Nos corps caméras

Ou les pulsations de mon cœur

Thierry Nouel

« La vidéo numérique offre une possibilité d’être à la fois complètement nouvelle et complètement fidèle à ce qu’était le tournage à l’origine du cinéma. » Albert Serra 1

Introduction : quelques réflexions sur les petites caméras

1 – Un retour à l’origine ?

Le cinéaste (de documentaire ou de fiction) vit sa vie avec une caméra dans l’œil et un micro en tête. Il enregistre (imaginairement) ce qui l’entoure, avant de pouvoir enfin le filmer « vraiment ». Or maintenant, chacun peut avoir une petite caméra avec soi, toujours sur soi, à soi. Qu’est-ce que cela change d’être ainsi autonome, indépendant, de filmer seul, souvent, tout le temps parfois ? Quelle perception différente a-t-on des corps, du sien et de celui des autres ? Filme-t-on « autrement » lorsqu’on garde le contrôle de presque toute la chaîne, depuis le désir de film, ou l’envie de filmer jusqu’au montage ? Est-ce un autre cinéma, encore du cinéma, une autre approche du monde, des sentiments et des désirs, des paysages et des visages, lorsque l’on tient dans sa main ce petit objet qui, à lui seul, est toute une « usine » à images et sons ? Fait-on un film-essai, un journal, un autoportrait, une fiction ou un documentaire ? Est-on revenu au projet originel du cinéma, ou s’aventure-t-on au-delà ? Que cherche-t-on dans ce corps à corps, dans cette fusion corps-caméra ? La re-naissance d’une magie cinématographique ? Aurait-on une nostalgie de ses pouvoirs dispersés ou perdus ?

2 – Parcours

Ces petites caméras et leur support d’enregistrement ont une histoire qui commença dans le dénigrement : « La vidéo, nettoie et aseptise, tue les contrastes ! » ; ou encore : « sa piètre conservation n’attire pas le monde du cinéma » 2. Bref, rejet, dédain et marginalisation. Aujourd’hui, alors que les archives de ce cinéma électronique ont presque quarante ans – il est temps de les sauvegarder, même si elles ont pas mal tenu le coup – , c’est lui, le numérique, qui va engloutir la quasi-totalité du cinéma analogique (image chimique et son optique). Actuellement ces petites caméras si décriées – et ce qu’elles représentaient : filmer sans les pesanteurs du circuit pellicule, s’évader hors du « système » – sont au centre du débat. Elles sont devenues objets de mode, de culte ou même un temps de « dogme » 3. Elles envahissent tout, deviennent gadget indispensable et outil nécessaire de la « révolution technologique ». Mais que saisissent-elles, maintenant qu’elles sont admises à figurer dans le « beau » monde du vrai cinéma et que leurs images parviennent sans sarcasme jusqu’au grand écran. Que se passe-t-il entre les mains d’un réalisateur ? Quels autres corps font-elles apparaître, en lieu et place des corps plus ou moins sacralisés jusque-là, du personnage, de l’acteur et de l’auteur ?

3 – Des petites machines tenues à l’écart

Ces petites caméras firent les beaux jours des genres « secondaires ». En marge du grand cinéma industriel et commercial, elles furent les appareils des cinéastes solitaires, des amateurs, des pères de famille, des bricoleurs expérimentaux, des voyageurs-ethnologues, des reporters de guerre, des inventeurs et des rêveurs. Elles enregistrent le cinéma-autre, documentaire bien sûr, mais aussi familial, expérimental, ou militant. C’était l’outil d’un cinéma qui ne faisait pas (souvent) recette, qui interroge le cinéma, saisissant les à-côtés de l’image officielle. Et ces appareils ont en commun que leur nom ne se fixe pas dans les mémoires, comme si l’histoire du cinéma hésitait à s’en souvenir. C’est la caméra « Akeley » de Flaherty, la « Parvo » d’Abel Gance, l’ »Eyemo » de Capa et Ivens, les « petites Sony » (ou « portapack ») de la vidéo légère, la « Paluche » et l »A-minima » de Beauviala. Elles sont liées à des projets théoriques qui appelaient à la souplesse d’écriture ou à la liberté d’inventer : le “cinégraphe » de Dulac, le « Ciné-Oeil » de Vertov, la « caméra-stylo » d’Astruc. Outils et concepts qui ont été souvent éclipsés par la formidable machinerie du grand cinéma de fiction constituée par Hollywood.

4 – Grand système et petit dispositif

Le cinéma reconstruit sur l’écran, à partir du réel, un monde, un espace propre et un temps spécifique. Et cela, en partant d’un plan de financement, d’un scénario contenant éventuellement un désir d’auteur qui s’entoure d’une équipe de techniciens, sous l’œil d’un producteur, pour finir dans des circuits de distribution. Or, avec une petite caméra, tout cet énorme assemblage devient seulement la captation, souvent improvisée, d’un moment, la recherche tâtonnante d’une vision des choses plus simple, plus directe, moins filtrée. C’est la quête d’une personne à la caméra qui constitue, autour de son appareil et à partir de son propre corps en mouvement, une saisie du réel. En cela, se recompose le cinéma tout entier.

5 – Être là

Après le « Je vous montre » du grand cinéma, c’est le « Je vois ainsi » de la petite caméra. Avant d’appuyer sur le déclencheur, en s’allumant, avant l’image presque, elle semble me dire : « Je suis là avec toi, ici et maintenant. » Une fusion s’opère entre l’œil et la machine, fixant l’instant du regard. C’est sa première affirmation : « Ton corps est positionné là, à cet endroit, d’où l’on voit cela, ensemble ».

6 – Histoire revisitée

Se munir d’une petite caméra conduit souvent à re-saisir son histoire et revisiter les films, à mettre en cause le roman familial d’un point de vue personnel. En quelque sorte, c’est raconter de nouveau et autrement, c’est rectifier ce que disaient les pères. On refait un cinéma à soi, son cinéma, à partir des films que l’on a reçu. On retravaille le corpus dont on a hérité. D’où nombre de films qui réutilisent les images passées, démontent et remontent les archives, pour les relire avec la tendresse et la cruauté des filles et des fils. Citons par exemple Emmanuel Bourdieu reprenant les films de son père Pierre, de façon plutôt révérencieuse (Le Film de famille), Maewenn rejouant dans un dispositif subtil et violent son trauma d’enfant battue (Pardonnez-moi), Agnès Gogny relisant les films 8mm pour rompre la fatalité de la séparation dans sa famille (Chargée de famille), Pola Rapaport découvrant un frère caché en Roumanie et reliant les morceaux éparpillées (Family secret). On ouvre la boîte de Pandore, on frôle le sacrilège, on déterre les corps filmés par un autre (son ancêtre) pour en donner une nouvelle lecture, impitoyable ou déchirante. La petite caméra et le montage virtuel sont les outils de cette irrévérence, les moyens qui permettent de fouiller pour analyser les restes. On est entré dans l’ère secondaire du cinéma, on navigue entre inventaire, parricide et iconoclastie. Et ce malgré les refus du père ou les souffrances de la mère, qui dépossédés de leurs images-souvenirs et leurs petits mensonges, murmurent ou crient : « Que fais-tu ? Cela n’a aucun intérêt ! » 4.

7 – Tous cinéastes ?

L’appareil de prise de vue est devenu si minuscule qu’il se cache partout : téléphone, appareil photos, ordinateur, stylo et même réveil (miniaturisation dont s’amuse Godard, qui annonce que ces deux derniers objets seront « ses prochaines caméras ») 5. Tout est équipé d’une caméra, depuis la dernière-née des poupées Barbie jusqu’aux boutons des manteaux d’où l’on peut enregistrer en douce, tels des agents secrets. Bref, on filme avec n’importe quoi (et souvent n’importe comment). Être cinéaste ou vidéaste n’est plus un métier, on ne fait plus partie d’une corporation. Celui qui filme n’est plus en tournage, au travail ou en création, mais un quidam trimbalant en permanence un regard (original ou normalisé ?). Tout le monde se croit cameraman. Mais cinéaste ? Le réalisateur ne se révèle qu’à la fin du processus, c’est celui qui rassemble des éléments en un film, qui accomplit un projet à partir de son regard. Il franchit le cercle des amis, la bande des copains, la cellule des camarades, pour accéder à l’écran d’un « public ».

