À propos de Raymonde Carasco et de Fernand Deligny
Martín Molina Gola
Écrire à propos de Raymonde Carasco et de Fernand Deligny est une affaire difficile tant leurs œuvres respectives se trouvent à la croisée d’activités poétiques et politiques, de disciplines et d’indisciplines différentes, ainsi qu’au carrefour de pôles géographiques, d’affinité et de vie. On pourrait commencer en affirmant que tous les deux furent à la fois de grands écrivains et de grands cinéastes, pour qui l’écrire et le filmer étaient des activités inséparables comme les deux faces d’une même pièce. Pour préciser un peu notre propos, on peut avancer l’idée que leur travail se situe à l’intersection du cinéma et d’un champ d’investigation : dans le cas de Deligny, l’enfance dite « inadaptée » et quant à Carasco, la philosophie au prisme d’Antonin Artaud et de la pensée tarahumara.
La pensée de Fernand Deligny s’est tout d’abord établie à travers son travail avec les patients de l’asile d’Armentières pendant la Seconde Guerre mondiale et ensuite avec des jeunes délinquants et des enfants autistes dans l’après-guerre. En 1965, après l’aventure de la Grande Cordée 1, qui donne lieu à un premier film, Le moindre geste, coréalisé en 1962 par Deligny et Josée Manenti, il se retrouve à la clinique de La Borde. Invité par le philosophe et psychanalyste Félix Guattari et le psychiatre Jean Oury, il rencontre également Jean-Marie J. dit Janmari, un enfant autiste et mutique de douze ans, dont la garde lui sera confiée et avec qui il noue une amitié décisive. C’est à partir de cette rencontre que Deligny se lance dans une tentative inédite de recherche, de création et de vie avec quelques compagnons de route dont de jeunes autistes, dans les Cévennes. Cette expérience donne lieu aux films Ce Gamin, là (1975) et Fernand Deligny : À Propos d’un film à faire (1989), tous les deux réalisés par Renaud Victor ainsi que Projet N (1979) réalisé par Alain Cazuc. L’œuvre de Deligny, longtemps située aux lisières de l’éducation spécialisée, se trouve ainsi prolongée à travers le cinéma vers une dimension éminemment anthropologique, politique et poétique.
Raymonde Carasco, avant de devenir cinéaste est avant tout philosophe, ayant soutenu en 1975 une thèse dirigée par Gérard Granel sur l’imagination dans la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles, sous le titre La fantastique des philosophes. Elle s’initie au cinéma peu de temps après avec un premier court-métrage, Gradiva, tourné dans les ruines de Pompéi et inspiré du texte éponyme de Wilhelm Jensen analysé par Freud. Ce film est présenté au festival de Hyères en 1978. Dans la suite d’un premier voyage en quête des traces des passages de Sergueï Eisenstein et d’Antonin Artaud au Mexique, en 1976 Carasco arrive à Norogachic dans la Sierra Tarahumara avec son mari Régis Hébraud – son complice, chef-opérateur et monteur. De la rencontre avec ces lieux et avec Erasmo Palma 2, poète, musicien et traducteur Rarámuri (Tarahumara), naît une série de films produits entre 1978 et 2001, parmi lesquels on peut mentionner Tutuguri (1979), Los Pintos (1982), Los Pascoleros (1985) et la trilogie Ciguri (1996-1999), qui occupent Carasco pendant le reste de sa vie et dont le travail d’archive sera rigoureusement prolongé par Régis Hébraud, à la disparition prématurée de Carasco.
Au premier abord, la mise en rapport de ces deux œuvres peut sembler incongrue. Que peut bien avoir à faire un éducateur dans les Cévennes, participant à un réseau de vie avec des enfants autistes, avec une philosophe au milieu du désert mexicain réalisant des films anthropologiques et expérimentaux à partir de l’œuvre d’Antonin Artaud ? Pour commencer, on peut évoquer l’exil volontaire, géographique et anti-institutionnel dans lequel ils ont mené leurs recherches respectives, le premier dans la campagne française et la seconde dans la sierra mexicaine. En effet, l’évolution du travail de ces deux cinéastes-écrivains a été celle d’une progressive mise à l’écart des institutions, dans un élan libertaire qui caractérise également leur écriture – littéraire ainsi que cinématographique. En outre, c’est la création d’une langue à l’écart des normes – celles des taxonomies nosographiques dans la psychiatrie dans le cas de Deligny et celles de l’académisme universitaire pour Carasco – qui donne la tonalité particulière à leurs œuvres et qui constitue leur spécificité.
