Israéliens, Palestiniens : que peut le cinéma ?

Colloque du festival animé par Jean-Luc Hees

Introduction de Janine Euvrard : Nous avons tout essayé pour faire venir les cinéastes palestiniens qui sont à Ramallah ou dans les territoires, avec la collaboration très active, il faut le dire, de l’Ambassade de France à Jérusalem.

Ils n’ont pas pu sortir, ils sont bouclés, emprisonnés. Mais ils ont consenti un immense geste de confiance, ils nous ont donné tous les films que nous voulions.

Tant du côté palestinien que du côté israélien, l’idée de cette manifestation a été accueillie dès le début par un énorme oui. Oui, nous nous sentons seuls et isolés, oui, nous avons besoin de vous, continuez à parler de nous et à nous soutenir.

Il est important de souligner que nous avons organisé cette semaine de films et de débats dans un but précis: offrir une plate-forme, donner la parole à des gens qui ne l’ont pas souvent ensemble, à des cinéastes israéliens et palestiniens l’occasion de se rencontrer, de se parler, d’échanger des idées.

Aussi, nous les organisateurs, Jean-Luc Hees de France Inter, Robert Guédiguian, Rony Brauman, allons-nous être très discrets : nous sommes là pour aider les cinéastes, poser éventuellement des questions, mais la parole est à eux, nous ne sommes qu’une courroie de transmission.

Nos invités sont les cinéastes israéliens Udi Aloni, David Benchetrit, Anat Even, Judd Ne’eman, Ilan Yagoda, Eyal Sivan, Israélien qui vit à Paris, Simone Bitton, née au Maroc et cinéaste franco-israélienne; Samir Abdallah, cinéaste résidant en France, Rima Essa, cinéaste palestinienne arabe avec un passeport israélien — on dit aujourd’hui « citoyenne palestinienne d’Israël » —, Michel Khleifi cinéaste palestinien, Baudouin Koenig qui est aussi le chef-opérateur de Rachid Masharawi.

Jean-Luc Hees : Nous avons trouvé, à France Inter — sans savoir au moment où nous avons commencé à en parler ce qui allait s’y passer —, que la question posée par le Festival, « Que peut le cinéma ? » est une bonne question, et que c’était une affaire importante. C’est la seule question qui m’intéresse, puisque la situation qui en découle me passionne depuis ma naissance.

Cependant, l’éclatement de la guerre en Irak pourrait inciter à se demander s’il n’est pas un peu absurde d’être la tous ensemble a parler du cinéma et de l’image, des responsabilités des uns et des autres, des difficultés, et du sens que cela peut avoir. Mais justement, vu ce qui s’est passé depuis quinze jours, c’est bien d’être là, et je veux vous en remercier, vous et tous nos amis. Nous sommes fières d’être associés à cette image, comme le sont, je pense, vos autres partenaires.

J.E. : Avant d’engager le débat, je veux vous informer d’un événement qui s’est passé hier et qui pour nous est grave : à la suite de pressions de certains groupes et de certains mouvements, Arte a décidé de déprogrammer un film qui faisait partie de la soirée Théma de ce soir, 1er avril, Eyal Sivan en parlera mieux que moi…