8 – Le corps au plus près

De nombreux cinéastes vont sentir qu’une l’exploration de soi et de l’autre nécessite de maîtriser de nouveaux outils. C’est tout le cinéma qui est déplacé ainsi que le décrit précisément René Prédal : « L’appareil n’est plus devant, mais avec, au centre de ce qui se passe. C’est un cinéma spontané, biologique, épousant les possibilités des sens et du corps humain, et non plus produit par une machine conçue et fabriquée dans le but précis de faire du cinéma tel que l’ont voulu ceux qui le font depuis des années » 6. Ces cinéastes-explorateurs constatent que, pour une approche du corps plus intime, le cinéma est alourdi par une économie pesante et ralenti par d’infinies décisions collectives. Pour capter le corps, vivant, aimant, souffrant ou même mourant, ils vont faire le pas vers la vidéo, et sa technologie plus légère. Et non seulement ils s’approcheront des corps au plus près, mais ils nous emmèneront aussi au-delà. Cherchant à prolonger ce qu’un cinéma de l’entre-image avait déjà établi, ils évoquent la disparition du corps comme élément physique et jusqu’à l’évanouissement de son image, pour entrer dans une saisie nouvelle de l’invisible.

9 – Rupture

L’utilisation de ces caméras va donc provoquer chez les cinéastes confirmés une rupture par rapport à leur pratique. Elle va faire naître un nouveau genre de films, créer une césure à l’intérieur du « milieu » cinématographique. Ainsi nous verrons comment trois cinéastes ayant déjà une longue histoire (Godard, Wenders, Keuken) ont filmé, en particulier le corps – le leur et celui de l’autre –, au moment de l’irruption de ces caméras vidéo.

Puis, nous nous arrêterons sur trois autres cinéastes (Cavalier, Varda, Costa) qui, ayant pris en main ces caméras et développant leurs possibilités, parviennent grâce à elles, à faire émerger une écriture personnelle, inventant un autre style où les corps (celui du filmeur comme celui du filmé et du spectateur) sont saisis dans de nouvelles configurations.

Première partie : Quand la vidéo a investi le cinéma et comment des cinéastes s’en saisirent

1 – Années 70, machins/machines : Godard ou les corps démystifiés

« Si je tiens à la vidéo, ce n’est pas pour entendre le son de ma propre voix, mais parce que c’est aussi celle des autres », Jean-Luc Godard 7

Si chez Godard, le choix de la vidéo semble d’abord passer par une attention au son et par une volonté d’écoute, c’est que la question de l’image du corps est posée chez lui depuis longtemps et bien au-delà du support. Dès l’origine, il lui fait subir toutes sortes de métamorphoses : corps outrageusement modernes de la Nouvelle vague, corps de star dé-romantisé et mis en crise, corps militant puis corps quotidien, corps mystique et pictural, corps décomposé et rassemblé dans son immense Histoire des images. Mais c’est seulement à la fin des années soixante qu’il effectue le passage de lui-même à l’Autre, de l’auteur se projetant sur l’acteur à l’homme vidéographiant les corps ordinaires, les « écoutant » de l’intérieur. Et c’est par l’utilisation de la vidéo qu’il a été conduit à prendre ce tournant radical, longtemps mal compris ou raillé 8.

À partir de 1973, Godard prend le virage décisif. Le film Numéro 2 est tourné à Grenoble dans le premier « atelier » où il s’est installé, début 74. La vidéo y devient l’outil privilégié de production, le support essentiel de cette « usine », que Godard dirige en « patron », tout en s’en déclarant « l’ouvrier ». Il y pose des gestes forts et concrets : exil hors de Paris, affirmation de son autonomie, manipulation des machines. Tout y est scindé en deux, dans une structure résolument dialectique, avec de constants glissements symboliques : on est au cœur d’une usine/ laboratoire où le cinéma est mis en pièces, où des personnages/cobayes sont à la fois passifs et protestataires. Jusqu’au créateur, dont le corps est écartelé, déchiré : Godard se dédouble, se divise, entre démiurge et exécutant, acteur et metteur en scène, technicien et visionnaire, objet sur l’écran et sujet qui maîtrise, tête pensante et main agissante, conscience lucide et rêveur impuissant.

Cette opération de quasi autopsie est obtenue grâce à l’acquisition d’un matériel complet d’analyse, de la prise de vue au montage-mixage, acte fort à une époque où le cinéma traditionnel dénigrait cette vidéo, dite « merdique ». Et c’est en scrutant les chutes, rejets et déchets, avec la merde, les queues et les cons, de ces gens dans leur simple appartement de province, que Godard va annoncer la nouvelle ère (électronique) de l’histoire des corps ET des images.

À l’aide de ses étranges machines, il enregistre et sonde la vie d’une petite famille ordinaire (enfants-parents-grand’parents). Elle est racontée au plus cru de son intimité. Tous sont décrits à travers leurs fonctionnements physiques et « travaillés » par leur mécanisme interne, tous comparés à des sortes de « réservoirs ». Les rouages sociaux, la circulation des flux (pisse, merde, sperme) et leur reflux sont décrits avec la précision maniaque d’un entomologiste, jusqu’au sordide. « Par où ça rentre, ça sort la merde et le sperme, entre la maison et l’usine ». La vidéo (avec ses effets) permet d’exposer, de rapprocher, de faire entrer en collision le plus physique et le totalement symbolique, dans une nouvelle description de la vie sociale et sexuelle ordinaire. Le corps humain n’est plus un lieu traversé ou secoué de sentiments, mais une machinerie où entrent et sortent matériaux et matières. A partir de Numéro 2, Godard manipule lui-même les machines, révélatrices et infernales. A la fin de l’expérimentation, il s’endort au milieu d’elles : repos du démiurge ou pressentiment des cauchemars à venir ?

En déplaçant les bases de la représentation (de l’émotionnel à la pure physique), le film fait sauter les conventions du langage cinématographique. Finis le sage écran unique, la pudeur des dialogues bien appris, la pruderie des raccords champ/contrechamp 9. Sont révélés tous les tabous que ces codes avalisent. Parlons crûment et filmons cruellement ! Plus de rapports figés, de respect des limites travail/vie privé/intimité, au diable le quant-à-soi de l’acteur. Est-ce de la pornographie ou une anthropologie décapante, ces corps exposés sans fard ? Vieille femme nue se lavant, vieil homme montrant son sexe, couple se dénudant devant ses enfants, description d’un viol et tentation de l’inceste 10. Ici Godard force l’art à de nouveaux pas, jusqu’à l’indécence. Il pose la question de notre relation à l’image du corps : où commence l’inacceptable ? Dans la société ou en raison de notre regard ?

Cette fragmentation et recomposition se fait dans un climat d’intensité incisive, pénétrante, dérangeante pour l’œil et l’oreille. Le son a une rugosité de papier de verre, agressant notre confort d’écoute : ronflement des machines, réverbérations des HLM, fracas des objets, crissements des voix. C’est du cinéma décapé, un bain d’acide pour les sens. Loin des douceurs de la pellicule-film, le spectateur doit décrypter une radiographie de la société sans filtre ni vernis.

L’Auteur, cet être que la Nouvelle vague avait magnifié, rendu « supérieur », dont l’image avait été soigneusement fabriquée, pour être admirée et même adulée, est ici en voie de dissolution. C’est un nouvel être qui doit naître : technicien aux doigts agiles et à l’oreille fine, chercheur explorant les nouvelles technologies, savant hirsute proclamant haut et fort ses trouvailles. Il va pouvoir parler d’égal à égal avec l’homme ordinaire, son voisin. C’est la chute du corps mythique-mystifiant, l’effondrement du grand rêve cinématographique qui faisait flotter les spectateurs subjugués entre un corps divinisé (l’acteur), un esprit manipulateur/créateur (le cinéaste), sous le contrôle (financier) du producteur.

Les nouvelles machines vidéo ont engendré « machin » et « machine », l’homme ou la femme d’un cinéma plus proche de la vie « normale », qui raconte sans la déguiser notre vie quotidienne, ses moments de désirs et ses frustrations. C’est une invitation à nous saisir de ces « machines », pour faire tomber le cinéma de son olympe et déboulonner les stars de leur statut de dieux inaccessibles. Avec la petite vidéo, appareil de radiographie des êtres observés dans un atelier de démontage des codes, le corps-fantasme du cinéma d’artifice se mue en un corps-cobaye, certes disloqué et exposé crûment, mais plus touchant, raconté par un apprenti-sorcier, lucide et ironique.

2 – Les années 80 : Wenders ou l’agonie du cinéma, enregistrée par la vidéo

« Nous n’avions pas d’histoire à raconter. Pour l’instant, la réalité était notre histoire »(Wim Wenders dans Nick’s Movie)

La préparation de son film hollywoodien Hammet étant interrompu, le réalisateur allemand Wim Wenders se rend, en avril 1979, à New-York pour voir son ami américain Nicholas Ray, atteint d’un cancer en phase terminale. Wim et Nick se proposent alors de relater, avec la plus de lucidité possible, ce qui se joue entre un corps malade et une caméra, entre celui qui se meurt et celui qui le regarde mourir, entre ce(lui) qui part et ce(ux) qui restent. Mais il y a déjà là un vidéaste, Tom Farrel, qui enregistre depuis longtemps « tout ce qui se passe ». Wim filmera les derniers jours de son ami Nick, en 35 mm et avec une équipe professionnelle, tandis que Tom continuera ses enregistrements en vidéo. De cette confrontation naîtra Nick’s Movie, où se révèle, comme incidemment, que le cinéma est atteint lui aussi dans son essence même, qu’il manifeste ses premières métastases, qu’il a amorcé une lente agonie.

