Entretien avec Bertrand Tavernier
Michelle Gales
D’où vient le projet du film La Guerre sans nom ?
Patrick Rotman avait eu l’idée de faire un film sur les appelés, la guerre d’Algérie et les appelés. C’est un projet qui a traîné pendant un certain temps jusqu’au jour où des gens à Canal Plus s’y sont intéressés, notamment Catherine Lamour et aussi Albert Mathieu, parce qu’il était un appelé d’Algérie. Ils m’ont contacté. Immédiatement j’ai été passionné par l’idée de Patrick Rotman mais j’en ai modifié l’angle.
J’ai demandé à Patrick Rotman et à Georges Mattéi, qui faisait les recherches, quelles avaient été les villes où il y avait eu de violentes manifestations à l’occasion du départ des rappelés. Il y avait Caen et Grenoble, et la manifestation de Grenoble était vraiment très violente. Cela nous donnait un point de départ. À partir de cette manifestation, on pouvait retrouver un certain nombre de personnages qui y avaient pris part, pour ou contre, et on pouvait suivre leurs destins durant la guerre.
Comment avez-vous contacté les participants ?
Les associations d’anciens combattants, la presse, la radio… ont été contactés par Georges Mattéi. Il est tombé sur le docteur François Sikirdji, très intéressé par l’Histoire, aussi bien celle de la guerre d’Algérie que celle du Vercors, et qui a aiguillé Mattéi vers des gens qu’il connaissait. Il a commencé à participer lui-même aussi aux recherches. Quand nous sommes arrivé à Grenoble, nous avons choisi parmi une quarantaine de personnes les trente qui nous semblaient les plus intéressantes.
La FNACA jouait-elle un rôle dans les contacts ?
La FNACA était une des associations d’anciens combattants contactées en même temps que l’UNC, l’ARAC, mais la FNACA est celle qui a répondu avec le plus d’enthousiasme et surtout il y avait, pendant le tournage, le congrès annuel de la section de l’Isère, qui regroupe presque douze mille personnes. Il nous a paru intéressant d’aller le filmer et d’y revenir de temps en temps dans le montage, et de voir la vie trente ans après la fin de la guerre d’Algérie, que mènent les anciens combattants quand ils sont ensemble. Ces fanfares, ces repas, ces dépôts de gerbes, toute cette commémoration polémique de la mémoire faisait partie du sujet. Ces manifestations n’ont pas le même sens que celles de la guerre de 1914 et de la guerre de 1939. Ce sont des actes politiques pour montrer que la Guerre d’Algérie a été une guerre et rappeler aux élus à chaque fois qu’il faut reconnaître à ceux qui l’ont faite le statut d’anciens combattants.
Certains témoignages me faisaient penser à la situation après la Guerre au Vietnam pour les Américains.
C’est ce que m’a dit un critique américain de Chicago, Dave Kehr, qui trouvait qu’il y avait énormément de points communs avec la guerre du Vietnam. Mais pour les Américains au moins la guerre du Vietnam, avec ses souffrances et ses luttes politiques, était reconnue comme une guerre. Sur l’Algérie en France, il y a une hypocrisie beaucoup plus grande, qui a augmenté le poids du silence. Les appelés se retrouvaient porteurs de souvenirs et d’une mémoire que ni les gens ni les institutions n’avaient envie d’écouter. Ils sont porteurs d’une désillusion et d’un sentiment de trahison des forces, des partis politiques de tous bords: cette guerre a été démarrée par le Parti Socialiste, avec l’aide du Parti Communiste, quand ils ont voté les pouvoirs spéciaux. Ensuite De Gaulle, avant de faire la paix, a intensifié la guerre pendant quatre ans et donc toute une génération de gens a cru à l’Algérie française et se sont retrouvés abandonnés. Tous ces gens ont l’impression d’avoir été, non pas une génération perdue, mais une génération trompée.
C’était un choix de ne pas parler davantage du contexte politique français ?
Le but du film n’était pas de faire une histoire exhaustive de la guerre d’Algérie. C’était de pénétrer à l’intérieur de l’esprit d’une trentaine d’appelés qui ont fait la guerre d’Algérie, d’essayer de faire revivre la mémoire qu’ils en avaient, de comprendre comment ils l’avaient vécue. On sent bien quelles étaient leurs opinions (ou leur absence de conscience politique, qui fait partie du sujet), et le contexte dans lequel ils évoluaient.