Pour essayer de penser Deligny en tant que cinéaste, il faut d’abord se débarrasser de certaines idées préconçues que l’on peut avoir sur le cinéma, notamment sur la notion d’auteur. Pour Deligny, le cinéma est avant tout un outil, un objet technique permettant de produire des traces des enfants autistes avec lesquels il a travaillé et vécu, ainsi que des traces de son expérience de vie dans les Cévennes. Plus que filmer, ce qui l’intéresse c’est camérer 3, verbe qu’il emploie à l’infinitif pour insister sur le rapport avec l’outillage et l’activité plutôt qu’avec un certain produit fini ou même un projet à réaliser. Le cinéma existe donc au présent, dans l’acte de camérer et non dans la production d’un film ou d’une œuvre de cinéma. Les films de Deligny sont des objets qui existent à travers un réseau d’amitiés et de collaborations, de ricochets et de rebondissements, où la notion d’auteur devient nécessairement multiple : elle intègre en premier lieu les gamins eux-mêmes, comme par exemple le charismatique Yves, héros et auteur à part entière dans Le Moindre Geste, ensuite les amis et conseillers, amateurs et professionnels, parmi lesquels Renaud Victor et Chris Marker.
Carasco vit au Mexique une relation intense avec le paysage et ses habitants, qu’elle filme avec une beauté et une force simples. Dans ses films, le carnet de voyage et l’annotation poétique à la première personne se croisent constamment avec la voix de l’Autre, que ce soit celle d’Erasmo Palma ou de Ceverico, chaman tarahumara avec qui elle réalisa ses derniers films. Les textes d’Artaud y apparaissent également de manière régulière, tantôt portés par la voix de Carasco tantôt par d’autres comme celle de Jean Rouch. Cette poétique de l’altérité est indispensable pour comprendre le cinéma de Carasco en relation avec l’écriture artaldienne. Dans ses écrits mexicains, Artaud déclare à propos du peuple Rarámuri : « Jamais un Européen n’accepterait de penser que ce qu’il a senti et perçu dans son corps, que l’émotion dont il a été secoué, que l’étrange idée qu’il vient d’avoir et qui l’a enthousiasmé par sa beauté n’était pas la sienne, et qu’un autre a senti et vécu tout cela dans son propre corps […] Le Tarahumara, au contraire, distingue toujours ce qui est de l’Autre dans ce qu’il pense, sent et produit 4 ».
Cette voix qui reconnaît l’altérité en nous-mêmes est essentielle pour penser la teneur politique du cinéma de Carasco. Car celle-ci prend tout exotisme à contre-pied, dans son approche de l’autre, où la différence est précisément ce qui permet l’identification. Dans ses films, elle essaie de faire entrer cette pensée, cette parole qui n’est pas la sienne, que cet autre soit lointain dans le temps (Eisenstein, Artaud) ou dans l’espace (Palma ou Ceverico). La position qu’elle essaie de tenir va précisément à la rencontre de ces différentes voix. Dans le recueil de ses carnets de tournage intitulé Dans le bleu du ciel 5, édité à titre posthume par Régis Hébraud, on remarque une écriture qui combine la notation intime, le poème, l’ethnographie, la réflexion d’ordre théorique sur le cinéma et sur la perception, la transcription de récits et d’entretiens, et qui dans sa synthèse se révèle comme un sismographe attentif aux différentes vitesses de la pensée ainsi qu’à la coexistence constante de modes sensibles différents.
