance à s’améliorer à long terme pour la plupart des membres de la société. Que deviendront ces régimes le jour où une proportion significative de la population intériorisera l’idée que ces prémisses ne tiennent plus, décidant qu’elle n’a rien à perdre à tenter d’autres aventures ? Et c’est à ce déchirement du tissu social que travaille, à la limite d’un aveuglement suicidaire, le capital international.

2. Malgré le matraquage idéologique, des oppositions existent

Comme toujours, l’opposition à cette dynamique provient de deux quartiers : ceux qui n’ont pas de choix et ceux qui pourraient en profiter mais qui ne sont pas d’accord.

Parmi les premiers on peut ranger tous les paysans et ouvriers agricoles du monde qui bénéficieraient plus d’une politique de soutien à l’autosuffisance alimentaire nationale ou régionale que d’une politique d’exportation vers les pays solvables, une bonne partie des artisans et industriels nationaux et locaux qui perdurent encore. Dans les pays riches, on peut grouper les victimes des privatisations et des délocalisations et les exclus du marché de « l’industrie des technologies de connaissance » que l’on nous désigne comme le moteur économique de l’avenir. Cela fait beaucoup de monde. Le plus souvent silencieux, inaudible.

Il est curieux d’ailleurs de constater le peu de fois où la télévision note que la disparition dans les pays comme la France d’un secteur industriel demandeur en main d’œuvre bouche l’horizon à des générations entières de jeunes plutôt rebutés par l’école et les études abstraites. Le lien entre voitures flambées et une sorte de « no future/no present » économique est rarement noté. L’alternative pour de tels jeunes est simple : soit ils se concurrencent pour les emplois de services déqualifiés qui se multiplient mais qui n’atteignent ni les chiffres en termes d’emploi ni les niveaux des salaires autrefois en vogue dans l’industrie, soit ils se forgent une place dans les marchés parallèles (drogue, larcins, etc.) jusqu’à l’âge où quelques années passées derrière les barreaux, quelques coups de trique dans les commissariats enseignent la raison ou la résignation. Enfin on peut s’installer durablement dans son rôle de pauvre « assisté ». Finalement, l’insécurité (et ses retombées en termes d’embauche de gardiens, création de polices municipales, etc.) est devenu le marché porteur qui a le mieux remplacé l’industrie.

Parmi les pays dominés, beaucoup combinent des éléments d’économies minières et paysannes avec ceux de la sous-traitance industrielle : la Chine, l’Inde et le Brésil bien sûr, mais aussi d’autres pays asiatiques ou sud-américains. Dans les usines de sous-traitance, l’avenir se joue sur la liberté d’organisation et de syndicalisation des ouvriers et des ouvrières. Chez les paysans également, la capacité locale d’organisation et d’expression est essentielle.

Des démarches de résistance paysannes ont été clairement annoncées par des organisations telles que le Mouvement des Sans Terre au Brésil ou les Zapatistas au Mexique. Et en Amérique du Sud, nous voyons dans plusieurs pays la montée en puissance d’une gauche électoraliste non-révolutionnaire.

Les avancées d’un mouvement syndical ouvrier dans des pays autoritaires comme le Maroc ou la Tunisie, le Vietnam ou la Turquie sont des tentatives obligatoirement timides, encourant souvent une réponse de répression immédiate, beaucoup trop peu soutenues par le mouvement syndical dans les pays occidentaux.

Et encore, ces pays-là sont les mieux lotis. D’autres, dépendant de la seule exportation de leurs ressources naturelles, stagnent au mieux, ou pire, implosent dans des déflagrations guerrières ou sombrent dans des reculs terrifiants liés aux nouvelles maladies.

Dans les pays dominants, les voies de l’opposition sont encore confuses. Les syndicats, acculés à détendre leur base sociale et leurs adhérents, font du sur-place pour détendre ce qui se désagrège et ont beaucoup de mal à penser la nouveauté de la situation économique. Peu ont franchi publiquement le pas pour devenir, eux aussi, transnationaux autrement que du bout des lèvres.

Pour les besoins de la politique-spectacle, la majorité des partis politiques élaborent des programmes qui font comme si le niveau national était toujours déterminant pour réglementer la vie économique ou y intervenir. Une fois au gouvernement, ces mêmes partis plaident les contraintes internationales pour expliquer qu’ils n’ont aucune marge de manœuvre. Ce faisant, c’est la politique comme activité et espace de débat qui se trouve délégitimée, vidée de son sens.

