Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
Michael Hoare
Cette retranscription est publiée ici en huit articles et un manifeste.
- Présentation de la rencontre
- Premier tour de table : Dans quel sens circule le désir ?
- Deuxième tour de table : Est-ce que « indépendant » veut dire « militant » ?
- Troisième tour de table : Documentaire d’auteur et télévision, deux logiques qui se séparent ?
- Quatrième tour de table : Fascisation, culture unique et la place du cinéma ?
- Cinquième tour de table : 800 000 ou plus, et 200 000 ou moins…
- Sixième tour de table : Au cœur de l’affaire, service public et État ?
- Septième tour de table : vers un manifeste qui parlera aussi des Assedic ?
- Manifeste : Le documentaire en douze points
Jean-Patrick Lebel, Périphérie: Dans ce débat, on espère dépasser le seul rapport à la télévision et aux diffuseurs pour essayer d’envisager plus largement le problématique de la création documentaire dans le cinéma. Je propose de commencer par une tour de table de ceux qui sont à la tribune, pour moitié des réalisateurs et pour moitié des producteurs. De façon fort arbitraire, je propose à Jean-Louis Comolli, à mon extrême gauche, de commencer.
Jean-Louis Comolli : J’étais arrivé en me disant que j’étais venu pour écouter les autres et donc par définition je suis prêt à l’écoute et peu prêt à prendre la parole, mais puisque vous me forcez à le faire, j’obéis. Il y a un mot qui me gêne dans l’intitulé, ce n’est pas le mot économie, c’est le mot indépendance. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Si, je sais ce que cela veut dire, mais je sais que c’est plutôt du côté des dépendances qu’on pourrait penser l’indépendance. Alors indépendance, de quoi, de qui, envers qui, par rapport à qui, je ne sais pas si on pourra parler de tout ça. J’ai peur que ce soit un fantasme aussi beaucoup. J’arrête là. Merci.
Denis Freyd, Archipel 33 : Sur la question de l’indépendance, c’est clair qu’on ne parle pas de la même chose si on est réalisateur ou si on est producteur. Je suis un producteur indépendant dans la mesure où ma structure ne dépend pas d’une chaîne ou d’un groupe. Par ailleurs, évidemment, je dépends entièrement des chaînes de télévision et d’autres organismes pour financer mes projets. Par rapport à ma façon de travailler, la véritable indépendance, c’est notre capacité d’accueillir des projets de réalisateurs et de les faire exister. Évidemment, ça se fait dans un conflit avec les diffuseurs qui ont des soucis d’audience, de grilles, de structures de programmes, et qui voient dans les initiatives indépendantes d’auteurs ou de réalisateurs des choses hétérogènes, des projets d’une grande liberté de regard politique sur le monde et qui ne donnent pas de garantie en terme d’audience. Ce sont là les obstacles les plus durs à faire tomber.
La contrainte ne passe pas toujours par l’économique. On a l’exemple de Canal Plus qui aujourd’hui peut financer les films à très haut niveau. Ce n’est pas pour ça qu’on y retrouve une indépendance éditoriale.
Je crois en tous les cas que tout passe par l’ordre des désirs. C’est-à-dire, on commence par le désir d’un réalisateur porteur d’un projet, qui suscite le désir d’un producteur qui va susciter celui d’un diffuseur. Et tous les courts circuits ou toutes les inversions dans cette chaîne sont un frein à l’indépendance.
Denis Gheerbrant : C’est vrai que même si nous faisons partie de la même famille de fabricants de films, réalisateurs et producteurs, nous ne sommes pas à la même place dans cette famille. Je crois que ce dont on va parler cet après-midi, c’est un rapport forcément antagonique entre l’idée de télévision qui est une idée de flux, et l’idée de désir, comme tu la posais, ce qui suppose des idées d’œuvres, des idées uniques, des idées à chaque fois différentes. Ça va être sans doute l’angle sur lequel on va essayer de concilier l’inconciliable et de travailler pour arriver à faire passer quelque chose.
Claude Guisard, Ina : Je suis producteur, un producteur public, puisque l’Ina est un établissement public et je considère avec l’acceptation générale du terme que nous sommes des producteurs indépendants. Je suis un producteur public indépendant. Simplement parce que, si on retient une définition de caractère juridico-économique, nous sommes indépendants d’une chaîne de télévision, indépendants de toute organe qui finance directement la production. Mais ça ne me satisfait pas. Je trouve qu’il faut essayer de creuser cette notion. Par exemple, et ce n’est pas par goût du paradoxe, j’ai envie de dire que c’est lorsqu’on était le moins indépendant qu’on l’était le plus. C’est-à-dire, jusqu’en 86, lorsque l’INA était financé en partie seulement mais aussi pour produire, c’est à ce moment-là que nous nous sommes sentis le plus indépendants et je pense que les réalisateurs qui ont travaillé avec nous à ce moment-là ont profité de cette indépendance économique dont nous bénéficions.