Il est quand même dit à plusieurs reprises dans le film, Manin le dit par exemple que ça a été dur de revoter pour les Socialistes. On en parle pour les militants socialistes aussi. Il y a aussi une manchette de journal où on voit une déclaration de Mitterrand, « l’Algérie sera française », et un des Communistes dit que c’est le gouvernement Guy Mollet qui a envoyé les rappelés. Bernard Loiseau, Jean Bollon, Séraphin Berthier cessent d’être Gaulliste en 1962 et les deux derniers penchent vers l’OAS. Il y avait deux ou trois explications plus précises mais qui faisaient langue de bois.
Nous nous sommes refusés aux « notes en bas de page » pensant que cela détruiraient l’émotion, que cette émotion était très révélatrice, riche d’enseignements si on voulait l’écouter. Pour le reste, il y a des tas de livres très bien faits qui complètent cette vision partielle.
Comment avez-vous choisi vos témoins ?
Là, je paraphraserais Marcel Ophüls, l’inventeur de ces films de mémoire collective, qui dit que le choix c’est de prendre les meilleurs acteurs, ceux qui sont intéressants. Nous n’avons jamais essayé de faire un échantillonnage en disant : « il nous faut 25 % de Communistes, 20 % d’Algérie Française… » Nous avons pris les gens qu’on sentait porteurs de quelque chose de fort en se disant que ceux qu’on éliminait, nous pourrions toujours revenir les interroger plus tard.
Vous sentiez vous plus en sympathie avec certains qu’avec d’autres ?
Bien sûr. Il y a eu même ceux avec qui on n’avait pas d’affinité au départ et qui peu à peu me, nous touchaient. D’abord parce qu’ils découvraient que nous n’étions pas là pour faire passer un interrogatoire. En tant que cinéaste, dans un documentaire comme dans un film de fiction, j’ai envie d’aimer les personnages que je vais filmer, même si je ne suis pas d’accord avec eux, j’ai envie de m’y intéresser, d’essayer de les comprendre, de voir quelle était leur vérité et je pense que c’est que comme ça qu’on peut restituer une complexité, notamment quand il s’agit d’un film qui n’est pas un témoignage à chaud.
Le film est axé sur la mémoire, donc quelquefois sur le cheminement qu’ont fait les gens. Il y a plusieurs témoignages où on voit les gens en train de penser, de changer d’avis, de réfléchir sur leur passé. Nous n’avions pas à être juges puisque ces personnages, je préfère ce mot à celui de témoins, sont eux-mêmes les juges de leurs actes. Sans qu’on ait beaucoup à le solliciter, ils nous disent, « Je pensais ça à l’époque, j’avais vingt ans, vingt-trois ans, j’étais comme ça ». Et ce contraste entre ce qu’ils disent, entre les photos qu’on peut voir d’eux à l’époque, et ce qu’ils sont devenus, la manière dont ils essaient de réfléchir, de restituer ces souvenirs, tout cela donne un va et vient complexe, émouvant entre le passé et le présent. Nous n’avions pas envie de prendre parti parce qu’eux-mêmes se remettaient en cause. Je crois que c’était parce qu’ils ont senti que nous n’avions pas d’œillères, qu’en les filmant, nous n’essayions pas de les manipuler. Dans le montage non plus et, quand les 30 témoins ont vu le film, ils nous ont tous dit, que nous avions respecté ce qu’ils disaient, que nous n’avions pas truqué leurs témoignages.
Certaines des mises en situation fonctionnent mieux que d’autres, par exemple la scène avec les diapos par rapport à celle autour d’une table.
C’est le problème primordial d’un film comme celui-là. Vous ne savez pas ce que vous allez avoir. C’est l’inconnu. Cette scène de diapos partait d’une réalité pré-existante : Pierre Achin montre souvent ses diapos et les officiers présents sont ses amis. Donc nous avons voulu les filmer ensemble. Mais la scène autour de la table, plus arbitraire, plus « mise en scène » je la trouve intéressante, sur deux plans: d’abord parce qu’on voit que très facilement dans ce groupe de gens s’instaure une hiérarchie, qu’une personne prend la parole et domine tout le débat. Par là on retrouve la vérité de ce groupe tel qu’il devait être là-bas. Et puis deuxièmement, nous aimons beaucoup, Patrick et moi, le ton du récit de la mort de Gérard que je trouve très émouvant parce que très dédramatisé.