Très tôt et brutalement, l’agréable écoulement filmique est interrompu. Une matière neigeuse, granuleuse, tressautante bombarde l’écran. Le son est soudain râpeux, réverbéré et nappé de ronflette. L’image vidéo débarque, scandée par de stridents scratches (en début et fin de prises). Et si la collaboration entre Wenders et Ray semblait bien fonctionner en format 35 mm, support prestigieux, avec ses mouvements souples et bien orientés sur ses rails, le fait que Tom Farrel affirme sa présence « depuis longtemps », qu’il affiche une proximité soutenue avec le corps malade, toute cette relation intimiste de la vidéo met en question la tranquille assurance du cinéma.

La concurrence entre les deux démarches, c’est l’opposition entre l’arrivée démonstrative du visiteur occasionnel venu de loin et la permanente discrétion du garde malade toujours là, chacun revendiquant le rapport privilégié à l’homme souffrant. C’est donc le face à face, cette relation duelle (vivant/mourant, père/fils, réalisateur/acteur, maître/élève) qui est brutalement perturbée par la présence de l’intrus, avec cette nouvelle caméra (vidéo) et ce nouveau mode de production d’images (intimes). Ce déplacement des enjeux va introduire des disjonctions dans le fil narratif, un parasitage dans les efforts pour représenter l’être affaibli, et finalement faire naître interrogations et doutes sur la « limpidité » de la démarche cinématographique classique.

Pris entre deux feux, le spectateur se demande : Qui est le perturbateur de la fête (mortuaire) ? Qui sera le mieux à même d’enregistrer l’évolution des événements et la montée de l’émotion, jusqu’à la disparition de l’être cher ? Quelle est la « meilleure » des mises en scène ? Celle issue d’une caméra promenée en solitaire et en tous lieux, captant presque tout, à tout moment, et s’inscrivant sur une bande magnétique brute, pleine de bruits et de scratches, mais si proche des aléas de la vie, car comme accolée au corps malade. Ou faut-il suivre un scénario pré-établi, prononcer les dialogues écrits, en faisant les gestes prévus, dans une mise en place avec cadres au cordeau, où le corps est certes magnifié, mais aussi plus distant de nous, sur son lit-piédestal ? Doit-on, pour plus de justesse, s’immiscer dans les temps faibles, improviser ? Ou faut-il préparer un espace sacré, chargé d’intentions esthétiques, pour se prosterner presque, au chevet du grand homme ?

Ce qui rapproche mais aussi met en concurrence les deux regards, les deux « voyeurs » dans leur dispute soi-disant « amicale », c’est que chacun prétend être fidèle au style du « maître » 11. Ce qui fait inévitablement surgir la question de l’héritage : qui est le meilleur des ciné-fils, Wim avec les moyens traditionnels ou Tom avec sa nouvelle technologie ? Qui rendra compte plus fidèlement du projet d’accompagner ce corps qui se dérègle pour voguer vers l’avenir ? Et qui peut « soigner » au mieux ce grand malade qu’est le cinéma ?

C’est d’ailleurs seulement au montage que la nécessité d’intégrer les images vidéo va s’imposer. Le film lui-même va donc naître de cette double source, tardivement comme le reconnaît Wenders. « Tom Farrel avait décidé de tout enregistrer en vidéo. Aucun de nous n’avait eu l’idée que ces images vidéo pourraient servir. Mais durant le montage, nous nous sommes rendu compte que ce que Tom avait perçu, sans aucune limitation d’espace, de lumière, de préparation était mille fois plus direct et plus vrai que les images trop lisses du 35 mm… (…) C’est dans la combinaison de la crudité de la vidéo et de la surface polie du 35 que s’est constitué le film, dans la collaboration des deux sources d’images. » 12

Il se trouve que Ray est l’un des cinéastes qui a bousculé le plus radicalement le système hollywoodien. Il a fini par travailler loin de la Californie, en rassemblant sur pellicule tous les supports possibles : 35 mm, 16 mm, 8 mm, Super 8 et vidéo. C’est ce que proclame son film We cant go home again qu’il projette malicieusement chez lui devant les deux prétendants, Wim et Tom. Il les oblige à se confronter à ses interrogations sur le comment filmer et jusqu’où ? Débat que Ray laisse se dérouler autour de lui, chez lui, jusqu’au bord de son lit de douleur. Problématiques qui parcourent aussi le film en train de se faire, où s’interpénètrent fiction et documentaire. Comment filmer au plus proche lorsque la Mort s’avance ? Histoire écrite et jeux d’acteurs peuvent-ils la raconter, quand la terrible réalité de la maladie déjoue tous les scénarios ? Ou est-ce seulement la vidéo, en ces circonstances, qui peut la documenter à chaque instant, affirmant son statut de nouveau témoin, capable d’alimenter en images inédites un 7ème art déclinant.

Partie de main chaude entre histoire racontée et réalité vécue qui s’invite dans de nombreuses scènes du film, avec des surenchères parfois tendues. Ainsi Susan, la compagne de Nick, tente d’interrompre le « harcèlement » de la vidéo : « Pourquoi tu ne t’en vas pas ailleurs ? » dit-elle à Tom qui filme dans la voiture. « Continue ! » réplique Ray », c’est une bonne prise » devinant ce que peut produire d’intense ce conflit qui l’entoure. Il va jouer de cet ultime va-et-vient, dont il sait que la conclusion est sa propre disparition physique. Tout va se résumer dans l’ultime et célèbre échange entre Wim et Nick : « Cut », « Dont cut », « Cut ». C’est la dernière scène du vivant de Ray, tout à la fois jouée et non jouée, puisque ce sera son dernier mot dans le film. Une sortie sublime et un beau final de cinéma… sur pellicule, juste avant que la vidéo ne risque de lui souffler la place !

3 – Les années 90 : Johan van der Keuken et son fantôme

« Tout à coup, l’idée d’une syntaxe « cinématographique », sur laquelle j’avais déjà beaucoup de doutes, a été balayée pour moi au profit d’une « syntaxe du corps » qui dictait l’enchaînement des images et des sons ».Johan van der Keuken 13

Dans l’avion qui l’emmène à Katmandou un jour de Noël, Johan van der Keuken, joue avec sa nouvelle caméra digitale. Il filme les hôtesses avec leur chapeau rouge et blanc, et sa femme Nosh. « Range ça ! « lui intime-t-elle, gênée. Décidément, les compagnes s’agacent que leur cinéaste de mari ne distingue plus, avec cette vidéo, la différence entre tournage et vie privée, qu’ils saisissent au vol les gestes intimes, sans plus de mise en scène ; bref qu’ils redeviennent des amateurs qui s’amusent, abandonnant les rassurants rituels professionnels du clap, du « moteur » et du « coupez ». Ce passage à la petite caméra, Johan ne l’a pas fait par seule passion de l’expérimentation mais surtout pour affronter deux événements tragiques. La maladie de sa sœur Joke, atteinte d’un cancer, dont il a enregistré en vidéo les derniers moments, dans un film bouleversant (Derniers mots, ma sœur Joke). Puis, lorsque lui-même apprendra que ce mal le touche également de façon incurable, il décidera de continuer à tourner dans ce format, craignant, pour son ultime projet, de manquer de force physique pour manier l’Aaton 16 mm et son pied pesant 14. Ainsi, dans Vacances prolongées (tout comme dans Nick’s movie), les rushes seront de deux natures, pellicule chimique et bande magnétique. De même, le film a pour projet de suivre au plus près ce corps qui se dérègle et de tenter de rendre compte du combat pour survivre, pour durer, moment de « redéfinition alors qu’il approche de la mort ». Quel changement, dans son regard, sa vision, son écriture, cette irruption de la vidéo va-t-elle impliquer chez Keuken ?

En tout cas pas un virage décisif, comme chez Godard qui refonde tout son cinéma depuis son laboratoire vidéo, et pas non plus avec cette résistance que lui oppose Wenders, qui mettra longtemps, comme on l’a vu, avant de l’intégrer à son film. L’arrivée du numérique dans l’œuvre de Keuken ne provoque ni « choc » ni redéfinition. On peut même dire qu’il accueille sans problème cette nouveauté technologique, car ces caractéristiques (légèreté et maniabilité, circulation du récit entre vie privée et positionnement professionnel, filmer sur le seuil entre fiction et documentaire) font déjà partie de son vocabulaire. Il avait intégré très tôt ces éléments comme outils de son propre langage, dès le moment où se définissait son écriture, notamment lorsqu’il découvrit les prises de liberté de Rouch (Moi un Noir) et de Godard (A Bout de souffle).