Eyal Sivan : Ce que peuvent faire les cinéastes, c’est d’abord dénoncer tout acte de censure. Certains d’entre nous ont choisi de chercher une plus grande liberté ailleurs que dans leur pays et de partir vivre à l’étranger, en Belgique ou ailleurs pour échapper à certaines pressions et à la censure. Or, ce soir devait être projeté, dans le cadre d’une soirée thématique intitulée Dialogue israélo-palestinien, l’ennemi à mes côtés, le film du réalisateur palestinien Mohammed Bacri, Jenine, Jenine. Je cite : « Suite aux pressions extérieures à la chaîne et pour apaiser les esprits entre les communautés juive et arabe en France, la Présidence d’Arte, sur le conseil du Président du Conseil de vigilance de la chaîne, a décidé d’annuler la diffusion du film Jenine, Jenine de Mohammed Bacri » . Ainsi, Arte a peur, et au lieu de dénoncer ceux qui font peur et de nommer ceux qui exercent les pressions, Arte a rejoint les autorités israéliennes dans la censure de Jenine, Jenine. Ce film a en effet été censuré par la commission de censure israélienne, censure confirmée par la Cour suprême, et Mohammed Bacri a été assigné en justice par des soldats israéliens qu’il a accusés de crimes de guerre. Les cinéastes réunis ici, et d’autres, sur place, ont adressé au président de la chaîne, Monsieur Jérôme Clément, une lettre ouverte que je vous lis : « Les cinéastes israéliens et palestiniens participant actuellement à Paris au Festival Israéliens, Palestiniens: Que peut le cinéma ? ont appris avec stupéfaction votre décision de déprogrammer le film Jenine, Jenine du réalisateur palestinien Mohammed Bacri, annoncé dans le cadre de la soirée thématique du mardi ter avril Dialogue israélo-palestinien, l’ennemi à mes côtés. Nous protestons vigoureusement contre cet acte de censure probablement dû à des pressions politiques exercées par des éléments extérieurs. La direction d’Arte, en cédant à ces pressions, comme je viens de vous le dire, emboite malheureusement le pas à la censure officielle exercée en Israël contre ce film. Tous les films, fictions et documentaires, sont de vraies présentations de la société dans laquelle nous vivons. Avec nous, Arte se doit de partager, de discuter les différentes versions qui existent de cette même réalité, plutôt que de les interdire ou réduire leurs auteurs au silence. Nous tenons à vous faire savoir que les réalisateurs Yuli Gerstel et Elisan Guiyadi qui ont un film dans la soirée thématique, se joignent à nous dans cette protestation. En espérant que Jenine, Jenine sera diffusé très prochainement sur votre antenne, nous vous prions d’agréer, Monsieur, l’expression de notre plus haute considération. » (Applaudissements)

Baudouin Koenig : Je peux ajouter un point à ce propos. Simone Bitton ici présente et moi-même, travaillons depuis un mois à Ramallah sur une série pour Channel Four sur la vie quotidienne à Ramallah qui s’appelle Ramallah Daily, et nous aussi avons subi des pressions. Au départ cette série devait relater la vie quotidienne de Ramallah. Au bout d’une semaine ou dix jours, on a commencé à nous reprocher de ne plus faire l’équilibre. Et pourquoi nous n’irions pas tourner à Tel-Aviv ? — alors que la série s’appelle Ramallah Daily. Il faudrait vraiment porter ce débat au niveau des diffuseurs. Je pense que nous sommes tous d’accord pour parler ensemble, pour travailler ensemble, mais il faut que les chaînes nous donnent les moyens de le faire.

Udi Aloni : Je soutiens Eyal bien sûr mais je dois ajouter une chose. Le problème de Jenine, Jenine est plus que de la censure, c’est du pur racisme.

Si moi, citoyen d’Israël, je faisais exactement le même film, personne n’oserait me censurer et si Arte suit la censure israélienne, Arte participe à un acte raciste. Elle devrait vraiment reconsidérer sa décision.

Jean-Luc Hees : Voilà un propos clair. À quoi cela sert-il alors de faire des films si c’est si difficile, si la situation est bloquée depuis des décennies ?

Pourtant je constate que vous êtes nombreux, et encore certains n’ont pas pu venir ici, je pense aux réalisateurs palestiniens. Donc il y a toutes ces impossibilités de fabriquer, d’exploiter, de diffuser un film, et en même temps il y a une variété, une richesse qui semblent tout à fait extraordinaires.

Simone Bitton : Je voudrais dire que, bien sûr, c’est sans doute assez difficile pour nous de faire des films. C’est difficile pour tous les cinéastes. Mais personnellement j’aimerais mieux qu’on ne s’appesantisse pas ici sur les difficultés que nous avons. Il est difficile de vivre en Palestine, et c’est de cela dont nous rendons compte. Si ça nous est plus ou moins facile d’en rendre compte, c’est une chose, mais enfin il faut garder raison, il faut garder les proportions. Nous rendons compte d’une réalité extrêmement tragique, que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, nous tournons dans ce pays qui est le même et dans lequel il y a un peuple qui en opprime un autre, un peuple qui en encercle un autre, et c’est ça qui est difficile. Alors le fait qu’il soit difficile de montrer nos images, c’est une chose, mais comme l’a dit Udi, au moins, quand on est Israélien, en général on arrive à montrer ses images, et ce n’est d’ailleurs pas très agréable. Il n’est pas agréable, pour une Israélienne comme moi par exemple, d’avoir le droit de passer aux check points alors que mon collègue palestinien avec qui je viens de travailler pendant trois semaines, ne va pas pouvoir, lui, passer ce même check point. Il n’est pas agréable pour moi de pouvoir participer à ce Festival alors que Sobhai Al-Zubaidi, avec qui j’ai dîné il y a trois ou quatre jours à Ramallah, n’est pas là.

