Histoires sans parole de Michel Dupuy
Michel Dupuy, Michelle Gales
Histoires sans parole fait preuve d’une recherche intéressante dans la forme, pour exprimer une vision à la fois personnelle et impliquée sur un centre pour enfants autistes dans lequel l’auteur a été lui-même éducateur. Ce très beau film a été réalisé avec peu de moyens, et n’a bénéficié du concours d’aucun diffuseur. Lors des projections à Lussas et dans le milieu associatif, il a suscité un vif débat par son absence de discours scientifique, un choix d’auteur revendiqué par le réalisateur (Michelle Gales.)
Écarter tout discours pédagogique était un des points de vue manifesté entre autre, par le parti-pris de ne jamais montrer à l’image les soignants. Dans le film je me suis intéressé à la maladie mentale dans son interpellation sociale voire politique (la place accordée à l’étranger, à l’étrange) et non dans sa description pathologique. Je me suis attaché par divers parti-pris à m’écarter d’un film qui puisse être utilisé comme une « instrumentalisation » supplémentaire des corrections à apporter à « l’anormalité » ou comme une explication, une interprétation parmi d’autres à ajouter à l’inventaire des pédagogies pratiquées.
Ce film, comme bien d’autres sans doute, pose simplement le problème du film documentaire au service d’un discours (médical ou autre). Les exemples ne manquent pas de films « au service du discours » et il y a dans ce type de films des œuvres remarquables. Mais au-delà de ce que j’appellerais « la commande scientifique » , peut-on traiter tous les sujets, particulièrement celui de la folie et de sa représentation: en l’occurrence le fou, en terme d’œuvre artistique ? C’est une bonne question…
Ce qui suit est une réponse très subjective, la mienne.
Le discours psychologisant est devenu envahissant. Le moindre débat télévisé et de manière quasi systématique, les journaux d’information, s’accompagnent du discours vulgarisé, qui d’un psychiatre spécialisé dans le cas complexe du hooligan destructeur et amateur de… Kronembourg, qui, d’un psychanalyste patenté ayant l’interprétation adaptée au problème du consommateur stressé par les méandres socratiennes de la SNCF… Aujourd’hui nul n’est censé ignorer ce qu’est une projection freudienne ou l’expression de son moi profond. Ce discours banalisé n’est pas une tare en « soi ». Il rend seulement l’appréhension de problèmes largement traités par le film documentaire dépendant du discours pédagogique qui va l’accompagner.
Étonnons-nous de voir ghettoïser le film documentaire dans des soirées thématiques ou le « sujet », le « patient » est expliqué, analysé mais rarement présent au sens d’entendu ou vu pour ce qu’il dit, rien que ce qu’il dit. Il n’est guère pensable, en effet, dans cette sorte de zoo cathodique d’imaginer le fou nous dire… qu’il l’est justement. Et pourtant tout cela ne participe-t-il pas d’une énorme mystification de la folie et de certaines angoisses fantasmatiques qui y sont attachées ? Ce qui paraît aujourd’hui tout à fait acceptable, de manière allégorique dans un quelconque safari animalier (par exemple : qui est une représentation exotique-associée au rêve- de comportements qui nous sont étrangers) ne l’est plus lorsqu’on touche à l’inexplicable ou l’inexpliqué chez l’humain. Le fou, l’étranger mental celui qui nous ressemble tant physiquement, à moi, à toi, à nous.
Pour une société qui ne supporte guère les « sous-titres » dans les films (la version dite originale) que dire d’un discours insoutenable, celui de la folie présenté sans filtre, sans traduction, voire revendiqué (comme c’est le cas pour Histoires sans parole) comme une ouverture à nos propres différences dans un système où l’étrange et l’étranger, ce que l’on ne comprend pas est exclus et dangereux où la personne autiste en l’occurrence comme quelqu’un qui nous apprend tellement de choses (déjà que l’on ne comprend pas tout). Et même si cela est dérangeant, le film ne dit rien de plus. Chacun, spectateur, est libre d’apprendre quoi il ressent, qui il est, qui il hait, sans traduction et surtout pas celle du fameux pompier (traducteur de service, le fameux psy.)
N’est-il pas préoccupant (tentant) de ne voir dans le film documentaire, particulièrement ce type de documentaire, qu’une sorte d’illustration, d’introduction au débat scientifique ? Après le dur combat d’identification face au reportage télévisé, la création documentaire me semble aujourd’hui trop souvent associée à une démonstration pédagogique.
Et si filmer n’est pas seulement mettre en scène mais de manière délibérée se mettre en scène à travers un sujet (quel qu’il soit). Et si la « folie », celle que l’on essaie de filmer était la dernière aventure aujourd’hui, celle de l’étrange, l’étranger qui est en chacun de nous, qui interroge ce que l’on a du mal à voir, qui fait peur. Celui qui filme est seul devant le sujet filmé. Je pense que le premier sujet de tout film documentaire, c’est celui de cette solitude-là. Le réalisateur, l’auteur, lorsqu’il prend sa caméra pour filmer la différence, (ou ce qu’on appelle folie) a bien le sentiment de s’embarquer sur un galion (ne galère) vers une hypothétique Amérique avec l’angoisse permanente de basculer dans l’abîme d’un bout du monde non-répertorié sur la carte (forcément incomplète) de l’inconnu, de l’aventure, de la découverte. Si il se veut humble, il n’est pas armé de « cadeaux civilisateurs », il n’est pas conquistador, il est dans le meilleur des cas, invité.
Le voyage n’est pas aisé entre le respect du « sauvage » et le contrat avec l’armateur. Le cinéaste, lorsqu’il entreprend un tel voyage malgré les abîmes vertigineux qu’il suppose, sait que c’est du voyage lui-même que sera fait l’Eldorado à conquérir. C’est bien de voir et entendre, surtout si c’est difficilement qu’il s’enrichira. Le film n’est qu’une trace sélective du parcours.
Le projet du cinéaste, je le pense profondément, n’est pas de rassurer, ni d’expliquer, ni de montrer mais de voir et d’entendre avec les risques que comporte toute quête de la reconnaissance et de la connaissance, d’une naissance forcément. Et qu’il serait bon que le projet d’une télévision soit plus souvent – car cela arrive parfois, merci Arte – de permettre à quelques aventuriers (non pas les navigateurs sponsorisés en quête de chronos pulvérisés) mais les autres sans boussole… de parcourir les terres vierges que l’on ne cesse d’expliquer ou de prédigérer pour nous. Lorsque je filme la folie, non, ce n’est pas avec la volonté de soigner. N’en déplaise aux professeurs de tout poil, ne connaissant pas la langue du « sauvage », j’essaie simplement de savoir quelle résonance a en moi l’étranger, quel qu’il soit et d’où qu’il soit : dans son territoire, sur lequel je pose, non pas le pied savant et conquérant, mais mon œil, mon oreille, mon émotion de cinéaste.
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Histoires sans parole
1992 | Histoires sans parole | Vidéo
Réalisation : Michel Dupuy
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 139, 1er trimestre 1994)