La rencontre imprévue tant avec la réalité qu’avec l’autre est pensée chez Deligny comme chez Carasco comme un mode d’existence qui produit un terrain fertile pour l’expérimentation formelle et théorique. Carasco écrit : « Je filme le peuple Tarahumara et ses rites depuis vingt ans, et dans la patience du travail, certains Tarahumaras m’ont donné leur amitié. […] On rencontre l’autre dans le désir de l’autre et on s’aperçoit à la fin qu’il est le même, “lui” et “moi” ça n’existe pas, il n’y a pas de singularités, seulement des flux d’intensités. […] Quand vous filmez, celui que vous filmez vous donne d’abord l’immensité de la différence, l’irréductible différence, et vous, vous avez vous à lui apporter quelque chose, c’est une nécessité 6. » Deligny définit cette rencontre en différents termes : que ce soit par réseau ou arachnéen 7, l’image du tissage revient de manière insistante dans ses textes et ses images ; comme, par exemple, dans les lignes d’erre 8 qui tissent des cheminements, des rencontres, des tangentes et des effleurements entre les enfants autistes et les « présences proches 9 » qui les accompagnent. De même, pour Deligny, l’écriture se situe entre la trace, le tracé et la marche. Dans ses écrits, à travers les mots et leurs étymologies, la réflexion autobiographique rencontre l’éthologie, la philosophie et le conte, en essayant de révéler le langage à lui-même, c’est-à-dire, en déconstruisant ses modes de fonctionnement et ses pièges. L’humain est pour lui avant tout un animal traçant, tandis que le langage induit le péril de la domination et de la colonisation de l’autre. Il faut donc procéder à l’invention d’une langue, d’une poétique qui puisse esquiver ce système et faire réseau avec d’autres formes qui rendent compte ou au moins qui portent la trace de l’humain, en déplaçant le regard en dehors de la sphère de la communication et du symbolique.
L’arachnéen s’oppose à l’idée d’un projet, il s’en distingue par son absence de finalité. Le réseau est un terrain vague où des trajets peuvent se croiser sans se faire violence les uns aux autres. Cet espace, certes utopique, est constamment joué et rejoué par Deligny au cours de ses diverses expériences ainsi que dans son écriture. Il s’agit d’un lieu éthique de rencontre avec l’altérité radicale à partir duquel un certain commun pourrait émerger – surtout quand cette altérité, autiste et mutique, vit sur un autre mode que celui du langage. Cette aire dans le territoire montagneux des Cévennes, est la condition de possibilité de l’écriture et donne lieu à la tentative delignienne elle-même, où il ne s’agit pas de soigner ou d’éduquer des enfants mais plutôt de produire un milieu.
De manière analogue, le territoire tarahumara est au centre de l’œuvre de Raymonde Carasco. Son travail patient et inlassable autour de la communauté de Norogachic témoigne d’une grande sensibilité entre celui qui filme et celui qui est filmé, qu’il s’agisse d’êtres humains, d’animaux ou de paysages. À travers ses films, Carasco procède non seulement à une véritable fresque historique, géographique, politique et mythologique des Tarahumaras, comme le note Nicole Brenez 10, mais aussi à une cartographie sensible d’un certain mode d’être au monde. Les films de Raymonde Carasco sont et ne sont pas des films ethnographiques. Ils sont avant tout les traces d’une rencontre, la rencontre avec Erasmo Palma, avec la Sierra Tarahumara, avec Artaud mais surtout avec la pensée Rarámuri.
Pour Deligny, le réseau est à la fois un terrain et un « mode d’être » qui naît d’un refus du concentrationnaire. Il prend comme exemple celui du terrain vague dans lequel il allait jouer avec les autres gamins de son quartier quand il était jeune, et où, bien plus souvent, ils se contentaient de vaguer, un « infinitif qui ne nécessite pas de compléments 11 ». Vaguer, c’est partir à la rencontre du hasard sans se proposer de but ni de projet. Pour Deligny, un réseau se compose d’une multipicité de trajets reliés entre eux sans qu’il soit possible de « repérer le maître d’œuvre 12 », sans que le dialogue et la concertation soient de mise. Deligny met en garde à plusieurs reprises son lecteur contre le danger que représente le projet, pour le réseau : « Si le projet est clair, net et précis, autrement dit si le faire l’emporte, il s’agit d’un effort concerté et il se pourrait bien que l’arachnéen alors disparaisse, brisé, troué, déchiqueté 13 . » L’humain pour Deligny n’est pas nécessairement parlant, symbolique ou inscrit dans un projet social. Le mode d’être qu’est le réseau, le mode d’être arachnéen, est une machine théorique qui permet une définition de l’humain en deçà de l’échange et du sujet, qui permet de faire face à ce que Deligny désigne comme l’homme-que-nous-sommes 14, c’est-à-dire l’être « conscient d’être, tout tramé, paraît-il, de sexe et de langage 15 ».