C’est de ça dont nos films à tous rendent compte. On n’est pas ici pour faire un dialogue entre Israéliens et Palestiniens, on est ici pour, ensemble, dire en fait la même chose. Laissez-nous travailler parce que nous avons à vous raconter des histoires qu’on vous cache. (Applaudissements)

J.L. Hees : Mais précisément, qu’est-ce qui vous a amené à faire des films ?

Eyal Sivan: Je rejoins ce que dit Simone. Mon passeport, qui m’a été donné, ou imposé à la naissance, n’entraîne avec lui aucune opinion, vision ou adhésion politiques, ni aucun métier ou vocation particulière. C’est une pure formalité administrative qui donne une étiquette à l’être humain que je suis. Donc l’Israélien que je suis est citoyen d’un pays et il le dénonce parce qu’il considère que ce pays est un pays raciste, qui occupe sciemment, volontairement, dans l’humiliation depuis des décennies, un autre peuple.

Mon passeport est une chose, ma pensée en est une autre ; il se trouve que je crois savoir faire des films et la modestie ne fait pas partie de mes défauts, donc je fais des films autour de ce terrible laboratoire. Peut-être que, si mes parents étaient restés en Uruguay, j’aurais élevé des vaches, et s’il n’y avait pas d’antisémitisme en Pologne, je serais Kieslowski ! (Rires)

Jean-Luc Hees : Hormis le fait qu’on peut être doué pour ça et qu’on a l’envie de le faire, est-ce que dans cette région du monde, la question de pourquoi on fait un film n’entraîne pas des obligations particulières, des responsabilités supplémentaires du fait même de l’extrême tension qui y règne depuis si longtemps ?

Michel Khleifi : Mais je crois que la volonté de faire du cinéma là comme ailleurs est simplement la volonté de communiquer une expérience humaine. C’est vrai pour n’importe qui, y compris pour les Français.

Chacun a une histoire personnelle, un destin qui l’amène plutôt au cinéma qu’à autre chose, mais les ressources fondamentales, la dynamique principale, c’est communiquer une expérience humaine.

Nous avons tous été des gosses, à un moment donné, donc en tant que gosses, nous avons ouvert les yeux sur une idéologie bien précise apprise en même temps qu’on grandit. On n’est pas insensible au monde, aux idéologies qui nous entourent, mais au bout d’un moment, en devenant adulte, on découvre que le problème n’est pas l’idéologie, le problème c’est l’expérience humaine: comment arriver à transmettre une peur, une angoisse, un espoir, un désespoir, un geste, une beauté, des pleurs, c’est-à-dire tout ce qui fait que notre identité personnelle évolue face à ce monde dont nous découvrons tout à coup qu’il est complexe.

Je crois que le cinéma est un art politique, un art de synthèse dans le sens où, à la différence de l’image picturale, peinture ou photo, l’image de cinéma peut porter des dialogues, de la musique, une bande sonore complexe, c’est un art politique, proche de la réalité et du rêve à la fois. Faire des films, c’est donc avoir la capacité de re-présenter son propre monde, c’est-à-dire commencer par réfléchir au monde qui nous entoure. C’est ça qui est le plus important.

Or actuellement, comme on vient de le dire, il y a la censure, il y a le mensonge pas seulement sur la Palestine, mais surtout sur l’Irak. On ne nous prend pas en considération comme des êtres libres capables de penser, de voir la vérité et d’aller vers la justice.

En tant qu’individu, on a besoin de s’exprimer et de communiquer. Entre nos deux sociétés…  et encore une fois, ça me fait mal de dire « deux sociétés » ou trois ou quatre sociétés parce que là aussi c’est encore un mensonge. Dans la modernité, dans tous les états modernes actuels, les citoyens sont des citoyens multiculturels, qui engendrent une grande cité dans laquelle vivent des gens de tous les coins du monde. Sauf en Israël qui est un état fondé sur un nationalisme du XIXe siècle. Et c’est une erreur pour le judaïsme en général ; une idéologie de maffiosi a pris le pouvoir et fait main basse sur ce monde splendide qui fait partie de la pensée, de la tradition et de la richesse humaine. (Applaudissements).