Donc, nous vivons une époque où l’opposition à la mondialisation capitaliste est mal structurée, inarticulée aux différents niveaux pertinents global, régional, local, liant éthique et la pratique individuelle à un engagement collectif). Certes les « poussées de fièvre » à chaque rencontre des instances internationales est un signe que le « Ya basta ! » des Zapatistas commence à trouver des échos. Mais l’absence de relais au niveau des partis politiques laisse un grand vide, tl espace propice au développement de forces réactionnaires et rétrogrades, que ce soit des mouvements xénophobes et nationalistes ou des fondamentalismes religieux ou sectaires.

Or l’opposition existe, se pense, se structure de manière éparse, plutôt dans la société civile que dans l’arène politique. En France, l’alliance de mouvements comme Attac, les coordinations des sans-papiers et leurs soutiens, les mouvements pour le droit au logement ou contre le chômage, la Confédération Paysanne sont à la pointe d’une pensée politique mondiale mais anticapitaliste. Ceci ne veut pas dire que les luttes  syndicales « pour la défense de… » ou « pour la protection des » … droits d’auteurs par exemple, ou du service public de la télévision, ou des Assedic spectacles, ne méritent pas l’effort de ceux qui s’y engagent. Simplement, force est de constater que ce n’est pas là où se perçoit, jusqu’à présent, le ressort pour une définition d’une nouvelle pensée et d’une pratique capable de faire face au système et à l’idéologie que notre « international financier » a su si bien et si rapidement imposer comme dogme. Il faut dépasser la défense des « acquis » pour inventer du nouveau, et l’un n’exclut pas l’autre.

3. En quoi le capital s’intéresse-t-il aux images ?
Et en quels points cet intérêt peut-il interférer avec le mien ?

Le divertissement hi tech et simplificateur, plus proche du dessin animé que du cinéma, domine l’offre du marché, largement américain (81% des recettes mondiales). L’incorporation massive et parfois subtile des images de synthèse dilue le lien ténu qui rattachait le cinéma au réel à tel point qu’on a l’impression qu’il faut le rôle modérateur et bouclier d’un État pour que de l’humain puisse encore respirer à l’écran. Lorsqu’on regarde le générique de films étrangers, la présence d’un système de soutien par les États ou les régions se révèle la clef même de l’existence continue de cinémas nationaux.

Les journaux télévisés font, pour l’essentiel, de la narration publicitaire pour les valeurs du libéralisme financier : éloges répétés du réalisme, appels à la résignation devant l’inéluctabilité du « progrès », appels à s’engager dans la course contrainte vers une compétitivité renforcée, qui passe forcément par plus de privatisations, moins de déficits publics, moins d’inflation (maux numéros 1 et 2 vus de la planète financière). Les analyses et comptes rendus du CAC 40 précèdent de peu les résultats du tiercé, et sont diffusés dans le même esprit : un jour on y gagne, un jour on y perd, mais qu’est-ce que c’est bien, moderne même, d’y participer. L’anecdote emballée rapidement et enfilée le long d’une continuité d’historiettes illustrées offre peu d’ouvertures à la réflexion, ou à la discussion. Le Journal Télévisé n’est pas réactionnaire de par les journalistes qui y travaillent : des sujets individuels peuvent être sympathiques même dans leur orientation. De nombreux observateurs l’ont remarqué, c’est la scénographie d’ensemble, les contraintes imposées par la dramatisation spectaculaire, qui suscite de manière progressive un appauvrissement de la réflexion et des contenus.

Il est intéressant de noter que les journaux télévisés forment une propagande pro-capitaliste plus efficace que desprogrammes de reportages et magazines qui prennent le « capital » comme sujet. Que voit-on dans Capital sur M6 (ou encore dans la série de films récemment produits par Arte sur le même sujet : La bourse ou la vie) si ce n’est une série de reportages sur les effets humains de la course après la richesse : tel patron (disons Francis Mer, par exemple) déploie vraiment une personnalité dominante épatante, telle catégorie de la population s’est fait gruger avec tel produit, telle société marche vraiment comme un seul homme au quart de tour, saut que ça grince et ça résiste forcément quelque part… Des rapports de forces et des drames de humain contre humain, des choses à voir, à comprendre et à ressentir. Le magazine (et les films) font la preuve que le capital est un rapport humain, que son enjeu est une victoire ou une défaite humaine, autre chose que le docte enseignement des « lois du Réel » ânonnées par les journalistes financiers aux JT.