Jean-Pierre Thorn : Je pense que le problème de l’indépendance n’est pas un fantasme, c’est une réalité. Face au contrôle social, est-ce qu’on arrive à maintenir une parole individualisée, un désir de réalisateur et qui fait qu’on ne produit pas seulement dans un cinéma de divertissement qui est la tendance générale de tout un système? Un des premiers problèmes que je souhaiterais discuter avec des producteurs, c’est comment faire pour que, dans ce rétrécissement de la création devant l’emprise des diffuseurs, on arrive à réintroduire des marges de manœuvre. Je m’explique rapidement.
Je sors d’un film sur le hip hop qu’on a mis trois ans à monter avec Agat films. Cette production a été pour nous une galère pas possible; pourtant, c’est un sujet qui touche des millions de jeunes, un sujet de société large. Mais les chaînes de télévision, de par leur idéologie, de par leurs mécanismes internes, ne peuvent pas comprendre, sans porter de jugement envers personne. Et il a fallu qu’un diffuseur de région fasse un apport fictif, un France 3 Régions pour débloquer le dossier.
C’est quand même incroyable que toutes les institutions publiques, le CNC bien sûr, mais aussi le FAS, la Caisse des Dépôts et des Consignations, tout ce qui se trouve dans le financement de films, soient obligés d’attendre le feu vert de quatre ou cinq diffuseurs, qui eux fonctionnent sur le terrain de l’audimat, c’est à dire de critères qui sont un filtre et n’ont rien à voir avec les critères de mise en route de projets.
Par exemple, je n’arrêtais pas de dire à la Direction de la Musique et de la Danse : « Vous, vous êtes engagé dans la politique de la ville. C’est vital, pour que les banlieues ne brûlent pas, qu’on crée des médiations sur le terrain de la culture, ça fait partie de vos priorités, or sur ces priorités, vous avez décidé d’investir dans ce film, mais vous attendez qu’un diffuseur s’engage pour le faire. » Si un diffuseur vient, même gratuit, ça permet de monter le dossier. C’est un premier problème. Comment inventer des circuits de financement qui ne soient pas sous le seul diktat des diffuseurs.
Deuxièmement, et là ça rejoint le travail que j’ai mené pendant quatre ans, à l’Acid. Vous connaissez tous l’Acid – L’Agence du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion. Je pense qu’un des problèmes-clefs pour justement faire un contrepoids face aux diffuseurs est de créer le lien avec le public. Le lien passe par la salle de cinéma. Or je crois que le documentaire a vraiment une place, on l’a vu, on l’a prouvé, par le travail qu’on a fait sur le film de Denis Gheerbrant, La vie est immense et pleine de dangers, par le travail qu’on a fait sur le film de Claire Simon, Coûte que coûte, par celui sur le film de Nicolas Philibert. Il y a un vrai public en salle, et on le sait, dans les salles d’art et d’essai, dans des salles de proximité.
Nous travaillons avec deux cents salles possibles aujourd’hui, mais ce lien pourrait s’établir sur environ huit cents salles. Or, là-dessus, on devrait pouvoir travailler davantage avec les producteurs, les engager plus. Actuellement on a toute une série de difficultés pour les convaincre de la nécessité impérieuse de maintenir ce public, que le documentaire vive comme création, comme un pan du cinéma au même titre que la fiction. Il y a un vrai enjeu symbolique en dehors même de l’économique. Et je crois que là il faut qu’on se pose tous la question. Car c’est un des points qui fait qu’on arrivera à parler avec une marge de manœuvre face aux diffuseurs.