Judd Ne’eman : J’aimerais m’adresser à vous en français, mais mon français n’est pas assez bon pour ça, alors je vais parler anglais et mon amie Janine va m’aider. Le cinéma n’est pas innocent du tout. Nous savons que dans beaucoup de pays, et pas seulement en Israël, le cinéma a été au service de l’État. Ce qui est unique en Israël c’est que déjà avant la création de l’État en 48, le cinéma avait déjà été créé comme un outil de propagande pour le sionisme. C’était déjà complètement une routine, une habitude pour le cinéma israélien de représenter l’idéologie du pays. Ce n’est qu’à partir des années 70, avant que les Nouveaux Historiens viennent, avec leurs livres faire une critique du sionisme, qu’une génération de cinéastes a commencé à faire un cinéma différent. En 1978, nous avons eu un film d’un cinéaste israélien, Ram Loevy, dont le titre en français était Hirbet Hiza, qui est l’histoire de la destruction totale d’un village palestinien et dont la sortie a provoqué un véritable choc pour nous.

Il a été le point de départ d’un nouveau cinéma, d’un cinéma différent, d’un cinéma qui critique, qui dénonce ce qui se passe dans les territoires et ce que l’on fait au peuple palestinien. Vous avez pu voir certains de ces films au Festival. Eh bien, le point de départ de ces nouveaux cinéastes, de ces nouveaux films a été le film de Ram Loevy.

Juste une dernière phrase, à propos de la question Que peut le cinéma ? Il n’est pas du tout sûr que ce nouveau cinéma des années 70, ce cinéma israélien qui dénonce, ce cinéma israélien qui parle, ait un impact significatif auprès du grand public ou auprès des classes politiques en Israël.

Jean-Luc Hees : Est-ce qu’on pourrait avoir une réaction similaire de la part de nos amis palestiniens, à savoir évidemment que le cinéma palestinien a évolué, pour un tas de raisons, mais est-ce qu’il y a eu un changement, très visible depuis une vingtaine d’années ?

Michel Khleifi : Bien sûr, c’est une société vivante. En gros, le cinéma palestinien est né à la fin des années 60. Il est né parmi des militants de POLP, parmi la résistance palestinienne en Jordanie. Il était fait par de jeunes Palestiniens mais aussi par des jeunes cinéastes ou des gens qui travaillaient dans le cinéma comme cameramen, preneurs de son et qui venaient de pays arabes, Irak, Syrie, Égypte… Il faut savoir qu’à l’époque il n’y avait pas la télévision, donc leur travail fondamental était de filmer, je dirais idéologiquement le point de vue de l’OLP sur…

Jean-Luc Hees : On appelle ça un film de propagande, non ?

Michel Khleifi : Si vous voulez, mais moi je dirais un film idéologique… (Rires). Je vais vous expliquer la différence. Un film de propagande est destiné au monde entier, il est destiné surtout à l’inconscient: la propagande n’est pas simplement le discours, c’est aussi de savoir construire un langage indirect qui va petit à petit conditionner une population. Alors, pour ceux qui connaissent un peu le cinéma palestinien de l’époque, il a le côté naïf des militants de l’époque: « On nous a pris la terre, on veut notre terre, nous sommes un peuple réfugié et nous voulons retourner dans notre pays, et pour ça il faut qu’on s’arme ». Le discours était aussi simple que ça. En plus il n’y avait pas un langage cinématographique élaboré, alors que le film de propagande exige un langage très élaboré, que ce soit le cinéma soviétique, le cinéma nazi, ou le cinéma français. Regardez, par exemple, l’utilisation par la France des images de la guerre d’Algérie et de la guerre du Maroc à l’époque. Il est intéressant de constater que parfois on réutilise les images qui ont servi à la propagande contre les résistants au Maroc, contre les Algériens. Ce sont les mêmes images, avec simplement des petits changements.