Le style Keuken, ce cinéma à la fois corporel et abstrait, préfigurait les possibilités ouvertes par le numérique : ses « scénarios » laissent une grande place à l’improvisation et à la surprise, son mode de tournage très libre, ses mouvements de caméra physiques et virtuoses, son attitude réceptive au monde et à l’écoute de l’intime, ses compositions sérielles, son montage « cubiste » et ses emboîtements de séquences, tout le préparait à ce qui lui advient aujourd’hui.

Dès le début des années 60, il se détache des lourdes règles d’un cinéma pesant de type industriel et commercial. Il met tout son être, ses états, son corps, ses « engagements » politiques au commande du mode de récit, inventant « une grammaire pour chaque film ». C’est en cela, en tant qu’homme total, vivant derrière l’œilleton de sa caméra, qu’il met en place cette « syntaxe du corps » pour remplacer rigidité et poids de « la syntaxe cinématographique”.

Il fut l’un des premiers à dire « Je » de façon tranchante dans le documentaire – jusqu’à dialectiser vie de famille et politique dans Vacances d’un cinéaste – et à introduire son corps « dans le champ » tout en cadrant. Telle la fameuse main qui tente de « toucher le réel » (Vers le sud), tel le flou de sa vision de myope dans Face value ou encore les mouvements de son corps décomposés dans On Animal locomotion. De même, il pratiquait déjà l’auto-portrait et le film-essai avec ses caméras 16 mm.

Dans Vacances prolongées, il n’est plus le cinéaste en mouvement, mais un malade qui risque de disparaître et de mourir, un être qui se débat pour sa survie. Ce n’est plus un acteur qui porte le poids de la tragédie, ou un personnage qui nous raconte ses combats ou ses douleurs, c’est le cinéaste qui est sujet de son propre drame. Il donne de cette fusion-dédoublement entre le filmeur et le filmé un moment à la fois magique et tragique, quand il monte, essoufflé, une colline au Bhoutan. Il nous montre ses pas, ses pieds gravissant péniblement la montagne pour parvenir à un autel où trône un sexe en érection.

On suit tout son traitement dans une tension permanente : entre l’artiste qui propose des métaphores lumineuses et le malade qui est son propre cobaye, entre le patient inquiet des soins qu’il subit et le sujet qui espère en leur efficacité. Le corps est lieu d’expérience : il est scanné, radiographié, trituré sous l’objectif de la petite caméra. Il ne joue plus, il souffre, se rassure ou s’angoisse. Et quand le cinéaste interroge son médecin sur ses chances de survie, la caméra est posée entre eux et enregistre le compte à rebours. Plus d’échappatoire, plus question d’être le porte-voix des autres, le porte-parole d’une souffrance avec laquelle on entrerait en empathie. Même la mort du réalisateur est possible pendant le tournage du film et la fragilité de sa vie perceptible à tout moment. Le cinéaste nous fait partager sa totale lucidité et déclare : « Aube dorée, aube argentée, comment imaginer le jour où mes yeux ne te verront plus ? » 15

Toute l’œuvre de Keuken est fortement marquée par les manques perceptifs, les pesanteurs physiques, l’écrasement de la pauvreté, le poids du handicap, la lutte des aveugles et des sourds, des êtres à l’étroit et amochés, des travailleurs exploités qui luttent pour surnager. Ici, avec sa petite caméra et lui-même diminué, il prend le contre-pied, il ancre moins ses plans dans la matière du monde qu’il ne souhaite s’en détacher et littéralement s’envoler : il se donne des ailes, se laisser aspirer vers une évanescence, vers les nuages. En deltaplane à Rio, ou absent lors d’un repas de famille, et jusqu’à dissoudre toute image dans la séquence finale, ce qu’il décrit c’est une échappée de la vie terrestre. C’est dans cet envol et par cette absence-présence qu’on peut dire qu’il épouse le point de vue d’un fantôme, comme s’il était déjà un revenant scrutant l’état du monde et des siens 16.

Keuken nous propose donc la dernière fiction, quand celui qui tient son journal filme jusqu’au bout, au moment où le réel s’estompe et même s’évanouit. Plus possible alors de se raconter de « belles histoires pour se conforter face au néant ». On entre dans l’imaginaire d’un homme face à sa mort, naviguant entre terreur et beauté et qui ose encore raconter ses ultimes émotions, les dernières impressions ressenties depuis ce corps qui le trahit. Cet usage comme « au pied du mur » de la vidéo numérique, il va tenter de le dépasser.

Dans son dernier projet, Présent inachevé, il décrira précisément le nouveau rôle qu’il entend donner au numérique 17. Il se propose de « séparer davantage » ce qu’il nomme « le film » (en 35mm) de la « vidéo numérique ». D’une part, en développant ce qu’il appelle la « narration fragmentée », (déjà très poussée par exemple dans Tempête d’images), mais qui, selon lui, avait atteint les limites de ses possibilités sur une table de montage classique. D’autre part, en prévoyant de tourner une séquence en vidéo noir et blanc dans le métro parisien, où deux jeunes acteurs s’embrassent au milieu des passagers (mélange de fiction et de documentaire).

Malheureusement, l’aggravation de la maladie a empêché que ce projet n’aboutisse. On ne saura pas jusqu’où Keuken aurait poussé cette nouvelle expérience. La petite numérique ne devait plus jouer un rôle en quelque sorte de circonstance, comme passive car imposée par la nécessité. Elle devenait active puisque pensée pour elle-même. On ne verra jamais dans quelle relation au corps (du cinéaste, du personnage jouant ou rencontré) ce perpétuel chercheur à la caméra nous aurait entraîné.

Deuxième partie : Trois inventeurs d’une nouvelle écriture

1 – Alain Cavalier : « Je ne sais pas, Papa ! »

« Avec la caméra à votre œil et le son dans vos oreilles, c’est votre corps qui fait le film. Quelquefois, on entend les pulsations de mon cœur »., Alain Cavalier 18

Le parcours d’Alain Cavalier peut aujourd’hui se lire comme la marche déterminée pour changer fondamentalement la relation entre le cinéaste et l’image qu’il fabrique, entre cette image et le spectateur. Ce réalisateur ne manque pas de rappeler la « gêne » et le « malaise » que lui procurait la fabrication ou le spectacle du cinéma traditionnel. Il affirmait dès 1986, dans l’émission Microfilm de Serge Daney, qu’en raison du pouvoir pris par la télévision, le cinéma allait « être obligé de trouver son propre regard (…) d’inventer une image et un son particulier ». Il ajoutait : « Je crois qu’on le vit de façon tragique. La pellicule fout le camp. Et je suis obligé de durer dans le cinéma. Et je vais faire durer le cinéma le plus longtemps possible et on va me foutre à la porte, quand la pellicule n’existera plus. Il faut que je renaisse de ma cendre » 19.

C’est à cette « renaissance » que l’on assiste lorsque Cavalier s’empare de la petite caméra vidéo (Hi8 au début, puis digitale), cet « objet magnifique que je mets à mon œil. » 20 Amorcé de façon radicale en 1978 par Ce répondeur ne prend pas de message où il apparaissait le visage couvert d’une bande velpo, peignant son appartement en noir pour que tout finisse dans une absence absolue d’image, continué avec Thérèse où le besoin d’épurer conduisait à une concentration sur les trois seuls éléments qui l’intéressaient alors de filmer (les visages, les objets, les mains), ce besoin d’une autre démarche réclamait une nouvelle technologie. Et lorsqu’apparaîtront les caméras vidéo, il pourra filmer avec sa caméra personnelle et la conserver en permanence sur lui. En trois films, La Rencontre, Le Filmeur, Irène, Cavalier affirme les principes d’un cinéma où le cinéaste rend compte de sa vie réelle en même temps qu’il réinvente son art dans un geste de re-création permanente.