Et puis le troisième point sur lequel il m’intéresserait beaucoup de parler, c’est comment établir, dans les rapports entre producteur et réalisateur, un dialogue plus transparent. J’ai travaillé avec Agat parce que c’est là où je me suis senti plus à l’aise, dans un rapport d’échange. Finalement, on peut investir des budgets à un moment donné parce qu’on sait ce qu’il y a, on ne peut pas demander aux productions de payer ce qu’elles n’ont pas en caisse, Mais il faut aussi que les productions jouent la transparence. Car même dans les boîtes les mieux intentionnées, où on se sent plus dans une famille, il y a une certaine répugnance à ouvrir les comptes. C’est difficile, ce n’est pas habituel avec les réalisateurs. Je crois qu’un réalisateur, pour être vraiment indépendant, doit savoir à tout moment qu’il peut investir telle ou telle somme parce que le financement est là, ou si on ne l’a pas, il contribue à le chercher. Comment faire pour qu’on soit plus responsabilisé les uns avec les autres dans un vrai rapport de dialogue.
Frédéric Goldbronn : Je viens de terminer un premier film, je ne peux donc que parler de cette expérience-là. Je me pose les problèmes de l’économie d’une façon un peu particulière dans la mesure où je ne suis pas dépendant de la réalisation pour gagner ma vie. J’ai cherché à faire un film à tout prix, avec à chaque fois cette question que ça ne devait pas se faire au prix du film.
Jean-Patrick Lebel : C’est donc la position du réalisateur qui est indépendant parce qu’il ne gagne pas sa vie en faisant des films.
Serge Lalou, Les films d’ici: Je suis assez content de la tournure que prend le débat d’emblée puisque si, simplement, pour penser cette idée d’indépendance, chacun d’entre nous regardait les films qu’il a faits pendant l’année, s’il regardait le pourcentage du budget qui vient de l’État sous toutes ses formes, chaînes, CNC, subventions diverses, etc., il verrait que la part de l’État oscille entre 60 et 80 %. Ce qui explique qu’on soit tous mobilisés aujourd’hui parce qu’on sait que l’année 1997 sera rude. Tout ce qui touche à l’État en matière de financement a une influence directe sur la production, et pas seulement celle du documentaire. Cela veut dire qu’on peut se reposer la question de l’indépendance, ou des dépendances comme il était formulé plus tôt, en se disant que la seule chance d’en augmenter, c’est de multiplier les stratégies de production. C’est-à-dire de ne pas être bloqué dans des stratégies données mais d’être capable d’en bouger en permanence et de les adapter à des productions données. Ceci est vrai à l’échelle d’un pays, c’est vrai aussi à l’échelle internationale. Il faut pouvoir faire varier les économies. Il n’y a pas une économie mais des économies.
Et ça, ça m’intéresse. Parce que je pense qu’une société de production, c’est avant tout un outil. C’est un outil dont la flexibilité, la capacité d’adaptation, la capacité d’accompagner ne sont pas des fins en soi. Et donc, elle n’acquiert son indépendance qu’en réunissant des conditions de la multiplication des stratégies.
Par ailleurs, ça implique une autre chose, c’est que dans le rapport avec le réalisateur, on aboutit à la contradiction : un film/des films. Il est normal, souhaitable, et même vital qu’un réalisateur soit obsédé par le film qu’il est en train de faire et qu’il le défende avec et face aux maisons de production qui gèrent, qui suivent, qui accompagnent des films, au pluriel. Et pour résoudre cette contradiction il y a la nécessité, évidemment, d’affirmer la primauté des films, savoir à peu près toujours au même moment ce qu’on est en train de faire dans les différentes productions en cours.
Mais la deuxième chose, en réponse à ce que disait Jean-Pierre, il y a la nécessité pour les réalisateurs de comprendre quel est le fonctionnement d’une maison de production. Et chaque maison de production ne fonctionne pas de la même façon. Chaque outil, puisque ce sont des outils, ne fonctionne pas de la même façon, n’a pas les mêmes contraintes humaines ou financières.
Aujourd’hui, je crois qu’il y a eu un intérêt plus grand, et mutuel d’ailleurs, pour essayer de comprendre comment tout ça fonctionne. C’est compliqué parce que, encore une fois, c’est le rapport entre un film et des films, et arriver à résoudre cela, ou en tout cas à trouver un équilibre, c’est notre lot quotidien.
Laurent Lavollet, Gloria Films: Nous sommes assez débutants dans la production de films documentaires parce que nous sommes en cours de post-production de notre quatrième documentaire. En fait, les quelques questions qu’a pu m’évoquer le thème du débat sont liées à la possibilité d’une indépendance économique demain, à savoir : ayant monté une structure économique en associant nos maigres capitaux avec une volonté de préserver quelque chose, à quel point sera-t-elle viable en dehors de participations extérieures dans l’avenir ?