Donc, le premier cinéma palestinien était un cinéma idéologique, simple, qui remplaçait la télévision, car il n’y avait pas la télévision. Ce cinéma va durer jusqu’à la fin de la guerre du Liban, puis il va être pris en charge par les télévisions du monde. C’est-à-dire que tout à coup les télévisions du monde, les équipes de différents pays vont venir et filmer la réalité palestinienne, de leur point de vue à eux; la puissance de la télévision a causé très rapidement la faillite de ce cinéma palestinien idéologique. Il fallait passer de l’expression simple d’une idéologie à un nouveau niveau.

Il y a d’ailleurs eu quelques tentatives, je pense à des cinéastes français et à un très très beau film qui s’appelle L’Olivier, à Godard, qui a fait Ici et ailleurs. Ces deux films ont précipité la faillite du langage idéologique de l’époque et ont ouvert un nouveau champ. Ce champ va restituer l’image de la réalité quotidienne des gens. Ce changement ne se manifeste qu’à travers deux ou trois films. Et puis il y a quelqu’un qui s’appelle Michel Khleifi qui va faire un film, La mémoire fertile, qui est tellement loin de la construction idéologique ou de la propagande et il va — il, c’est moi en fait ! (Rires) — je vais tirer les leçons de l’histoire du cinéma, de l’histoire de la communication en général, du monde qui m’entourait. Et je me suis rendu compte que la cause est juste mais que la manière de défendre la cause n’est pas juste. Je réfléchissais à une chose très simple: ce qui est beau dans le slogan, ce n’est pas le cri lui-même mais c’est l’état d’âme, l’expérience humaine qui amène à ce slogan. Alors j’ai essayé de filmer cette expérience humaine et au même moment de trouver aussi un regard où les sociétés israélienne et palestinienne ne sont pas seulement des antagonistes simplement voués ou destinés à une haine ancestrale. Non, il y a des constructions. La haine, c’est une construction. On construit la haine, comme on construit l’avenir. La haine dans laquelle nous avons l’impression pour le moment de vivre, c’est une construction idéologique. Il faut que tous ensemble nous essayions de déconstruire cette haine pour construire un avenir meilleur. À partir de là, dans les années 80, il y a eu un changement radical. J’ai fait La mémoire fertile, Maaloul fête sa destruction, Noces en Galilée, Cantique des pierres et ces films vont ouvrir d’autres champs. Et alors tout à coup, il y a une génération extraordinaire de cinéastes qui arrive et qui va bouleverser et augmenter encore et encore jusqu’à la mort du cinéma, puisqu’on est, paraît-il, dans le post moderne et le cinéma est mort.

Rima Essa : Je suis ici parce que je suis une Palestinienne citoyenne d’Israël.

Si nos films sont vraiment de la propagande, il est temps aujourd’hui pour nous de dire aux Israéliens : « Regardez ce que vous avez fait de nous. » J’étais la seule étudiante palestinienne, la seule Arabe dans une école juive et à chaque film que je faisais, on me disait : « Non, on n’aime pas ça, faites autre chose. » Le problème c’est qu’ils ne veulent pas entendre la voix des Palestiniens, ils ont peur. Ils se rendent compte aujourd’hui qu’il y a un autre ennemi, un autre ennemi idéologique en tout cas. « Si tu me tues, eh bien je vais te le rendre. » Nous sommes là et nous parlons, nous disons ce que nous avons à dire. Quand j’ai fait le film qui a été projeté ici, Cendres, en 2001, aucune TV israélienne n’a voulu l’acheter, ils l’ont trouvé beaucoup trop politique et m’ont suggéré d’aller voir Al-Jazira. Je ne suis pas allée à Al-Jazira et je veux continuer à faire mes films. Beaucoup de cinéastes de ma génération ont d’autres choses à montrer, une autre idéologie, et je le ferai, que ce soit à l’intérieur des territoires, en Israël, ou ailleurs.

Ula Tabari : On n’est pas là pour parler simplement d’un film, mais pour parler d’une oppression et d’une oppression légitimée. C’est pour cela que je suis là, c’est pour cela que nous sommes tous là.

Judd Ne’eman : Juste quelques mots là-dessus. Tout au long de l’histoire, les juifs ont prouvé qu’ils étaient des experts de la haine envers eux-mêmes. Et soudain, ce que l’on a vu en Palestine et en Israël est une sorte de transformation, cette haine envers eux-mêmes a disparu et à la place il y a eu la haine de l’autre. Nous avons beaucoup parlé ici du devoir du cinéma.