Cherchant ma place dans le magma marchand de la production télévisuelle, je trouve que le documentaire, du moins celui qui m’intéresse, constitue une toute petite pièce de la stratégie audiovisuelle des groupes producteurs de programmes, privés ou publics d’ailleurs, dès qu’ils visent un public de masse. On dit des services de « documentaires et magazines ». Or n’importe quel visiteur de MIPCOM constatera tout de suite que le documentaire animalier, le documentaire sur la terre et ses évolutions, le documentaire du voyage et de l’aventure constituent le gros de l’offre sur le marché international. Certains « produits » scientifiques ou historiques marchent bien sur le plan international : des chapitres encyclopédiques illustrés à la BBC par exemple, ou à la National Geographic, parfois des enquêtes et des reconstitutions. Les analyses approfondies de l’actualité, le Journalisme d’investigation (déjà pas un point fort de la culture française, minée comme elle est par un héritage de journalisme politiquement servile) s’exportent moins bien. Les films touchant les questions sociales ou des essais poétiques développant un point de vue personnel affirmé ne se voient à l’étranger que lors de certains festivals.

Or l’audimat, devenu quasi unique critère de vérité pour les décideurs des chaînes, constitue un piège. Dans un marché concurrentiel, entre le spectaculaire et la communication de l’humain, le spectaculaire l’emportera, sauf pour une minorité. Entre des informations consensuelles et un parti pris qui exige la réflexion du public, le consensus l’emportera. Entre des formules déjà pré-codées de discours et une recherche vers un langage neuf, c’est le connu et le conventionnel qui seront primés. La programmation de masse se doit d’être, à l’instar des autres meubles du salon, confortable (réconfortante) et attractive (divertissante). Chomsky le souligne de manière convaincante dans le film Manufacturing Consent ; celui qui affronte le consensus a infiniment plus de difficultés à faire entendre sa voix que celui qui le conforte, toutes autres choses étant égales — et elles ne le sont pas. Dans le cinéma ou l’audiovisuel on peut parler d’un consensus des contenus, mais aussi d’un consensus des formes.

Ici intervient le problème déjà traité par cette revue de la « formation du regard » et du ciblage du niveau d’exigence dans une société où les gens sont massivement formés/déformés, éduqués à la mémorisation et déséduqués à l’interrogation indépendante. Les êtres humains, français entre autres, ont appris au long de leurs années d’école, et disons avec plus de constance et de force à partir du collège, que leur opinion ne compte pas, leur initiative n’est pas demandée, le seul effort qu’on leur demande est d’obéir ou de faire le mieux possible au milieu de contraintes contradictoires et imposées par des forces et des personnalités hors de leur contrôle et qui ont, de toute façon, plus de pouvoir qu’eux. Tout un pan de la sociologie du travail s’est penché ces dernières années sur la « souffrance » vécue par l’être humain pris dans de telles positions.

Ces messages sont largement confirmés quotidiennement dans une majorité des postes de travail. Le soir, devant la télé, comment pouvons-nous imaginer que des habitudes apprises avec autant de force durant la vie scolaire et professionnelle soient ignorées. Le cinéma et la télévision dominants, du marché, sont des objets de consommation, des sucettes de l’esprit. Sauf exception, on ne rentre pas à la maison après une journée de tracasseries, de harcèlement et d’humiliations pour devenir public actif devant un film qui interpelle un sujet particulier chez le spectateur, que ce soit par le contenu ou par la forme. Ce type de programme est renvoyé vers les marges, vers les minorités qui peuvent se morceler ou se spécialiser à l’infini. Le documentaire social ou politique, le documentaire de réflexion sur la société telle qu’elle est, et qui tente de sonder où elle va, est cantonné dans ces cases et chez ces publics « minoritaires ». Rappelons qu’Arte, aussi contestables que certains de ses choix de programmation puissent paraître, se réjouit quand elle est regardée par 5% du public !

La difficulté de cette situation en boucle est que la programmation crée et forme son public, en même temps qu’elle est créée par lui. N’importe quelle soirée de télé est aussi une séance de formation du regard, une séance de modelage de l’imaginaire de tout un peuple. Donc plus la facilité est garante de succès, plus le public a tendance à privilégier la facilité. C’est le serpent qui se mord la queue dont les Loft Story et autres exercices de voyeurisme sont la spirale descendante la plus récente, mais sans doute pas la dernière. On peut toujours descendre plus bas, au fur et mesure que les tabous se brisent et l’éthique du capital (n’importe quoi pour du fric) casse les dernières résistances. On se met à rêver d’un haut le cœur collectif qui signalerait un inversement de tendance, mais à part dans certaines lettres à Télérama, on n’en aperçoit guère.