Quant à notre rapport avec les chaînes de télévision, je répète qu’on est assez débutants. On réfléchit à la manière dont on peut, ou non, coller avec ce vilain mot de ligne éditoriale à laquelle on est confronté avec chacune de nos productions. Quant aux désirs qui nous animaient, bon an mal an, on a jusqu’à présent réussi à se couler dans une case ou une autre dans le paysage assez restreint qui nous est offert pour réussir à faire exister les films.
Ces deux questions se rejoignent probablement parce que pour un certain nombre de sociétés, il y a une forme de contrôle des diffuseurs qui existe aussi dans la capitalisation, dans le fait qu’ils deviennent des partenaires. Est-ce qu’on réussira, pour simplifier les choses, à vivre tout seul, ou est-ce qu’on sera obligé de s’allier et à quel prix ?
Il y a autre chose qui nous tient beaucoup au cœur. Nous travaillons beaucoup sur des premiers films et je trouve affolant le peu de champ qui existe pour des premiers films documentaires à la télévision aujourd’hui. Nous avons eu la chance de produire notre premier film documentaire avec Canal Plus et c’était un des très rares diffuseurs à qui on pouvait proposer un projet avec une réalisatrice égyptienne qui n’avait pas encore fait ses preuves. Je suis assez affolé de constater à quel point la marge de manœuvre est étroite pour les premiers films et les jeunes réalisateurs. Jeunes ou moins jeunes d’ailleurs, mais en tout cas pour les premières réalisations.
Patrice Chagnard : J’avais envie de revenir sur ce qu’a dit Denis Freyd, et qui en réalité fait vraiment problème. C’est la chaîne du désir qu’il a établie et qui paraît effectivement cohérente. Il y a un désir d’œuvre qui vient d’un auteur, d’un réalisateur. Ce désir atteint quelque part un producteur qui va s’engager dans ce travail et y apporter son savoir-faire, sa compétence, et son économie. Et l’essentiel de son travail va être de convaincre un diffuseur. C’est la chaîne idéale, mais ce n’est pas du tout celle qui est pratiquée en réalité. Tout le problème est là.
Si on arrivait déjà à se mettre d’accord entre nous, sur l’évidence de cette chaîne et sur le fait que c’est la bonne, que c’est le bon sens, à ce moment-là l’indépendance dont parlait Jean-Louis Comolli ne serait pas tout à fait un fantasme. C’est sur cette base-là qu’elle pourrait être autre chose qu’un fantasme. Mais de quoi s’agit-il? À la ligne éditoriale des chaînes de télévision, et à leur mode de fonctionnement qui s’oppose dramatiquement à cette mise en scène-là.
Alors il y a deux mises en scène. Et comment peut-on se débrouiller là-dedans? Et comment le mot d’économie joue-t-il entre ces deux mises en scène? Cela me paraît être la question.
Il y a un autre mot que je voudrais clarifier un petit peu, c’est le mot cinéma puisqu’on parle de cinéma documentaire. Je me souviens très bien que, quand on a fondé Addoc, une des premières décisions – fondatrice à mon avis de cette association – a été la décision d’ajouter le mot « cinéastes » dans l’intitulé. Au départ, le projet c’était l’Association des Documentaristes. C’est devenu très tôt, et sur une décision qui a été votée, et avec une opposition, l’Association des Cinéastes Documentaristes. C’était un choix radical et c’est sur ce choix-là, un choix de vocabulaire en quelque sorte, que j’aimerais que les producteurs nous suivent.
Quand on parle d’audiovisuel, quand on parle de télévision, on parle d’autre chose que quand on parle de cinéma. Et l’économie du cinéma n’est pas celle de l’audiovisuel. C’est évident que le terme « produit » est associé au mot audiovisuel. Je ne croirai jamais à une œuvre audiovisuelle. C’est une question de culture et c’est une question d’histoire.
Je suis arrivé à la télévision à la fin des années 60, à un moment où on pouvait croire, et je l’ai cru parce que d’autres le disaient et pas les moindres, puisque Rossellini le disait et le croyait : la télévision, c’est l’avenir du cinéma. Je l’ai cru, oui. Seulement, trente ans après, cela peut faire sourire. C’est clair que ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.
Par contre, on peut aujourd’hui raisonnablement dire ou penser que le cinéma peut être l’avenir de la télévision. Alors, ça paraît un paradoxe, mais c’est celui dans lequel je souhaite m’engager radicalement, et je demande aux producteurs s’ils sont prêts à me suivre sur ce choix de langage. Le choix des mots qu’on emploie n’est pas innocent, et on le sait bien. Parce que dans les dialogues et les discussions avec les diffuseurs, c’est là-dessus qu’on achoppe. On a dit un mot qui est malpropre dans cette assemblée, celui de « politique éditoriale », mais dans une autre assemblée qui réunirait les diffuseurs et les responsables de programmes, ce sont les mots « auteurs » et « cinéastes »‘ qui seraient malpropres.