Le réseau delignien a besoin de la brèche dans le social pour exister. Il est rencontre hasardeuse, présence proche, désintéressement : « Ça fait quand même belle lurette que je me retrouve dans des demeures abandonnées. À chaque fois ma compagne [l’araignée] m’a précédé […] Je ne vais pas entreprendre de l’asservir et il est évident que ma présence ne lui sert à rien. Il y a dans ce désintéressement un aspect hautement moral 16.» Le réseau est cette aire qui se dessine par des trajets et des tracés et non par des projets et du langage. De même, l’œuvre delignienne se trouve quelque part entre les traces écrites, filmées ou dessinées, dans cette tentative de refondation du rapport à l’autre, qui s’oppose à la hiérarchie entre le faire pensé, prémédité et travaillé par le langage et l’agir de ces enfants que la psychiatrie considère comme incurables.
Le Moindre Geste (1971), son chef-d’œuvre, tourné entre 1962 et 1963 par Josée Manenti et monté plusieurs années plus tard par Jean-Pierre Daniel dans la coopérative SLON 17, commence avec une mise en garde sur les rapports subtils entre la fiction et le documentaire. Ainsi, les premiers intertitres du film annoncent : « Yves est Yves dans ce film / Any est Any / Son père est son père / Sa mère est la mère de Richard / Marie-Rose est Marie-Rose / Les Cévennes sont les Cévennes ». Le scénario écrit par Deligny est assez minimaliste : d’un côté on assiste à la fugue de Richard et d’Yves de l’asile, de l’autre on suit le quotidien d’Any, fille d’un ouvrier qui travaille dans une carrière proche. Richard chute dans le trou d’une maison abandonnée ou ils s’étaient réfugiés, Yves essaie alors de le secourir sans y parvenir. Quand Any croise Yves en train de déambuler seul, elle le ramène à l’asile. L’anecdote du film se présente surtout comme un prétexte pour que Yves erre librement et parte à la dérive dans les montagnes cévenoles en ouvrant la voie a toute une gestualité burlesque et une performativité corporelle inouïe.
Dans le film, le son et le montage sont travaillés selon le principe de la discontinuité, par ruptures entre les plans et entre le son et l’image, ainsi qu’entre la parole et le geste. La bande-son est construite comme une pièce sonore bruitiste, où l’on suit le cours des mots d’Yves comme on suivrait le cours d’un fleuve par moments clair et limpide, et à d’autres turbulent et obscur. On ne peut éviter de penser aux dernières émissions radiophoniques d’Artaud en écoutant ce monologue à la croisée entre la glossolalie, le détournement du discours psychiatrique et politique, ou encore de celui de Deligny lui-même qui est par moments parodié. La photographie en 16 mm noir et blanc contrasté de Josée Manenti met en relief le paysage cévenol dominé par la roche, qui parfois se confond presque avec les silhouettes des enfants. Le cinéma permet à Deligny de rendre compte de ces infinies variations de la nature que le langage et la symbolisation éliminent au profit de la communication.
Ce rapport à l’aspect individuel de l’image cinématographique est tout aussi essentiel pour le cinéma et la philosophie de Carasco, qui le consigne dans ses textes sous la notion d’« événement ». Comme l’explique Régis Hébraud : « Sur place nous apprenons à capter l’événement : nous créons ce qu’on peut appeler des machines désirantes, la patience, la chance et la magie font le reste. Une machine désirante, c’est être prêts à tourner un certain type d’événements, c’est choisir un point de vue, un cadre, une vitesse, c’est “faire” la lumière, et le point, et savoir attendre 18. »
Pour Carasco l’événement est rencontre, attente, tout autant que désintéressement et découverte insoupçonnée : c’est ce qui sous-tend la poétique carasquienne dans son ensemble et qui distingue son cinéma du cinéma ethnographique. Si Carasco travaille sur les mythes et les traditions des Tarahumaras, sa recherche est avant tout celle de l’événement : « Peut-être l’expérimentation donne-t-elle au temps une certaine élasticité, un certain vague. Un temps vague, ligne vague. Gradivique, lui aussi. Devant ce temps, il suffit d’être prêt. Sans alerte visible, sans impatience. Être là au moment de l’événement 19. »
Dans son film Tarahumaras 78 (1979) l’événement ainsi révélé est celui de la marche. Ici, Carasco, en prolongeant ses réflexions sur le cinétisme et le fantasme à propos de la Gradiva, produit une ethnographie poétique au ras du sol. Elle propose un travail rythmique et musical de thèmes et variations à partir des pieds des Tarahumaras, des pieds qui courent, qui marchent, qui sèment, qui jouent, qui attendent. Au motif des pieds s’ajoute celui des traces du déplacement et des gestes coutumiers le long des petits sentiers en terre battue qui se sont créés dans la sierra au cours du temps. Les traces humaines et les accidents naturels sont mis en relation, de même que la marche est intimement liée à travers le montage à l’expérience du tracé, représenté par une série de peintures rupestres abstraites qui ouvrent le film. Ici, l’attention portée au geste va de pair avec l’esquive des visages. Carasco semble dans ce film moins intéressée par le Sujet ou la notion dramatique de personnage que par les figures multiples de l’humain. Comme dans les lignes d’erre de Deligny, on voit dans ce film une esquive de la communication langagière au profit d’une cartographie des déplacements, ainsi qu’une attention portée au geste qui est poussée jusqu’à la révélation poétique. Cette révélation ne peut être trouvée qu’à travers une disponibilité particulière de la part de la cinéaste, une disponibilité qui découle d’une patiente intimité avec le milieu.