Il était très intéressant de voir comment les gens construisent leur récit.
Cet aspect me passionnait. C’était une construction émotionnelle qui était très révélatrice. Parfois, c’est justement pour contenir l’émotion. Par exemple, le médecin, François Sikirdji dans son dernier récit, on sent qu’il accumule des détails parce qu’il ne veut pas arriver à la fin, parce qu’il sait qu’il va peut-être craquer. Dans d’autres cas, cette accumulation de détails rend compte de la mémoire, privilégie tel ou tel moment. Ces détails sont incroyables de vérité, on sent qu’ils ont tellement compté, les petits copeaux d’écorce d’arbre qui tombent sur Serge Puygrenier en train de rouler dans une pente, de jauger les rafales de mitrailleuse qui se rapproche. Il y a aussi le fait que beaucoup sont des manuels attentifs à ces choses concrètes, parce que pour eux ce ne sont pas des détails, ce sont des faits tout à fait révélateurs d’un problème, d’une émotion. Cela donne d’ailleurs à certains témoignages un style, un français extrêmement précis et pudique que je trouve très beau et qu’on n’a pas beaucoup l’habitude d’entendre dans le cinéma français, parce qu’appartenant à une classe sociale qu’on montre assez rarement. D’ailleurs, on pourrait dire qu’il y a plusieurs langues dans le film, parce que la langue des officiers n’est pas du tout la même que la langue de ceux des simples soldats ou sous-officiers.
Certains sont des vrais raconteurs dans la tradition orale telle qu’elle existe encore dans certains pays.
Oui, Gaetan Esposito par exemple, dont le français est admirable, surtout quand on sait qu’il vient d’une famille d’illettrés parlant à peine notre langue. Chez d’autres, il s’agit d’un certain choix de mots, d’un vocabulaire, d’une tournure d’esprit. Grégoire Alonso, l’un des paras, est quelqu’un de taciturne qui tout d’un coup s’est déchargé de ses souvenirs. Mais je ne le qualifierais pas de bon conteur. Il s’est fait déborder par sa mémoire, qui est remontée à la surface ce qui donne un poids, une intensité tragique parce que tout d’un coup toute sa mémoire est remontée à la surface. Il me touche beaucoup.
Gaetan Esposito maîtrise parfaitement son récit. Il y a un effet dramatique très fort quand il dit qu’il répondra à cette question plus tard.
Oui, il ne voulait parler de ça que quand il était prêt. Nous avons respecté au montage son désir. Son histoire d’ailleurs ferait un formidable film de fiction.
Est-ce jamais arrivé que les gens aient l’impression de répéter une histoire qu’ils avaient déjà raconté ?
Nous avons essayé de l’éviter au maximum. Je n’ai pas participé aux entretiens préalables quand il y en a eu, Patrick a limité au maximum et je n’ai pas voulu de Mattéi sur le plateau, pour qu’il y ait quelqu’un de neuf qui écoute. Mais c’est arrivé: Jacques Bec a refusé de redire certaines choses. Il y avait peut-être une réticence à cause de la caméra, mais il avait peut-être l’impression de se répéter.
Est-ce pour cette raison qu’il y avait une mise en situation particulièrement élaborée pour lui ? C’était très beau le fait qu’il se promène dans ce paysage pendant qu’il parle.
C’était aussi parce qu’il avait eu une expérience assez unique: il était resté plus de deux ans seul, chef de commando, étant presque le seul Européen dans son secteur des Aurès. Il refusait de se laisser filmer chez lui et j’ai pensé à le filmer dans le Vercors dans un cadre aussi physique que celui qu’il avait connu là-bas et que ça pourrait l’aider. Le fait de marcher a tout d’un coup débloqué des souvenirs à des moments inattendus (sur la torture par exemple). Ça l’a fait parler d’une certaine façon, avec ce côté essoufflé, et je trouvais bien d’avoir une scène d’extérieur, dans la nature.
Il y a une autre mise en situation importante pour Boulanger, dans cette grande salle que j’ai fait vider de tous ses meubles. Je voulais un plan très large avec juste une table et une chaise, avec la fenêtre et la neige derrière. C’était un décor complètement créé. Il y avait quelque chose, dans ce décor, la nudité de cette pièce, qui collait avec son expérience. Lui aussi nous a surpris quand il a craqué, on ne s’y attendait pas du tout.