Peut-être le devoir du cinéma, consciemment ou inconsciemment dans le cinéma israélien depuis le début des années 80, a-t-il été de ré-humaniser l’autre, l’autre tenu comme ennemi. C’est ce qui se passe en fait dans beaucoup de films israéliens qui sont faits non par des citoyens palestiniens d’Israël mais par des citoyens juifs d’Israël, quelquefois sionistes ou ex-sionistes. L’image du Palestinien est réhumanisée. Et pourquoi est-ce si important ? L’importance de ré-humaniser l’autre n’est pas quelque chose qui a à voir avec l’idéologie ou avec une attitude émotionnelle, c’est quelque chose qui a à voir avec la pratique de la guerre. Parce que ce qui se passe dans la guerre, ce que nous pouvons maintenant voir dans la guerre et dans les relations de guerre entre les Palestiniens et les juifs israéliens c’est qu’ils se considèrent mutuellement comme un « autre ». Mais cette relation d’un

être humain avec un autre être humain signifie que l’autre est une espèce différente. Nous savons tous ce que nous faisons aux espèces différentes, nous les tuons tout simplement. C’est la routine de notre vie. C’est seulement en regardant l’ennemi comme un « autre » que nous pouvons tuer massivement. C’est l’abattoir de la guerre. Car nous transférons les anciennes pratiques des abattoirs à la guerre. La seule différence est que nous ne mangeons pas nos ennemis.

Jean-Luc Hees : Alors que peut le cinéma ? Donner à voir, donner à réfléchir. Je trouve, par exemple, extrêmement instructif de juxtaposer le film d’Eyal Sivan Izkor et le film d’Ula Tabari, Enquête personnelle, pour voir les deux modèles d’éducation qu’on propose aux deux peuples. Parce que l’avenir, c’est évidemment l’enfance et la jeunesse. Ce pays, avec ses deux nationalités, avec ses deux peuples sera ce que sera sa jeunesse. Un autre exemple important d’opposition dialectique, ce sont aussi bien ces Israéliens que ces Palestiniens qui, par les circonstances impossibles qu’on leur impose, ont été obligés de partir, de fuir. Je pense effectivement que ce que le cinéma peut, c’est donner à réfléchir, donner à connaître, donner à penser, mais la question essentielle c’est, après avoir vu et après avoir réfléchi, ce dont nous tous serons capables de faire.

Public 2 : J’ai vu plusieurs des films qui sont passés à ce Festival et je pense que s’il y a un dialogue possible entre les cinéastes israéliens et les cinéastes palestiniens, c’est qu’il y a une reconnaissance mutuelle de l’autre. Vous vous interrogiez tout à l’heure sur ce qui fait que vous pouvez dialoguer, je crois que ce pré-requis indispensable, il est là. C’est cette reconnaissance mutuelle de l’autre, et du côté des cinéastes israéliens la reconnaissance essentielle de l’injustice fondamentale faite au peuple palestinien. Ce n’est pas vrai qu’il n’y avait personne sur cette terre lorsque les juifs sont sortis des camps de concentration et sont allés s’y établir. Il y avait des habitants, ils se sont installés dans leurs maisons, ils ont pris leurs terres et il ne peut y avoir de dialogue, je pense, que si déjà il y a un certain progrès dans cette compréhension. Je remercie énormément tous les cinéastes, et notamment les cinéastes israéliens qui sont là, d’avoir montré cette violence.

C’est vrai qu’on n’a pas beaucoup parlé de cinéma, mais moi je ne suis pas une cinéaste et il n’est pas anodin que j’aille passer plusieurs heures à un festival de films israéliens et palestiniens. J’y vais pour des raisons personnelles que je n’ai pas besoin d’exposer à tout le monde, mais j’y vais à cause de la chape de plomb que le gouvernement israélien et la propagande sioniste mettent sur la situation de la Palestine. Ils font tout pour qu’on ne connaisse pas la situation. Ils font tout pour cacher que les Palestiniens vivent dans une immense prison, c’est le seul peuple au monde qui est entièrement emprisonné aujourd’hui, qui ne peut ni travailler, ni aller à l’école, ni créer, ni se rencontrer. Les gens de Gaza depuis 96 n’ont pu aller rencontrer leur famille en Cisjordanie. Mais cela ne m’a pas empêcher d’être très sensible au fait que les cinéastes palestiniens et israéliens qui sont là, sont des artistes, et on l’a vu à maints égards. Voilà. Merci.