Cela permet de mesurer à quel point des fils se tissent entre Deligny et Carasco. Pour celle-ci, rester dans ce temps vague de l’attente de l’événement, c’est ne pas assujettir son « camérer » aux impératifs du projet pensé. Un événement n’est pas quelque chose qu’on peut prévoir, il faut plutôt être disponible et ouvert à cette rencontre insoupçonnée. Les « poèmes ethnographiques », termes utilisés par Nicole Brenez 20 pour caractériser l’ensemble de l’œuvre de Carasco, se définissent par cette attention à l’événement qui peut être tout autant gestuel qu’atmosphérique, une parole ou une peinture, un pas, une musique ou un objet : « FAIRE DE L’HUMEUR ÉVÉNEMENT. Un cri de coq, le sifflement d’un train, le début de l’orage, du granizo, sont au même degré événements 21. »
Comme le note Gabriela Trujillo 22, l’œuvre de Carasco dresse une poétique de trajectoires. Le pas de la Gradiva, les trajets des Tarahumaras dans le désert, les trajets parcourus par Artaud au Mexique, tout cela constitue un réseau qui permet la rencontre avec l’événement. En effet, la réitération des trajets va de pair avec l’attente de l’événement carasquien : « Nous commençons à faire la carte de nos trajets le long d’un segment du rio 23. », « Entre chien et loup, des chemins apparaissent, zigzaguent, presque phosphorescents, sillages, d’une mer de pierre. Quel peuple (d’esprits, de géants, antiques ou actuels Tarahumaras) quel peuple ose ainsi user le plan des rochers, y répéter ses trajets coutumiers jusqu’à cette pyrogravure sans mesure 24 ? »
C’est cette même réitération des trajets, cette errance productive, qui la pousse à revenir à Norogachic pendant presque trois décennies et qui donne à cette fresque un caractère arachnéen. Les films de Carasco se déploient dans le temps de manière à la fois extensive et intensive, de l’attention portée aux gestes, comme ceux dans les scènes de danse minutieusement filmées par Carasco et Hébraud, jusqu’au déploiement dans le temps de la vie et de la pensée d’Erasmo Palma ou Ceverico. Son œuvre est menée par une nécessité et une rencontre et non par l’obsession productive de faire œuvre. Les images de Carasco sont d’une énorme richesse anthropologique et pourtant elles dépassent ce champ de savoir par l’attention qu’elles portent à chaque événement dans son unicité. De même, la position perspectiviste assumée par Carasco permet de penser l’homme-que-nous-sommes, critiqué par Deligny dans ces textes, depuis une position autre, celle de la pensée Rarámuri.