Ce qui ne veut pas dire que le public massifié et manipulable des publicitaires est un et unique. Il est composé de millions d’individus qui peuvent, dans d’autres circonstances et devant d’autres images, réagir de manière différente. Les déterminants de nos comportements humains sont multiples, superposables et variables dans le temps. Les ouvrières révoltées de Levi’s ne disent pas la même chose, n’agissent pas de la même manière quand elles luttent pour leur emploi ou lorsqu’elles font des tournées pour dénoncer ce qui leur est arrivé, que quand elles rentraient chez elles fatiguées après une journée derrière les machines.

Une telle réflexion ne mène nullement à nier l’existence ou l’efficacité des outils des manipulateurs. La médiamétrie, de même que les sondages d’opinion, mesure quelque chose, même si certains préfèrent encore le nier. Les flux de l’argent, potentiel à mobiliser la richesse et l’énergie humaine, sont la consécration de leur tangibilité.

Le documentaire critique, le documentaire social, politique, le documentaire de recherche ou artistique, voilà toute une série de pistes de création « minoritaires » qui existent et continueront d’exister aux marges de la production, mais qui semblent condamnées à évacuer les cases « grand public » des chaînes, même celles qui se disent culturelles.

Guy Seligmann, lors d’une récente soirée de discussion sur l’économie de la production organisée par Addoc, a sorti quelques chiffres tout à fait significatifs. 11 % des programmes audiovisuels de non-fiction qui passent sur les chaînes nationales de télévision aujourd’hui sont considérés comme des « documentaires de création », il y a quelques années le chiffre était de 85 %. Le CNC nous dit que sur les soixante projets d’auteurs de documentaire aidés par la commission de l’aide à l’écriture en 1999, 80 % ont été coproduits… par des chaînes de câble locales.

La multiplication des canaux, d’autres pistes de diffusion (locales, alternatives) des télédiffuseurs communautaires ou associatifs permettront la télédiffusion de beaucoup de ces films rejetés par les grands de l’industrie. Encore faut-il s’interroger sur les conditions de leur financement. Les tentatives du CNC de réduire la part d’aide accordée aux films coproduits par des télés locales est, de ce point de vue, de très mauvais augure. Quelle politique vont-ils développer lorsque Télé-Bocal aura son canal, ou Ondes Sans Frontières ? Après tout, on peut aujourd’hui faire un film sans énormément de dépenses. Mais pour faire vivre une industrie ou un tissu culturel inventif, il faut qu’il y ait une source stable et prévisible de financements. C’est le cri lancé par les intermittents du spectacle lors de leur campagne d’actions actuelles. Ce n’est pas le MIPCOM ou les participants au Sunny side qui vont la fournir. Donc une politique volontariste par l’État de redistribution des ressources de la télévision s’impose n’y a aucune honte à taxer le chiffre d’affaires des grandes chaînes pour financer la recherche et la production créative. Le personnel du CNC et du Cosip feraient bien de s’éveiller à l’enjeu pour eux et pour la société de détendre cette politique.

En tout cas, ce qui nous concerne n’a que peu d’intérêt pour les grands groupes capitalistiques de production de programmes. Ceci ne veut pas dire que le documentaire social d’auteur est condamné à disparaître ; au contraire l’accroissement de la production, année après année, qui est constaté par tous les Festivals est lié certainement à la baisse des coûts de production et à la plus grande disponibilité des matériels. Nous sommes et nous serons une niche peu rentable du marché, mais par le jeu des redistributions financières, nous pouvons être l’objet de quelques récompenses financières ou symboliques pour calmer nos périodiques mouvements de colère. La question alors devient : est-ce que cela nous suffit ? Et cette question-là se pose à l’ensemble de la communauté documentariste.

Si l’enjeu principal de faire un film est de masser son narcissisme inassouvi, on peut parier que la réponse sera positive. Si par contre notre envie de faire du cinéma, et c’est lé cas de l’ensemble de ceux qui sont interviewés ci-après ainsi que de le mien, se cheville à d’autres envies, d’autres déterminations, dont celle de voir le monde changer, le rapport de forces bouger, nous sommes déjà, et nous serons de plus en plus contraints de nous comporter comme des marginaux résistants, contraints d’inventer, comme d’autres générations de cinéastes dans d’autres conditions avant nous, des modes de financement, de production, et surtout de diffusion appropriés à notre démarche et à nos visées. Avec qui et comment ?

4. Sur quelques images de distance, d’opposition, de résistance…

Les images que chacun d’entre nous aurait envie de voir, de faire, sont forcément d’une extrême diversité. Les uns trouveront dans la poétique un langage propre. D’autres, et je fais partie de ceux-là, poursuivront un travail de réalisation en articulation proche avec l’un ou l’autre aspect du mouvement social, dans un artisanat de la production et de la diffusion hérité des pratiques du cinéma militant. Pour tenter de comprendre le monde, on se met à le filmer ; en le filmant, nous essayons de le comprendre et de le faire comprendre aux autres. C’est une position où l’esthétique se mêle à la politique, ou le militant n’est jamais très loin du créateur de formes. Parfois certains de ces films réussissent à articuler les contraintes liées à la production/diffusion télévisuelle avec un propos qui soutient une poursuite de carrière par la diffusion militante ; le meilleur des mondes.