Udi Aloni : Je voudrais juste dire quelque chose qui prolonge ce que disait Judd. Je pense que les citoyens juifs d’Israël avaient un autre problème en plus de haïr les Palestiniens : ils s’aimaient trop. C’est la maladie de l’Occident : la vanité. C’est très important. La vanité, c’est ce qui a donné le droit aux cow-boys de bombarder l’Irak. Quand vous parliez d’humilité, je crois que c’est une façon de créer de l’art et c’est aussi une façon de vivre nos vies. Mais ce trop d’amour pour nous-mêmes, c’est l’autre face du problème.

Samir Abdallah : Je voulais revenir à la question centrale du débat qui pour moi se formule ainsi : pour que le cinéma puisse quelque chose, il faudrait

qu’on le sorte des paillettes, c’est-a-dire des endroits un peu fermés ou ça tourne un peu en rond, il faudrait même le sortir de sa destination finale qui est malheureusement trop souvent aujourd’hui, seulement le petit bocal, la télévision, et se le réapproprier. En fait, je vous invite à organiser chez vous, dans votre quartier, dans un café, dans une salle de cinéma, à la fac, dans les lycées, sur les lieux de travail, des séances avec des films que vous choisirez. dans ce programme. Je vous invite tous et toutes à participer à ce type de distribution du cinéma, de nos films, pour que justement ces films puissent avoir un impact, puissent être l’occasion de développer autour de vous des initiatives et donc de rendre la question « Que peut le cinéma ? » efficace.

Qu’à partir de cette question, on essaie de développer des initiatives. Et je vous invite encore à participer concrètement et activement, personnellement aux différentes initiatives de solidarité qui s’expriment en ce moment, notamment aux missions civiles d’interposition et de témoignage.

Janine Euvrard : Je voulais ajouter à ce que vient de dire Samir que certains d’entre nous proposons des initiatives dans le cadre de différentes sortes d’associations. Depuis un an toujours en compagnie d’un Palestinien ou d’une Palestinienne dans le cadre de l’association Trop, c’est trop par exemple, nous tournons dans les banlieues, nous faisons des projections de films et nous organisons des débats. Nous avons l’intention de nous organiser avec les lycées, les collèges, les universités, le plus de lieux possibles pour organiser des débats autour des films que nous montrerons dont certains ont été visionnés lors de ce Festival. Donc des actions de prolongation sont possibles et sont nécessaires.

Public 4 : J’aimerais que l’on puisse revenir peut-être sur la spécificité de l’image cinématographique, en opposition à l’image médiatique dont on est vraiment saturés sur ce conflit. Simone Bitton disait : « Nous, cinéastes on est là pour montrer des choses qu’on nous cache, » et puis Rony Brauman dit : « Lorsque le cinéma intervient sur le conflit israélo-palestinien, lorsqu’il intervient sur le Rwanda, lorsqu’il intervient sur le Goulag, il a à peu près le même rôle, sauf que sur le Goulag et sur le Rwanda, il n’y avait pas une telle présence médiatique. » Or l’image cinématographique a une spécificité par rapport à l’image médiatique: les conditions de sa production, le temps aussi avec lequel on élabore un film, sont très différents de ce que l’on trouve dans les magazines ou aux informations télé. Quand on est cinéaste et qu’on a cette responsabilité, quel est l’apport spécifique du cinéma ?

Michel Khleifi : Pourquoi est-ce qu’on parle tellement du problème israélo-palestinien, alors que par exemple on n’a pas assez parlé du Rwanda, on n’a pas assez parlé de plein d’autres problèmes aussi graves et aussi tragiques dans notre monde ? Je me souviens d’un débat où un étudiant africain m’a fait penser à la question en me disant : « Mais dites-moi, Israël et Palestine, vous êtes combien d’habitants ? » Alors j’ai réfléchi un peu et je lui ai dit : « Je ne sais pas si les chiffres sont justes — souvent les chiffres sont tronqués, mais on est peut-être huit millions, disons entre huit et onze millions ». me répond : « Vous êtes 1o millions et vous faites chier le monde depuis des années ! » (Rires). Et je lui ai dit qu’il nous faisait une belle leçon de modestie.