Deligny n’a jamais été timide dans sa critique de l’homme-que-nous-sommes et de ses projets : « Le projet pensé absorbe tout et ce qu’il ne peut pas absorber, il le détruit comme inopportun 25 ». La situation présente ne fait que confirmer son pessimisme. Notre projet de civilisation court à sa perte. Nous avons pris cette image de l’homme pour notre nature, en détruisant tout ce qui lui échappe. Les films de Carasco transmettent la beauté mélancolique d’un monde menacé de disparition, d’une possibilité de l’humain qui se perd dans le temps. Deligny, lui, écrit à propos des dessins faits par les hommes de la Terre d’Arnhem en Australie, des images de tortues réitérées sans cesse sur les écorces des arbres : « Et l’émoi qui peut nous surprendre à errer l’œil sur la tortue n’est pas dû au fait que nous contemplons un ouvrage singulier, exceptionnel, mais tout au contraire, du fait que cette tortue est ressentie commune ; elle est humaine 26 ». Ce que proposent Deligny et Carasco à travers leurs vies et leurs œuvres, c’est de mettre en jeu cette tentative de création du commun, d’élargir les possibilités de l’humain et de repenser les liens qui se tissent inévitablement entre nous et les autres. Ces moments, ces événements furent brefs et fugaces mais ils restent indispensables aujourd’hui dans le combat ordinaire de tout un chacun pour créer des fils d’araignée avec les autres et trouver d’autres formes, politiques et poétiques, de penser l’humain. Ou selon les mots de Deligny,
« L’art ; encore un mot qui a bon dos, énorme tortue qui surgit du fond des âges […] que rien ne prouve qu’il est attendu qu’advienne l’être humain pour se faire jour. C’est même tout le contraire ; l’art est partout dans la nature et, ce qui est surprenant, c’est que l’homme respecte encore quelque chose qui n’est pas plus utile qu’une toile d’araignée sur le mur 27. »
- Première tentative de réseau de prise en charge d’enfants et adolescents délinquants et caractériels en séjours d’essais à travers la France menée avec l’aide du réseau des Auberges de Jeunesse et des militants du PC.
- Auquel Carasco et Hébraud dédieront un portrait poignant et qui nous quitta en 2016 : Portrait d’Erasmo Palma, 1987-2011, 34 minutes.
- Deligny Fernand, « Camérer », Caméra/Stylo #4, septembre 1983.
- Artaud Antonin, « Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras », Les Tarahumaras, Gallimard, Paris, 1971, p. 22. Cité par Raymonde Carasco dans « Filmer ce désert », texte pour Nicole Brenez, avril 2004.
- Carasco Raymonde, Dans le bleu du ciel : Au pays des Tarahumaras 1976-2001, Éditions François Bourin, Paris, 2014.
- Carasco Raymonde, « Cinéma / politique », Débordements, Paris, 2004.
- Deligny Fernand, L’Arachnéen et autres textes, L’Arachnéen, Paris, 2008.
- Transcriptions graphiques des déplacements des adultes et des enfants réalisées par les membres du réseau des Cévennes pendant les années 1970. Voir, Cartes et lignes d’erre, l’Arachnéen, Paris, 2013.
- Nom donné par Deligny aux adultes, participant au réseau, qui accompagnaient et s’occupaient des enfants au quotidien. Distinction importante pour celui-ci, qui ne se considérait pas comme un soignant.
- Raymonde Carasco et Régis Hébraud à l’œuvre, dir. Nicole Brenez et Corinne Maury, PUP, Aix-en-Provence, 2016.
- Deligny Fernand, L’Arachnéen et autres textes, op. cit. , p. 15.
- Ibid., p. 19.
- Ibid., p. 20.
- Terme que Deligny utilise pour désigner à la fois le Sujet et notre projet de civilisation.
- Deligny Fernand, L’Arachnéen et autres textes, op. cit., p. 24.
- Ibid., p. 13.
- Coopérative de postproduction et de distribution mise en place par Chris Marker pour la réalisation de ce film.
- Hébraud Régis, Masterclass du 23 mars 2014, Cinéma du Réel, Centre Pompidou.
- Carasco Raymonde, op. cit., p. 32.
- Voir l’ouvrage collectif : Jeune, dure et pure : une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental, dir. Brenez Nicole, Lebrat Christian, Cinémathèque française, Paris, 2000, p. 21.
- Carasco Raymonde, Dans le bleu du ciel, op. cit., p 59.
- Trujillo Gabriela, « Raymonde Carasco rediviva », Étoilements n°6, Collectif Jeune Cinéma, Saint-Ouen, mars 2009.
- Carasco Raymonde, Dans le bleu du ciel, op. cit., p. 57.
- Ibid., Carasco Raymonde, Dans le bleu du ciel, op. cit., p 42.
- Ibid., p. 33.
- Ibid., p. 69.
- Ibid., p. 70.
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 139, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0139, accès libre)