Voilà ce qu’il découvre : ce petit appareil lui permet de refonder avec une immense liberté le cinéma tout entier autour de lui. Fini le scénario (dans ce supplice qu’était devenue pour lui l’écriture où l’on prétend pré-voir), plus d’équipe et sa machinerie, pas d’actrice avec son maquillage. Le monde n’est plus lu d’avance. Il apparaît, il se donne dans une nouvelle virginité. L’histoire racontée, c’est sa propre vie, les personnages c’est son entourage, le récit, ce sont les surprises et les hasards où alternent l’immédiat et le reconstruit, le style direct et le métaphorique, l’intime et le général : « des histoires personnelles, gaies et tristes, des portraits, des reportages express, des faits de sociétés. » Ainsi Cavalier décrit-il le contenu de ces cassettes qui emmagasinent le projet fou de ne rien « oublier ». Car l’autre magie de cette petite caméra, c’est de répondre à une obsession : celle de tout conserver, de tout noter du moment qui passe, de viser à l’impossible conservation de tout ce qu’on ressent. L’émotion fugace, la vie fugitive, il faut la sauver à tout prix, il faut garder ces instants qui sinon seraient perdus. « Je ne supporte pas que ce que j’ai vu de touchant, de drôle disparaisse. Tout, je note tout. Maintenant, je filme ».

Mais quel est ce « filmeur » ? Fait-il encore du film ? On est dans l’être-là, dans l’instant, dans le moment. On ne décolle pas, on ne quitte pas le point de vue de l’homme à la caméra, l’appareil vidéo ne se sépare (presque) jamais de ce corps auquel il est relié. Caméra-à-la-main, ciné-œil, le point de vue ne peut « quitter ce corps ». Nous voyons seulement le filmeur dans un miroir ou en ombre (comme nous sommes réduits à nous voir nous-mêmes, vivant, existant). Impossible de le voir de loin, de l’extérieur, par l’œil d’une caméra séparée de “son” corps. Par cette démarche, il réduit au minimum l’écart entre le vrai et le fictif, entre le réel et sa recomposition, entre le document brut et son montage en récit. Le corps (et ses états de santé, de forme, et jusqu’à ce qu’il contient d’états d’âme) y prend un rôle central, vital. Lorsqu’il se laisse filmer par sa compagne, c’est justement lorsque ce corps le trahit, lorsque le lien entre sa caméra et lui est défait par une force maligne et séparatrice (celle de la maladie, ou sur un lit d’hôpital, lorsqu’il sent une menace de mort).

Tout ce qui s’est constitué au cours de l’histoire du cinéma, cette construction d’un dispositif à raconter des histoires, par séparation de la caméra d’avec le réalisateur, pour créer un langage nouveau (avec mouvement de caméra, machinerie, champ et hors-champ, projection dans un corps-autre, acteur) est ici effacé, remis à zéro. Cette unité des origines qu’était le corps-et-la-caméra se ressoude. A partir de cet être-machine, s’explore un nouvel univers filmique où le « filmeur » a totalement repris en main la machine qui filme.

Enfin bénéfice dû à l’évolution technique, les possibilités d’exploration temporelle sont considérablement étendues. Les bandes vidéo (ou les cartes-mémoire) atteignent l’heure d’enregistrement, et au-delà, alors que les bobines film ont une durée d’une dizaine de minutes. Cela autorise une extension de la durée filmée pour chaque prise et l’augmentation de la quantité de rushes enregistrés : Cavalier parle de 950 cassettes, chiffre de matière énorme pour en tirer un film. Le temps filmé, moins concentré, devient plus proche du temps vécu, se calque sur la vie « courante », alors que le cinéma sur pellicule (même classiquement documentaire) reste celui d’un temps très concentré, compressé au tournage, et reconstruit par fragments au montage pour donner « l’impression » de temps vécus en continu.

De plus, l’acteur de cinéma joue, lui, en sachant le temps de la prise limité. Tandis que le sujet capté vit sa vie, devant une caméra qui tourne (presque) sans limite. Ce que le cinéma raconte en prises successives, la vidéo le saisit dans une double continuité (pas de séparation entre vie et travail, présence permanente l’appareil), quitte à redécouper au montage pour donner une longueur raisonnable au métrage final 21.

Le corps capté de l’autre a tendance à résister à ce rapt permanent, parfois pesant. Il se débat, se cache, se retourne. Refus fréquent devant cette insistance à le « prendre » sans fin, fuite devant cette imposition d’une durée sans limite que le capturé manifeste en disant « stop ! », « coupe ! » « arrête ! ». « Tu n’as pas le droit ». « Range ça ». Petit viol du temps à soi, de l’espace privé et intime qui produit des scènes d’évitement et de jeu entre capteur et captée. « Je vais filmer, comme ça tu sauras comment tu es » déclare Cavalier à sa compagne Françoise qui lui répond : « Quelle horreur ! Tu ne vas pas faire ça ! C’est dégueulasse, c’est pas amoureux cette attitude-là ! ». Duel prolongé jusqu’à l’abandon, l’acceptation ou du moins la complicité. On est entraîné dans les méandres de la séduction et les ruses de l’amour, témoins des sentiments échangés ou parfois arrachés. Nous voyons la proie se débattre dans les filets que lance le film, nous y reconnaissons des instants secrets de nos intimités, les trajets parfois pervers du désir. Puis on atteint la lassitude qui permet de conclure le face à face. Cela marque la fin du tournage. « Assez ! » lui dit-on. Et le cinéaste se met au montage.

Tout journal filmé raconte cette tension entre un être-voyeur qui regarde, capte et s’en s’amuse, parfois en jouit, mais qui se trouve en même temps obligé de raconter ce qu’il est en train de vivre. Car il faut ne jamais lâcher la caméra. Ce qui provoque aussi les protestations de la compagne du cinéaste, devant cette intrusion continuelle du cinéma dans leur vie, cette infidélité de son compagnon, qui choisit de la filmer, de la rendre objet, de l’ »imager » plutôt que de simplement « être » avec elle et l’aimer.

Outre ce pas de deux avec la partenaire, on assiste à un jeu de transgression avec les règles, avec les conventions établies du spectacle. Le spectateur est poussé dans ses limites, celles de ce qu’il accepte ou non de voir. Tout ce qui est généralement tu ou évité dans le cinéma est filmé franchement, rompant les codes sociaux du « bon goût ». Chez Cavalier, le corps pète, chie, vomit, saigne, pleure, tout ce qui en sort est raconté sans filtre. Pas avec un exhibitionnisme excessif, mais tout de même dans une jouissance de franchir les frontières de la pudeur. Un court métrage proposé sur internet intitulé Lieux saints définit clairement le programme : visiter caméra au poing les toilettes publiques (cafés, hôtels), les décrire dans leur confort ou non, adaptés ou pas à nos exigences de bien-être. L’être au monde est montré dans ses besoins premiers, d’une manière souvent comique ou ironique. Ce corps cherche à être bien, alors que ce qui l’environne le rejette, le refuse, le renvoie au malaise d’exister : laideur des chambres d’hôtel, stupidité des appareils, agressivité des espaces traversés.

Ce combat toujours recommencé de l’homme pour survivre trouve sa métaphore filée dans la vie animale. Les films de Cavalier sont peuplés d’un bestiaire agité qui dit les efforts déployés pour simplement se maintenir en vie : oiseaux, chats, chiens, escargots, et même vers de terre, ils surgissent dans les plans, y prennent place et leurs aises, se nourrissent ou sont mangés. Ils vivent et meurent dans cette maison arche de Noé. On les soigne, les enterre, on leur parle, et ils répondent. Partenaires de cinéma, personnages avec qui on dialogue ou se bat, comme avec ce perroquet, jaloux de la concentration de ses maîtres, qui s’attaque avec son bec à l’objectif et au micro. Belle illustration de la lutte permanente entre pulsion et raison, improvisation et écriture qui se termine en un inextinguible fou-rire.

Et puis il y a la dernier combat, celle qui vient de ce que le temps se précipite et que la mort les guette. Cavalier met en scène cette danse macabre avec lucidité. Moment d’angoisse lorsque le corps faiblit, film d’horreur après une opération, conversations inquiètes sur cet effondrement qui rôde. Et il n’évite pas le terrible miroir que lui offrent ses parents dont il suit la fin de vie. La caméra est alors simultanément audacieuse et indécente, enfantine et mature, compatissante et sadique. Elle passe par tous les statuts possibles, de l’humain à l’inhumain, de l’affection au dégoût. Devant ces corps en perdition, ces esprits divaguants, Cavalier ne se dérobe pas. Son dispositif de parler derrière la caméra en direct prend toute sa force, quand il chuchote des sentiments inavouables, face à la déchéance physique de ses géniteurs. Un corps vivant devant un corps souffrant et mourant, une fois encore la petite caméra est ce qui permet d’approcher au plus près, au plus émouvant, au plus scandaleux, en faisant voir des instants essentiels de la condition humaine.

Le vieux père demande : « Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça, bonhomme ? » Et Cavalier de répondre : « Je ne sais pas, Papa ! ! ! » En disant cela, le fils-filmeur prend une voix de sale gosse. Car il devine ce qu’il va en faire, de cet enregistrement où son père s’inquiète des traces laissées derrière lui. C’est le statut de ces cinéastes à la petite caméra, par rapport à leurs prédécesseurs : Ils jouent les enfants-ignorants, en prétendant qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, ce qu’ils feront de ces plans. Mensonge, car ils se dissimulent derrière la nouveauté de leur machine. Ils pressentent qu’ils inventent les écritures à venir, qu’ils entament une nouvelle phase dans l’histoire des images.