C’est vrai que quand on voit par exemple l’argent gaspillé dans ces guerres en comparaison avec les besoins qui existent dans la population mondiale, quand on voit que dans la santé, l’éducation, l’environnement, on est en train de déraper complètement alors qu’une politique sensée sur ces questions au niveau mondial coûterait moins cher que le budget en armements de l’État d’Israël, ça m’a fait réfléchir. Et il m’a fait me poser la question : « Pourquoi on s’occupe tellement de nous ? »

Je lui ai dit : « Écoutez, vous habitez dans un appartement, une maison ? » Il m’a dit oui. J’ai répondu : « Quelle est la pièce que vous utilisez le plus ? » Alors on a commencé à réfléchir, est-ce que c’est la cuisine, la salle de bain, la chambre, le salon… ? Et puis en réfléchissant, on s’est rendu compte qu’en fait c’est le couloir, c’est le couloir que nous utilisons le plus.

Or quand je regarde l’histoire de ces pays, c’est vrai que presque tous les empires à travers l’histoire sont passés par là. Il y a tellement de bruit parce c’est un couloir, et un couloir en effet comme tous les couloirs, qui nous met en contact avec tout le monde. On ne peut pas nous entasser tous dans ce couloir, même s’il n’y a que dix millions. Je crois que la question m’a amené à beaucoup plus de modestie dans mon rapport au problème palestinien.

Alors à partir de là, voilà, nous produisons des images, deux sortes d’images: une image médiatique immédiate donc qui répond à l’événement, et c’est une image, je dirais sans relief de mémoire, c’est-à-dire elle ne va pas produire de la mémoire. Et il y a l’image qui par nécessité, parce qu’elle est le produit d’un récit, va représenter un univers, que ce soit l’univers intérieur de l’artiste comme l’univers extérieur qu’elle entoure, et tout d’un coup il y a cette sorte d’image qui est liée à la réalité comme je disais tout à l’heure et le rêve à la fois. C’est le cinéma. Le cinéma, c’est quand d’un côté on touche au réel et de l’autre, à l’inconscient. Et je crois que les photographes qui ont fait la grandeur de la photographie du XXe siècle, même en filmant le réel, ont touché à ça.

Ula Tabari : Je pense que la région est comme le couloir dont parlait Michel, mais je ressens la même chose entre les deux histoires. Je pense qu’il y a quelque chose de très intéressant par rapport à beaucoup de bons films.

Quand un réalisateur présente un film, souvent le film a un certain écho. Si c’est un bon film et qu’il fonctionne, qu’il reflète quelque chose, les gens

l’attaquent, nous l’attaquons immédiatement. Mais toujours les bons films restent et reviennent. Ils ne disparaissent jamais. C’est pour cela que je suis d’accord avec Michel, au sujet de la mémoire, au sujet de l’image du cinéma qui a un rapport avec la mémoire. Et je pense que dans la mémoire, il y a toujours du mouvement. Dans le travail il y a du mouvement, dans le cinéma il y a du mouvement, il y a une même dynamique. Le cinéma est un procédé de la réflexion. Bien que je sois nouvelle dans ce média, nouvelle dans la réalisation de films, je crois que le film qui commence avec une certaine idée quand il n’est encore qu’un scénario, est un processus différent pendant le tournage, et c’est un film encore différent à la fin. Et je ne pense pas qu’il soit possible de tout savoir dès le début, de tout décider depuis le début, parce que le cinéma est une réflexion, il développe une idée. Il n’est pas statique. C’est pourquoi il n’est pas enfermé dans le système, dans l’autorité.

Baudouin Koenig: Juste un petit point pour conclure et qui me paraît très important. Je peux me permettre de le dire parce que je ne suis ni Israélien ni Palestinien. Je me demande si depuis le début de la deuxième Intifada, les conditions de production, l’accès aux financements, n’ont pas changé pour les cinéastes israéliens et palestiniens ? Parce que j’ai l’impression que tous les films qu’on voit, tous les films montrés ici ont été mis en production avant. En revenant de là-bas, je sens que les conditions sont en train de se durcir. Si cette intuition était vraie, elle poserait quand même des problèmes pour l’avenir d’une des seules activités qui sont porteuses d’espoir.

Colloque du mardi 1er avril 2003,
Animé par Jean-Luc Hees, de France Inter à la Fnac Montparnasse


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 103, Juin 2005)