Ici parleront quatre cinéastes qui ont visé ce double statut : Vincent Glenn, auteur de Davos, Porto Alegre et autres batailles (co-écrit avec Christophe Yggdre, Film O productions), Marie-France Collard, Ouvrières du monde (Latitudes Production, France, 2000), Marcel Trillat, 300 jours de colère (avec l’amicale complicité de Maurice Failevic, France 2, VLR Films). Enfin s’y ajoutera une rencontre avec Carole Poliquin, cinéaste canadienne, auteur d’une suite de films qui explore différentes manières de dénoncer les effets de la mondialisation depuis le début des années quatre-vingt-dix.

Filmer les ouvriers, les ouvrières, leur donner la chair de vrais personnages, voilà le propos de Trillat et de Collard. Ensuite, suivre à la trace la destruction de leur emploi, leurs propres démarches pour comprendre ce qui leur arrive, y compris en voyageant vers le sud, lieux des délocalisations, voici une deuxième démarche partagée. Enfin donner visage à ces délocalisations, voir et discuter avec les ouvrières indonésiennes) les contremaîtres (turcs) bénéficiaires (mais moyennement reconnaissants), voilà un troisième point commun de ces deux films. Tous les deux sont des films sur une défaite. Les ouvriers de Mossley dans le film de Trillat se battront jusqu’au bout pour la mise en œuvre d’un plan social digne de ce nom ; ils ne seront pleinement récompensés par une victoire qu’après la télédiffusion du film. Les ouvrières de Levi’s, malgré leur offre d’accepter des réductions de salaire, perdront leurs postes, incapables qu’elles sont de concurrencer vers le bas les salaires indonésiens.

Si ces deux films ne représentent pas le capital, ils représentent énergie humaine mise en œuvre par le capital, ils représentent les changements dans le mode d’exploitation. Et sur le plan du narratif, de la durée du suivi, de la pleine caractérisation des personnages figurés, ce sont des réussites. Ce sont aussi, tous les deux, mais notamment le film de Trillat, de beaux films sur la figure de l’ouvrier, sur cet homme et cette femme qui, faisant partie d’une corporation de producteurs, estimaient que la richesse du monde dépendaient de leur travail. Forts de leur rôle crucial dans le cycle du travail, de son caractère collectif et interdépendant, ils ont cru un temps pouvoir être la clef pour une renaissance morale et politique. Aujourd’hui ils sont rendus superflus, jetables. Nous voyons leur désarroi, l’écroulement moral et social que signifie la désindustrialisation. Ces deux films sont les instigateurs d’un débat sur ce que devient le monde ouvrier, et sur comment re-sceller des morceaux d’identité à travers les frontières, sur un plan précisément mondial.

Le film de Vincent Glenn, Davos, Porto Alegre et autres batailles pose d’autres problèmes. Mettant face à face deux événements importants : la tenue du troisième Forum économique mondial de Davos, Suisse, et le tout premier Forum social mondial de Porto Alegre, Brésil, Glenn monte une sorte de carte postale en interface, une succession de clips (interviews, interventions, vues des lieux, plages de musique) qui fait l’état des discours et des positions actuelles sur la question. Nous voyons d’une part les doutes, les interrogations qui commencent à fracturer la belle assurance et suffisance affichée autrefois sans complexe chez les puissants ; nous voyons la joie et l’embryonnaire sentiment qu’enfin, une forme adéquate a été trouvée pour la rencontre et le débat chez les opposants. Le film a été autoproduit dans des circonstances élaborées dans l’interview qui suit. C’est un exemple parmi de nombreuses autres initiatives à tenter, abouties ou pas, mais dont il nous incombe de parler.

Carole Poliquin, auteur de Turbulences, du Bien commun, de plusieurs autres films qui racontent les enjeux de différents aspects de la mondialisation, nous propose une leçon de méthode, à la fois dans sa manière de monter ses productions et dans sa manière de trouver des histoires à raconter. Elle nous indique la recherche par laquelle elle a trouvé une voie cinématographique pour raconter des liens complexes qui sont au cœur de la mondialisation.

Quatre expériences parmi des milliers d’autres. Dans ces pages, des nouvelles de ce front-là apparaîtront régulièrement.



Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 53, 3e trimestre 2003)