2 – Agnès Varda : La patate à pattes

« C’est ça mon projet, filmer d’une main mon autre main, rentrer dans l’horreur. C’est ça qui est extraordinaire : j’ai l’impression que je suis une bête…C’est pire, je suis une bête que je ne connais pas ». (Film Les Glaneurs et la glaneuse)

Pour son entrée dans le club des filmeurs-filmeuses-avec-petite-caméra, Varda tient immédiatement le bon sujet, l’angle d’attaque juste, quasiment parfait et frappe un grand coup. Elle enquête sur le glanage et le grappillage d’aujourd’hui, en parcourant en images digitales et vieilles archives iconographiques ces deux actes, réglementées depuis des siècles par le droit. Elle montre que glaner est un geste très ancien, une position corporelle précise, une forme riche de contenu latent. Les filmer révèle l’état du monde : productivisme et surconsommation, gaspillage et déchets, récupération et astuces. Ce que propose tranquillement Varda, en vieille dame des nouvelles vagues et de l’expérimentation perpétuelle, c’est d’approcher ces simples actions, en unifiant d’un même mouvement l’économique, le social et l’artistique, ce qui la conduit à une mise en scène ouverte, contemporaine, dynamique. Elle prend la route, ramasse des plans au fil de son chemin, semble bavarder au hasard des rencontres, jusqu’à construire une solide relation interactive avec ses personnages, puis avec ses spectateurs, pour aller jusqu’à un dispositif d’art conceptuel.

Au départ, elle s’est mise dans une position humble, filmant elle-même avec ce petit objet peu intimidant, à l’écoute de ceux qui peuvent ainsi lui parler « normalement” de leur vie plus que modeste. Est-ce alors étonnant qu’elle ait saisi la petite caméra ? Il était tout de même logique que cette poétesse du cinéma sur le vif rencontre ce matériel léger et maniable : « Ces nouvelles petites caméras, elles sont fantastiques, elles permettent des effets stroboscopiques, des effets narcissiques et hyper-réalistiques » se réjouit-elle en direct dans son film.

Cette adaptation des moyens et du style permet de décrire avec justesse et même tendresse ces corps qui se baissent. Un respect qui leur rend une dignité, et leur confère une grandeur et révèle leur intelligence malicieuse. Ils ont cette capacité de théoriser leur propre condition (parfois à la limite de la folie), avec une telle habilité pour détourner les contraintes que cela en est souvent jubilatoire 22.

Cette description généreuse d’un système qui profite du système va entraîner l’intrusion des spectateurs dans le film. Varda sera conduite à filmer la suite (Deux ans après), ayant reçu toute une collection hétéroclite de « Glaneuses ». Cette interactivité fait du film non plus un produit fermé de contemplation passive pour spectateur consommateur, le corps figé dans son fauteuil, mais un objet vivant et dynamique, qui déclenche échanges et dialogues. Les spectateurs entrent dans le jeu, font circuler objets et récits, entreprennent des correspondances, les nourrissant de dessins, de collages, d’objets extravagants d’art brut.

Enfin, dernier avatar de cette saga s’échappant des sphères classiques du documentaire, Varda va conclure l’aventure en poussant son geste artistique vers le merchandising et l’art conceptuel. En se focalisant plus particulièrement sur la pomme de terre, base traditionnelle de notre alimentation, elle en fait le symbole de ce parcours artistique qui dépasse les contours d’une distribution de film. Elle en sélectionne une catégorie, la « patate » en forme de cœur, dont elle va faire collection, et provoquer un « ramassage » frénétique chez ses spectateurs. Cette « patate-cœur » finit par « signifier » toute sa démarche, à tel point qu’elle se déguise elle-même en pomme de terre, circulant ainsi transfiguré à la Biennale de Venise. Son corps lui-même est métamorphosé en l’élément symbole de son film, façon de montrer, avec dérision mais aussi en esthète, jusqu’où peut aller l’adhésion d’une cinéaste à son « sujet » : jusqu’à la transmutation physique de son propre corps, de vieille dame, elle est devenue une patate à pattes 23.

3 – Pedro Costa : « L’homme qui filme »

« Est-ce qu’il n’existe pas autre chose qui s’appellerait « cinéma », qui serait moins fatigant, je ne sais pas, mais plus modeste, plus calme, plus patient. »(Vanda à Pedro Costa après le tournage de Ossos) 24

Vanda, l’une des « comédiennes » du film Ossos tourné dans le quartier déshérité de Fontainhas près de Lisbonne, suggère donc au réalisateur Pedro Costa de changer radicalement de méthode. Cette idée d’un autre cinéma poussera Costa à prendre une petite caméra et cela donnera l’une des trilogies les plus saisissantes du cinéma contemporain. Car c’est de cette suggestion que naîtra Dans La chambre de Vanda prolongée ensuite par En Avant jeunesse, film-synthèse des deux précédents, bouclant un cycle complet, où Costa fait tout le chemin qui va de la mise en question du septième art en passant par sa mort jusqu’à sa renaissance.

Ce trajet vers une résurrection, le réalisateur en décrit avec précision les actes fondateurs : d’abord l’acquisition d’un matériel numérique simple mais performant (une petite camera Panasonic DVX 100), un long repérage puis un tournage souvent en solitaire, un travail de captation sonore méticuleux, enfin une patiente reconstruction au montage.

C’est autour du petit appareil que se tisse un lien étroit entre le réalisateur et le Quartier, qui le nommera “L’homme qui filme”. C’est par la minuscule machine, à travers elle, grâce à elle, à cause de sa discrétion qu’ils sont réunis et soudés dans une relation au-delà de l’intime, dans une fusion lucide et sacrée. La mini-caméra permet d’enregistrer, en restant discret, un univers en voie de disparition, qui ne pouvait se faire voir et entendre que par cette longue et patiente démarche.

C’est lorsqu’il tourne Ossos avec des moyens conventionnels que Costa prend conscience que quelque chose ne va pas entre le dispositif cinématographique traditionnel et son sujet. Ce lourd cinéma s’interpose entre lui et les gens, avec toute cette machinerie entourée d’une équipe pléthorique. Cette mise en scène du cinéma lui-même trouble et même empêche ce qu’il tente de décrire d’un réel fragile. « Ossos est un film assez lâche.(…) car protégé par le cinéma, par l’équipe de production. Il n’appartenait plus à la réalité » (ibidem p. 31). Ce malaise se double d’une réflexion sur l’état du cinéma avec « tous ces cinéastes et ces films des années 80, avec leur bras ballants sur une musique de Schubert. » 25

Costa rompt alors avec son producteur Paulo Branco (pourtant à la pointe de l’avant garde portugaise et européenne). « J’avais acheté une caméra, la vidéo commençait, après l’autre con, Lars van Trier. Godard l’avait déjà fait, mais les petites caméras étaient là maintenant pour tout le monde… » (ibidem p. 30). Début d’une patiente approche, d’une recherche d’un positionnement juste, suivi du constat qu’il est nécessaire de ne pas éclairer, de ne pas s’entourer de ces objets-fétiches que sont les projecteurs. « Ça a commencé par un manque de lumière, une espèce de pénombre qui convenait mieux. C’était une autre sensibilité. Il y avait moins de cinéma ». Alors, dans ce dénuement des deux côtés de l’appareil, les choses apparaissent, une splendeur plastique et une intensité dans les relations qui sautent aux yeux et touche au cœur, dès les premières images de Dans La chambre de Vanda. Cette sensation d’une beauté jamais vue s’installe en nous tout au long de cette lente élégie : « Je disais que le film était éclairé par le visage des acteurs, la lumière propre des corps, comme s’il y avait une énergie corporelle, lumineuse. Je n’avais pas besoin de lumière artificielle ». Cette magnificence met un terme définitif à la malédiction qui semblait peser sur la vidéo : elle ne serait pas capable produire de la Beauté, d’accéder à un total accomplissement plastique et esthétique. Dans la chambre de Vanda est la démonstration définitive du contraire.

Pendant deux ans, Pedro Costa s’installe, trouve des positions, des lieux, des interprètes pour capter avec justesse et respect la vie (et la mort) de ce quartier. « Il y a le lit dans la chambre et environ 50 centimètres d’espace où j’étais à la filmer, debout. Contre le mur ou contre le lit. Je voulais parler de cela car je sentais que l’on pouvait le faire ressentir dans le film. Deux ou trois choses de la vie des gens, tout simplement. » 26 On peut se demander alors : est-ce un documentaire, ou une fiction ? En fait, beaucoup des scènes, qui semblent spontanées, sont issues d’une situation condensée en un texte, rejoué en de multiples prises, avec dialogues appris et répétés, pour atteindre à une sorte d’épure. C’est ce qu’il décrit comme « une captation constante d’une température, qui doit être la rencontre de ma sensibilité et de celle du quartier en général ».