Quels sont les règles ou les critères éthiques que vous vous donnez pour interviewer les gens dans ce type de situation ?
Des critères… le respect de la personne, la non manipulation, essayer à la fois de ne pas édulcorer, tout en refusant le « sensationnel » , ne pas hyper-dramatiser. Ça pose un certain nombre de problèmes, les mêmes que dans un film de fiction: par exemple il était important de montrer que ces gens-là craquaient. Sans en faire un spectacle. Nous n’avions pas recherché cela à tout prix (il y a même d’autres moments analogues que nous n’avons pas montés). Quand cela arrivait pendant le tournage, je coupais toujours et chaque fois, je demandais s’ils voulaient continuer. Par exemple, l’interview de Jean Manin, on a cru qu’on n’irait jamais jusqu’au bout, mais c’est lui qui insistait. Réné Donazollo aussi. Je pense que ça faisait partie de ce qu’ils ressentaient et qu’il fallait aussi le montrer.
La question
Le choix au montage s’est fait pour mettre en relief les contradictions entre les témoignages. Avez-vous pensé que certains vous avaient caché une partie de la vérité ?
Un seul, Petrone avaient plus de choses à dire et cela se sent. Quand vous faites un film comme ça, vous devez prendre en compte, dans la dramatisation, que les gens vous disent ce qu’ils veulent bien vous dire. Ça fait partie du projet. Ce qu’ils vous disent, vous pouvez le vérifier par d’autres témoignages, vous pouvez recouper, vous pouvez voir si c’est vrai ou pas vrai.
Il y avait ce lieutenant de para qui dit qu’il n’a pas vu la torture.
Il dit que dans un régiment opérationnel, on n’a pas pratiqué la torture, qu’il ne l’a jamais vue pendant ses deux ans qu’il a passé sur le terrain. Je le crois complètement et à la Scam Gilles Perrault a confirmé ce fait. La torture était moins pratiquée dans les régiments opérationnels. Elle était la spécialité des unités qui récupéraient les prisonniers, et qui étaient composées surtout d’engagés volontaires, les DOP, qui eux se chargeaient de les faire parler. Et c’est vrai que ce lieutenant a pu traverser toute la guerre sans voir une seule torture. Ce que devenaient les prisonniers je pense qu’il devait savoir comme laisse entendre Grégoire Alonso.
Je crois que tout ce qui est dit sur la torture est très juste: que beaucoup en ont été témoins, que c’était une pratique institutionnelle puisque les témoignages sur la pratique de la torture couvrent plusieurs époques, plusieurs lieux différents, et plusieurs secteurs de la guerre. Alors, là encore nous ne voulions pas hyper dramatiser, ramener la Guerre d’Algérie à cela.
Nous voulions aller plus loin, montrer que la torture était la conséquence de plein d’autres choses: de la peur, de la non éducation, d’un sentiment de vengeance, de colère, du fait d’avoir perdu des copains qui ont peut-être été torturé ou mutilé par le FLN. Nous insistons sur les exactions du FLN non pour excuser celles commises par les Français mais parce qu’elles ont été très importantes et qu’elles ont marqué l’esprit de ces jeunes de vingt ans. C’est pour ça qu’on en parle si tard dans le film. Nous avons voulu faire peser tout le poids de la guerre et de l’impression que les gens en avaient, et montrer que l’atrocité ce n’était pas seulement de la pratiquer, c’est d’y être confronté.
En même temps nous n’avons pas cherché de témoignage sensationnel, ni d’interroger un tortionnaire. Je trouvais que c’était plus violent de parler de la torture en racontant, ce qu’on éprouve comme le font Boulanger ou Bœuf, en la lisant dans les yeux de quelqu’un qui a été témoin. C’est la plus forte condamnation qu’on peut en faire, de montrer comment ce qu’ils ont vu les a abîmés. Surtout que le film se termine sur ce malade qui tout d’un coup éclate et parle des corvées de bois, de la gégene et dans une espèce de monologue dont nous avons eu souvent des exemples après les projections. Les gens tout à coup se mettent à raconter comment on torturait les prisonniers. Ils racontent des cas d’une violence incroyable et ils disent « Ça se pratiquait tout le temps », contrairement à ce que nous a écrit un général.
Est-ce que le projet est passé par plusieurs phases d’écriture ?
