Filmer le passage

Dominique Cabrera

Filmer seule. Jamais tout à fait seule. Ce matin c’est à la sollicitation de Thierry Nouel que je dois d’écrire. Seule dans ma cuisine, avec lui et avec bien d’autres, je me souviens de ce double mouvement que j’ai eu.

Quand j’ai filmé seule, cela a été pour faire deux journaux filmés, des essais, filmés quasiment au jour le jour de l’année 1995 pour Demain et encore demain et par à-coups pendant une dizaine d’années pour Grandir.

J’étais seule pour filmer mais je n’étais pas seule pour faire les films. Quand je faisais Demain et encore demain, il y avait à l’INA, Claude Guisard, Sylvie Blum, Jacques Pamart et bien d’autres qui soutenaient, entouraient ma solitude. Quand je tournais Grandir, il y a eu plus de solitude puisque je produisais le film seule mais il y a eu l’appui de Catherine Bizern au début, puis le partage du projet avec ma sœur Nathalie et au moment du montage avec Marc Daquin, le soutien d’Everybody on deck.

Ces présences, je les nomme spontanément soutiens, appuis, partages. Face au vide où l’on se lance quand on fait un film, on cherche des alliés, un fil d’Ariane. Pour sortir du labyrinthe de cette entreprise qu’on met en branle dans le brouillard on suit des fils, des couleurs, des visages, des rythmes, des formes, des idées. On cherche sa route, on trouve un croisement, on passe un gué, on est projeté plus loin, on se retourne, on est déjà arrivé. C’est de l’entrecroisement de la volonté, de la chance et des hasards que naitra le film fini, énigme dont on ne connaît le visage qu’au dénouement.

Faire des journaux filmés, cela aura été noter, cela aura été principalement prendre des notes avec une caméra, un appareil photo, un téléphone. Notes de lumière, notes de musique, personnes, moments. Notations. Prendre des notes, c’est d’abord filmer le présent. Enregistrer la couleur du temps de ce jour-là. À cet instant là et pas à un autre. Haïkus, inscrire le temps qu’il fait, la saison, l’instant dans un fragment modeste et fragile qui se dresse pourtant comme une stèle plantée pour toujours. Haïkus, croquis de ce que j’ai devant moi, objet, tasse sur la table, soleil par la fenêtre, main qui s’approche, regard, sourire, larme. L’autobus qui est passé dans cette rue ce jour de printemps. La neige ce matin-là. Je ne cherchais pas quelque chose à filmer, à construire pour le filmer. Je filmais dans le mouvement de la vie les contingences de ma vie concrète. Filmer le contingent. C’était rendu possible par le fait de filmer seule. C’était aussi pour filmer cela que je filmais seule.

Dans une entreprise cinématographique où j’aurais mobilisé une équipe, je ne me serais jamais trouvée dans la contingence à ce point. Dans un film où l’on va chercher de l’argent pour enrôler des alliés, des collaborateurs, on articulera forcément le projet vers le général. Tout le travail, l’art peut-être sera alors à mon sens de favoriser la circulation de la contingence dans le général. C’est à dire de rendre le général intime, personnel. Tel acteur choisi, tel technicien rencontré n’est pas aussi proche que mes proches, mais pour que le film soit beau, il faudra tout faire pour qu’il soit dans le film comme cet intime, ce proche. C’est la grâce qui nous visite quand on s’en approche et la disgrâce qui nous frappe quand les portes ne s’ouvrent pas.

Pourquoi vouloir filmer le contingent ? Qu’y a-t-il de si précieux dans le contingent ? Le contingent c’est l’être. Le contingent, c’est notre être dans ce sens si difficile à admettre au fond que c’est le défaut qui est la plus précieuse des qualités. Le je, si changeant, ondoyant, multiple, faire un journal filmé c’est une manière de l’approcher dans son mouvement. L’infinie variation des êtres humains. Défauts, fêlures, obsessions, c’est là qu’est l’humanité, c’est face à cela qu’on se place en disant je dans un film, au cœur du contingent, parfois ridicule, prétentieux, parfois grandiose, virtuose. Le je ridicule et grandiose. Ce qui nous fait tenir debout avec et malgré nos limites, notre misère. Quand je regarde mes films à la première personne, je vois à la fois le plaisir de vivre que j’éprouvais, qui me faisait faire le film, la jubilation d’être en vie mais je vois aussi la disparition inscrite au bout de l’histoire. L’après. Les films à la première personne sont écrits plus que d’autres à la lumière de la disparition. Filmer le passage.

Aujourd’hui, dans l’Occident capitaliste, en France, dans nos outils de filmage et de montage même s’inscrit plus fortement que jamais peut-être la normalisation. L’anonymat des produits industriels, y compris cinématographiques, dégage une étrange séduction, celle d’avoir été fabriqués comme sans effort, par des personnes interchangeables, comme en dehors du labeur. C’est le rêve fou d’une humanité libérée d’elle-même, d’une perfection produite sans histoire. Faire un film seul, c’est forcément inscrire le contraire, le souffle d’une personne, ses mouvements intimes, son phrasé, son battement de cœur, son outrecuidance, sa maladresse et ses fulgurances. Sur l’ordinateur que j’utilise à l’instant, quand je vais envoyer ce texte sur le réseau, mon mouvement sera encadré, porté, enserré, normé par une puissance commerciale et industrielle dont l’empire nous surplombe et nous plombe. Qui sait comment ne pas laisser aspirer notre humanité par la marchandisation et l’industrialisation universelle ? C’est le défi de notre temps. C’est en cela peut-être que faire un journal filmé dans le vacarme médiatique pourrait être un acte de résistance. Je cherche un autre mot, le mot de résistance me parait un habit trop grand. Mais prendre le maquis, résister fut aussi une humble entreprise, des chemins de traverse à prendre, des mains qui se tendent, des regards qui se trouvent. Nous tâtonnons. Cultiver nos herbes folles, filmer à la première personne du singulier est une des manières en boitant parfois de chercher un chemin.

Janvier 2016


Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 14, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0014, accès libre)