Cela donne finalement un double sentiment :

  • D’une part, que grâce à ce retour aux sources – un homme à la caméra tout simplement – et dans ce positionnement « à égalité face au réel », le cinéma retrouve sa capacité à montrer et faire entendre, sans hauteur ni condescendance, le destin des êtres humains : ici une tragédie, avec ces corps déchus – car plongés dans les affres de la drogue et détruits par la misère –, incarnant des « personnages » magnifiques qui se racontent. Et cela se déroule sans que le cinéma ne juge, ne condamne ou ne s’apitoie, ni ne devienne complaisant. Ces « comédiens » ne posent jamais en victimes, mais toujours dans une distance, celle de l’humour ou de la révolte sourde, chacun incroyablement digne, presque glorieux dans une résistance discrète mais acharnée à leur malheur. Ils sont élevés au rang de personnages mythologiques, dans leur capacité à dire – à moduler physiquement et à chanter presque – cette double affirmation : leur corps est défait, leur monde s’écroule, tandis que s’exprime leur capacité indestructible de récit.
  • D’autre part, avec ces trois films (Ossos, Vanda, En avant jeunesse) c’est la capacité du cinéma lui-même à exprimer un monde en décomposition qui est renouvelée. La richesse de ses moyens et l’arrogance de certains de ses auteurs l’avaient rendu parfois prétentieux ou grotesque. L’œuvre de Costa lui fait retrouver un nouveau souffle. Et c’est dans cette simplicité technologique qu’il retrouve sa puissance de rayonnement : une petite digitale plongée au cœur d’un monde en ruines où la révolution politique a échoué 27.

Autour d’elle, en se réappropriant la totalité des gestes cinématographiques, c’est finalement un style neuf, une écriture nouvelle qui resurgit. Des essais à l’écriture, de la lumière au son (dont on ne peut détailler ici toute la richesse musicale), Pedro Costa pose tout ce que peuvent apporter ces petits moyens magistralement utilisés. C’est le début d’une nouvelle ère, où l’humain et l’économique ne sont plus mis en conflit à cause de l’écrasante puissance des moyens mis en œuvre. Le cinéma se réouvre au réel, comme il l’était à ses débuts. Il s’offre à une lecture éblouie précise, à la fois tendre et impitoyable, du monde qui nous entoure. Un cinéma devenu trop lourd nous empêchait de le percevoir.

Quelques conclusions provisoires : Nos corps numérisés, et notre être est bouleversé ?

1 – Plus proches de nous

Aujourd’hui, une nouvelle alternative se propose à nous. Il y a toujours la grande machine cinéma, où nous sommes spectateurs des gestes d’acteurs, de ces êtres aux corps bien faits, jusqu’à l’idéalisation. Et puis s’impose actuellement un cinéma plus « léger » qui nous emmène dans une autre direction. Des hommes racontent leur vie de près, des femmes décrivent poétiquement le monde économique et social, des vidéastes rigoureux nous introduisent avec familiarité dans la vie des laissés-pour-compte. Avec tout leur être, tout leur corps, que prolongent leurs petites caméras, ils nous rapprochent de nous mêmes, et de la structure du monde.

2 – La renaissance

Les petites caméras semblent conjurer une fatalité qui était un sujet de multiples déclarations depuis longtemps : l’annonce de la Mort inéluctable du cinéma. Ceux qui saisissent ces petites machines et inventent avec elles parlent d’une Renaissance.

3 – L’effacement

Que se passe-t-il pour que fiction et documentaire perdent leur distinction à ce point, dès qu’on travaille en digital ? Que font David Lynch (ou si différemment Avi Mograbi) avec leur dispositif vidéo, sinon troubler des frontières figées, celles tracées par Hollywood ou définies par Israël. Et que fait Albert Serra dans son film Honor de cavalleria, belle adaptation du Don Quichotte, cet ouvrage de fiction dont le thème est d’exposer la racine « fictive » du roman de chevalerie ? Il nous rend interrogatifs : regarde-t-on la reconstitution en costumes d’une autre époque ou observe-t-on seulement un reportage sur deux acteurs jouant à Don Quichotte ? La petite caméra produit cette impression de continuellement naviguer sur un fil, entre vérité et reconstitution.

4 – Des conversions : la naissance d’un « autre homme » ?

Depuis que les petites caméras envahissent tout, séduisent presque tous, pénètrent partout, elles provoquent une série de déclarations où s’exprime l’émerveillement. C’est la litanie des « convertis » qui ont l’impression de « renaître » : après Pedro Costa prêchant le numérique avec force et Agnès Varda avec humour, voici Abbas Kiarostami qui en fait le sujet d’un film, Ten on Ten : “Ce qui faisait la grande différence entre le fonctionnement de cette petite caméra numérique et la camera 35mm, c’était la réaction des gens simples qui étaient très naturels et spontanés devant cette caméra. Et c’est toujours ce que j’avais espéré obtenir au cours de mes 30 années de carrière.(…) C’est la liberté pour le cinéaste, la découverte d’une beauté idéale. Cette caméra libère le cinéma des outils de production, de l’emprise du capital, de la censure.(…) Avec cette caméra, le travail solitaire est rendu à l’artiste”

Et c’est Arturo Ripstein qui décrit le changement total qui s’est opéré en lui : « Tourner avec de grosses machines et beaucoup de gens ne fait plus partie de mon paysage. Je ne suis plus un metteur en scène. Je fais des films numériques. Je ne sais pas comment ça s’appelle, mais je ne suis plus un metteur en scène, je ne veux plus l’être. Je veux être autre chose, explorer grâce à mon propre équipement. Voir des choses qu’on sait être là, mais qu’on ne peut pas fouiller, explorer et analyser avec d’autres supports. C’est quelque chose de nouveau : je suis un homme avec une petite caméra. » 28

5 – La réconciliation

Avec Pater, Alain Cavalier revient vers l’acteur (Vincent Lindon) et la grande fiction (« Si j’étais Président et vous Premier Ministre… »). Il n’a pas abandonné ou trahi la mini-caméra, au contraire. C’est toute la modestie du digital qu’il fait accéder en majesté à la fois au Politique et à la scène cannoise. Ovation. La petite numérique côtoie enfin sans complexe les grandes machine à rêves. Le corps-du-cinéaste et le corps-de-l’acteur-en-personne s’avèrent digne du grand spectacle et de ses mythologies. Est-ce la fin de l’exil, de la séparation ? Cinéma et vidéo, le corps et son image seraient-ils réconciliés.