Non, il ne peut pas y avoir de telle méthode dans le documentaire. On avait un point de départ, un point d’arrivée. Je connaissais cet hôpital psychiatrique et j’espérais pouvoir filmer les patients, le reste… comment peut-on avoir une structure précise dans un documentaire ? C’est un des problèmes principaux pour trouver le financement. Dès qu’on a un projet de documentaire, les gens vous demandent un scénario, à commencer par les commissions qui doivent aider le documentaire, or le scénario, c’est un leurre parce qu’un scénario de documentaire, s’il est précis, sera faux. On peut donner des déclarations d’intention, mais si elles sont trop neutres, c’est qu’on connaît déjà les réponses et je me méfie des gens qui connaissent les réponses avant d’avoir posé les questions. La structure s’est élaborée à la fois pendant le tournage et pendant le montage.
Quels ont été les choix au montage ?
À la fois de trouver une construction qui était fluide, et qui mélange à la fois des thèmes collectifs et des histoires individuelles, ce que j’appellerai des thèmes verticaux et des thèmes horizontaux, qui, sans suivre la chronologie historique, ne la trahissent quand même pas trop, qui trouvent une sorte de progression dans les thèmes, comme des cercles dans l’eau crées par un caillou. Chaque fois nous allons un peu plus loin, sans déformer ce que nous avaient dit les gens, malgré l’obligation de choisir, de condenser, en passant quelquefois de 3 ou 4 heures d’interview à 20 ou 30 minutes. C’était très difficile, nous avons dû abandonner tant de choses formidables.
Combien d’heures de rushes y avait-il ?
Cinquante heures de rushes, parmi lesquels beaucoup de fanfares, de plans de congrès de la FNACA, deux à trois heures de paysages aussi, et plus de quarante heures d’interviews. C’était très long.
Il semble qu’il y a une progression dans le montage avec, au début, ces très beaux plans subjectifs en Algérie, et ces photos, puis au fur et à mesure le nombre de plans de coupe diminue.
C’est à la fois le hasard (Séraphin Berthier par exemple n’avait aucune photo) et le désir de passer peu à peu avec la fin de la guerre au présent. Ces plans de paysages me servaient à passer de Grenoble à Algérie sans qu’on sache obligatoirement où l’on est. De plus j’avais envie que ces plans soient subjectifs, je ne voulais pas qu’on voit de gens parce que je voulais me retrouver dans l’état d’esprit des appelés découvrant ces paysages. Et beaucoup, d’ailleurs, n’ont pratiquement pas vu d’Algériens. Ils étaient dans des zones relativement désertiques. Le jump cut provient d’un manque pour certains témoins ou d’un refus de plans de coupe. Ce qu’ils disaient était très dense et je me suis dit que pour préserver cette violence, il ne fallait que je l’adoucisse au montage par des plans de coupe utilitaires. Le montage cut me semblait aller avec le sujet et, même si on voyait la coupe, tant mieux, on n’avait pas cherché à la dissimuler, on montrait qu’il y avait une coupe.
Quels sont les documentaires que vous admirez et qui auraient pu vous inspirer ? Est-ce que Le Temps détruit serait parmi eux ?
Je trouve que c’est un très beau film. Je ne sais pas s’il m’a influencé. Il y a eu évidemment forcément Shoah qui a joué un rôle, mais la première influence, c’est Ophüls, encore que notre but est différent parce que Ophüls se sert de sa méthode pour débusquer des mensonges. Nous nous en servons pour ressusciter une mémoire. Ce sont donc deux optiques radicalement différentes, mais il est certain qu’Ophüls ou Lanzman ont été des références.
Est-ce que le fait d’avoir été deux auteurs a présenté des contraintes ?
Jamais. Nous avons eu des tâches différentes. Patrick n’a jamais été concerné par la place de la caméra, les mouvements, les plans de paysage. C’est lui qui interviewait parce qu’il ne fallait qu’une seule personne; deux en dispersaient l’attention de la personne qui parlait. Mais le témoin me voyait derrière la caméra, il parlait aussi à moi.
Ensuite j’ai tourné tous les plans d’Algérie seul, sans Patrick, et ensemble nous avons fait le montage et l’élaboration de la structure du film et j’ai trouvé qu’à part des points de détail nous étions tout le temps sur la même longueur d’onde sans même avoir besoin de nous parler.
Parmi mes cinéastes favoris, il y a Michael Powell et ses films sont signés avec Emeric Pressburger. Les frères Taviani sont un autre exemple. Donc il peut y avoir des auteurs bicéphales.
Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir renoncé à quoi que ce soit de mon statut d’auteur. Au contraire, je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre ce film et La Vie et rien d’autre, et même d’autres films que j’ai faits. Et pourtant l’apport de Patrick Rotman est indéniable. Et le film présente des parentés avec ses livres.
Y a-t-il une réconciliation entre le documentaire d’auteur et les sujets dérangeants ?
Le documentaire d’auteur engagé a toujours existé. Joris Ivens filmait des sujets dérangeants pour certains, mais pas pour les staliniens. Marcel Ophüls a fait Le Chagrin et la Pitié. Tous les documentaires de Resnais ou de Chris Marker, auteurs indéniables, traitent des sujets extrêmement importants.
Il y a eu dans ces dix dernières années, c’est vrai, un refus absurde du documentaire de la part des chaines, même publiques, surtout quand ils abordent des sujets dérangeants. Malgré cela on a pu voir des films comme ceux de Mosco, Les Mémoires d’Ex de Karlin et Boucher sur la Justice, des témoignages formidables sur l’épuration en Haute Savoie, ou sur les intellectuels durant l’Occupation, sans oublier les Moissons de Fer et d’autres œuvres intéressantes. Mais c’est vrai qu’on a l’impression que ce sont des exceptions, que l’on a pu voir en outre qu’après minuit. Ophüls a essayé de monter Hôtel Terminus en France, il n’y est pas arrivé. De même qu’il n’est pas arrivé à trouver une coproduction française pour November Days.
Les télévisions en France n’achètent pas les documentaires; leur politique est honteuse et stupide. Pourtant Canal Plus, qui en produit et en diffuse beaucoup, a des résultats excellents. Donc il y a un public pour le documentaire.
Le film de Michel Van Zele, Les Messagers de l’ombre qui a le FIPA d’Or, passe à minuit et demi. Les Moissons de fer passe à je ne sais pas quelle heure la nuit, alors qu’en Angleterre il passe à huit heures et demie. La situation en France est scandaleuse. Il y a une lutte à mener avec les chaînes ici à commencer par les heures de programmation.
Il y a toute une série de mesures qui me semblent très importantes pour arriver à combattre le retard que nous avons pris. Mais tout ne se résoudra pas juste en fonction des aides ou des crédits supplémentaires; il faut que les films puissent se faire, mais aussi qu’il y ait des débouchés. En même temps il y a un grand nombre de documentaires étrangers qui sont toujours inédits en France aussi bien dans les salles qu’à la télévision. Peut-être il faut chercher une solution sur le plan européen.
Propos recueillis par Michelle Gales
- Hôtel Terminus – Klaus Barbie, sa vie, son temps | Marcel Ophüls | 1988 | France, États-Unis, Allemagne | Hôtel Terminus - Klaus Barbie, sa vie, son temps
- La Guerre sans nom | Bertrand Tavernier | 1991 | France | 3h55 | 35 mm
- Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville française sous l’Occupation | Marcel Ophüls | 1969 | France, Suisse, Allemagne de l'Ouest | 2 épisodes de 135 minutes | 16 mm
- Le Temps détruit – Lettres d’une guerre, 1939-1940 | Pierre Beuchot | 1985 | France | 1h13 | 35 mm
- Les Messagers de l’ombre – 1. De la débâcle à la clandestinité – 2. De la Libération à l’épuration | Michel Van Zèle | 1991 | France | Les Messagers de l'ombre - 1. De la débâcle à la clandestinité - 2. De la Libération à l'épuration
- Les Moissons de fer – 1. Vert de gris 2. Le Théâtre des opérations | Gérard Rougeron, Jean-Claude Lubtchansky | 1991 | France | Les Moissons de fer - 1. Vert de gris 2. Le Théâtre des opérations | Vidéo
- Mémoires d’ex – épisode 1. Debout les damnés (1920-1940) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 55’ | Vidéo
- Mémoires d’ex – épisode 2. Suicide au Comité central (1945-1953) | Mosco Levi Boucault | 1990 | 1h05 | Vidéo
- Mémoires d’ex – épisode 3. Du passé, faisons table rase (1956-1989) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 1h10 | Vidéo
- November Days | Marcel Ophüls | 1990 | France | 2h10
- Shoah | Claude Lanzmann | 1985 | France | 9h30
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 67, 1992)