  1. Livret du DVD Honor de cavalleria, p. 8 éd. Capricci, 2010
  2. Dans son Mémoire Les Caméras-poings (École Louis Lumière -1999), Céline Pagny affirme : « les bandes magnétiques de la vidéo analogique (…) se dégradent en une dizaine d’années… ». Cette rumeur, qui courait déjà dans les années 70, ne reposait sur aucune vérification expérimentale et a été depuis démentie par les faits : on restaure aujourd’hui des bandes qui ont plus de trente ans. Autre dénigrement, celui de la mauvaise « qualité de l’image » vidéo, qui « tuerait »…la beauté du cinéma, (cf Emmanuelle Demoris A propos des petites caméras… Lettre n°132, Association française des Directeurs de la Photographie, 2004). En fait ce qui semble redouté par les « professionnels de la profession », au-delà de ces questions de pérennité des œuvres, c’est la menace d’une dérégulation. Ils craignent l’émergence d’une esthétique “amateur”, se sentent menacés par la déstructuration des métiers et la constitution d’une autre mémoire, certes plus fragile matériellement, mais qui serait issue d’un cinéma moins institutionnalisé et donc moins soumis aux divers pouvoirs (économiques, corporatistes, académiques). Cet autre regard, concurrent, plus libre et plus critique, bouscule la domination (et parfois la totale suprématie) d’un cinéma « officiel ». Même confrontation en histoire entre la mémoire du Pouvoir (celle des vainqueurs et dominants), et la Mémoire populaire (des révolutionnaires et des dominés), que l’on retrouve racontée par l’Ecole des Annales, ou dans la « micro-histoire » ou encore « l’ego-histoire ».
  3. La mode fulgurante des « appareils photos-caméras HD » est amusante mais parfois consternante. Ils fabriquent une image (net devant-flou derrière) qui produirait magiquement LE nouveau regard (cf. le succès critique) ?) du film Rubber de Quentin Dupieux (2010), film tape-à-l’œil dont les ressorts scénariques sont vite désolant de banalité. Un regard neuf ne vient pas automatiquement d’une nouvelle machine, mais aussi de l’usage inventif qu’en tire celui qui l’utilise. Les frères Lumière ne furent pas seulement des inventeurs, mais simultanément les successeurs inspirés… des impressionnistes.
  4. Dans son film Nobody’s business (1996), Alan Berliner s’affronte avec son père autour des archives familiales. Le Père : »– Tu fais un film avec rien” Le Fils : “– Tu es mon père. Je dois faire ce film !” Le Père : – “Tu perds ton temps !”
  5. Godard mon ami, Daniel Cohn-Bendit, Le Monde 27 décembre 2010
  6. Le Cinéma à l’heure des petites caméras p. 133, éd. Klincksieck, 2008
  7. Godard a été, rappelons-le dès 1967, l’un des premiers à pratiquer la vidéo légère « autonome » en France (avec Jean-Marie Serreau et Carole Rossopoulos). Après 68, il lance des appels à une pratique « révolutionnaire » de cette nouvelle télévision. Il critique alors la vieille politique culturelle du Parti communiste, qui séparait soigneusement amateur et professionnel, militants (pratiquant un petit cinéma syndical bricolé) et grands artistes (auteurs/compagnons de route). Godard fait dès l’automne 68 cette déclaration prémonitoire « Il commence à y avoir des moyens techniques qui permettent de faire de la télévision chez soi. Et si l’on s’installe ici l’année prochaine, ça se fera par des gauchistes comme moi ; et on n’aura pas votre appui, c’est tout ce que je regrette. » Jean-Luc Godard. Débat 24 octobre 1968. voir La Revue Documentaires n°22/23, page 156, 2010.
  8. Le déménagement de Godard à Grenoble en 1975, sa dissolution en tant qu’auteur vedette, sa rencontre avec Anne-Marie Mieville, sa complicité (plus ou moins orageuse) avec les techniciens, son alliance avec certains producteurs pour investir dans du matériel, ce sont les premiers actes des bouleversements esthétiques et technologiques qui guideront son travail pour les trente années qui suivent.
  9. « Un certain ordre du monde est contenu dans le champ/contre champ : égalité des visages, égalité des salaires, séparation des sexes, sexualité du regard, primauté du montage, donc du producteur qui en est le maître. » Alain Cavalier. (Entretien avec Gérard Pangon, Etudes cinématographiques, n° 231, p. XII, sept 1996).
  10. La tentation de l’inceste est pour la première fois clairement formulée. On l’entendra prononcée ensuite dans Sauve qui peut (la vie). Cette attirance transgressive, cette fascination pour le tabou trouvera son expression la plus exacerbée dans Je vous salue Marie et dans la relation avec son actrice Myriem Roussel (cf. Godard, Antoine de Baecque, p. 628-633, éd. Grasset, 2010).
  11. Wenders d’ailleurs met en scène un cauchemar où il se fait étrangler par le vidéaste Tom Farrel. Il affiche clairement l’ambiguïté d’un rapport Amitié/Haine.
  12. Le film a été une première fois montré à Cannes sous le titre Lightning over water. Nick’s Movie est une deuxième version issue d’un complet remontage, où la vidéo acquiert une place plus importante et plus juste, mais aussi plus dérangeante. (Voir Wim Wenders de Michel Bouiut, p. 83, éd. Edilig, 1986).
  13. Aventure d’une regard, p. 106, éd. Cahiers du cinéma, 1998.
  14. L’un des fils de Keuken, Stijn van Santen, qui est opérateur, l’accompagne et se chargera de la caméra 16mm, comme assistant. C’est également lui qui réalisera Derniers mots, testament filmé tourné un mois avant la mort de Johan en Janvier 2001. (voir mon article « La Mort à l’œuvre » revue Hors Champ n°7, Lausanne, 2002).
  15. Keuken « joue » même avec ce suspense en déclarant : « on verra cela plus tard dans le film », mais le spectateur se dit : « Y aura-t-il un plus tard… pour lui ? ». Oui, puisqu’il a fini le film. Mais lorsqu’il le tournait, c’était un défi à la Mort, une sorte de jeu avec elle (tel le Chevalier du Septième sceau de Bergman).
  16. Cf. mes article sur Keuken, en particulier « Amsterdam Global Village » (La Revue Documentaires n°16, 2000) et « La Mort à l’œuvre » (revue Hors Champ n°7, Lausanne, 2002).
  17. « Présent inachevé- notes de préparation d’un film » Johan van der Keuken, 2001, publié par Dérives autour du cinéma (revue sur internet).
  18. Cahiers du Cinéma, n° 504, p. 43, juillet-août 1996.
  19. Émission Microfilms, CD n°2, éd. INA/SCAM, 2006
  20. Alain Cavalier (conférence de présentation d’Irène – Cannes 2010).
  21. Ainsi Cavalier va jusqu’à faire défiler une heure de bande vidéo, juste pour tenter de recueillir le premier « mouvement de vie » d’un coq figé dans un coin de la maison et qui ne « bouge » plus, comme mort debout.
  22. Varda avait déjà abordé ce sujet de la marginalité dans Sans toit ni loi, mais en gardant une écriture, certes dé-construite (récit par touches non chronologique, pour tenter de comprendre la vie et la mort d’une routarde, magnifiquement interprétée par Sandrine Bonnaire), mais où subsistait une distance entre les moyens lourds du cinéma et la misère effrayante de son personnage.
  23. Mon lecteur et ami Raoul (que je remercie au passage pour ces corrections et remarques comme toujours précises et avisées) me fait justement remarquer ici que l’un des premiers métiers de Varda a été d’être la photographe du TNP à Avignon (une fonction artistique, mais aussi publicitaire). Elle reprend au fond là le geste des comédiens qui circulent déguisés dans les rues d’un festival pour vanter leur spectacle.
  24. Conversation avec Pedro Costa (livret DVD, Dans la Chambre de Vanda, p. 45 éd. Capricci 2008 – les citations suivantes sont extraites de ce même livret). Une autre version de cette intervention de Vanda au cours du tournage d’Ossos est ainsi racontée par Pedro Costa. Il était alors complètement épuisé et Vanda lui dit : « Le cinéma ne peut pas être que cela. Il peut être moins fatiguant, plus naturel. Si tu me filmes plus simplement, on continue ? » (Images documentaires n° 47/48, p. 119, 2003).
  25. ibidem p. 10
  26. Pedro Costa. Entretien (sur le site « Objectif cinéma » – 2001).
  27. « C’est un film (…) sur les enfants de la révolution ratée. Ce sont des enfants de cette révolution absolument ratée qu’a été le 25 avril ». Pedro Costa, livret DVD, Dans la Chambre de Vanda, p. 71, éd. Capricci 2008.
  28. Arturo Ripstein dans l’émission Thema Les Caméras numériques (Arte)

  • Ce répondeur ne prend pas de messages | Alain Cavalier | 1979 | France | 1h17
  • Chargée de famille | Ingrid Gogny | 1995 | 1h23 | Vidéo | Vidéo
  • Dans la chambre de Vanda (No Quarto da Vanda) | Pedro Costa | 2000 | Portugal, Allemagne, Suisse | 2h51
  • Derniers Mots – Ma sœur Joke | Johan van der Keuken | 1998 | Pays-Bas | 51’ | Vidéo | Vidéo
  • En avant jeunesse ! | Pedro Costa | 2005 | France, Portugal, Suisse | 2h35 | 35 mm | 35 mm
  • Family Secret | Pola Rapaport | 2001 | 58’
  • Le Film de famille | Emmanuel Bourdieu | 2004 | France | 50’ | Numérique | Numérique
  • Les Glaneurs et la Glaneuse | Agnès Varda | 1999 | 1h22
  • Nick’s Movie – Lightning Over Water | Nicholas Ray, Wim Wenders | 1980 | Allemagne | 1h31 | 16 mm | 16 mm
  • Numéro deux | Jean-Luc Godard | 1975 | France | 1h28
  • Ossos | Pedro Costa | 1997 | 1h34
  • Pardonnez-moi | Maïwenn | 2006 | France | 1h26
  • Pater | Alain Cavalier | 2011 | France | 1h45
  • Présent inachevé | Johan van der Keuken | 2002 | Pays-Bas | 10’ | 35 mm | 35 mm
  • Thérèse | Alain Cavalier | 1986 | France | 1h34
  • Vacances prolongées | Johan van der Keuken | 1999 | France, Pays-Bas | 2h20 | 16 mm | 16 mm
  • We Can’t Go Home Again | Nicholas Ray | 1973 | États-Unis | 1h28

Publiée dans La Revue Documentaires n°24 – D’un corps à l’autre (page 123, Août 2011)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.024.0123, accès libre)