Dominique Cabrera : Ce dont je peux parler peut-être est le film 1 que je viens de finir, produit par Claude Guisard – ici présent – à l’INA. Je pense qu’au sujet de l’indépendance, ça peut montrer à la fois la liberté possible et sa limite. Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai proposé à Claude un sujet de film, et il a accepté de le produire en dehors d’une chaîne de télévision. On peut dire que ce film a été fait dans une grande indépendance. Et en même temps, si je me pose la question si j’étais indépendante pour le faire, je ne pense pas, parce qu’il me semble que j’étais protégée. Pendant tout le tournage de neuf mois, et ensuite, le montage qui a dû durer quatre, cinq mois, pendant tout ce temps, l’INA en tant que maison, en tant que locaux et en tant que présence et attention, c’est-à-dire en me laissant travailler, m’a protégée. Mais je pense que l’INA est arrivé à le faire d’une façon marginale, pour moi. Je ne pense que ce soit possible de le faire pour cinquante projets.
J’ai beaucoup apprécié d’être protégée de cette manière, de pouvoir avoir le temps de travailler. Je viens de finir un autre film dans un autre système complètement différent, où j’étais entièrement dans le marché. Et si je me demande quelle est la différence essentielle, c’est celle du temps.
Dans le système du marché, j’ai eu beaucoup de possibilités de travailler, mais ce qui a toujours été compté, c’était le temps; et ce qui a été donne par Claude, c’est le temps. Le temps est la matière du cinéma. C’est vraiment notre matière première. Et c’est par rapport à ce qui est concédé de cette matière-là qu’on peut juger un producteur ou un système de production.
À l’Ina, l’absence de pression sur ce que devait être le film était aussi très précieux. En même temps, c’était extrêmement angoissant puisque c’était à moi de le trouver. Dans d’autres systèmes, où on est en rapport financier avec une chaîne de télévision, avec un distributeur, ou avec l’idée que se fait un producteur du public, ou du succès éventuel du film, il y a une pression très forte qui peut aussi être féconde.
Dans le film qu’on a fait avec INA, j’étais dans une sorte de système de mécenat de l’État, et dans l’autre j’étais dans le marché. Ce que je trouve paradoxal c’est que les deux films racontent la même chose. Mais j’ai beaucoup plus souffert avec l’un qu’avec l’autre. Disons que je n’ai pas souffert de la même façon.
J’éprouvais plus de plaisir à faire le film que j’ai fait toute seule en Hi8. J’éprouvais beaucoup de plaisir, beaucoup de solitude aussi. Et, dans l’autre, j’ai éprouvé le plaisir d’être avec tous ces gens qui fabriquent un film de fiction. Il serait bien que l’expérience qu’on a faite avec l’INA puisse se produire d’une façon qui ne soit pas marginale ou tenue à bout de bras simplement par la volonté de Claude.
En fait, ce qui est bien, c’est qu’il puisse y avoir de l’industrie et de la recherche. Voilà ce que je pense. J’ai eu le sentiment en travaillant à l’INA de travailler dans un laboratoire de recherche où on me donnait la possibilité de me tromper, de perdre du temps, de ne pas trouver, puis de trouver aussi, j’étais protégée pour faire ça. Et dans l’autre, c’est vrai que j’étais dans l’industrie dans le sens violent du terme. Les deux produisent quelque chose.
Et puis, il y a la question de l’argent, bien sûr. Pour faire des films indépendants, puisqu’on parle d’économie, on pourrait se dire que la première des choses est de faire un film économique, bon marché. Évidemment le film produit par l’INA n’est pas cher, il est économique, mais alors de quoi est-ce qu’on vit? Si on ne fait que des films comme celui-là, qui nous fait vivre? Et c’est vrai qu’on gagne notre vie dans l’industrie audiovisuelle ou dans l’industrie du cinéma. Il faudra bien que ça existe.
Jacques Bidou, JBA Productions : Comme vous pouvez le voir, je suis maintenant à l’extrême droite de la tribune, donc à l’extrême gauche de la salle. Je voudrais simplement revenir sur le sens profond de la question. D’abord, un producteur indépendant, selon moi, est un intermédiaire entre la création et l’économie de la création. C’est quelqu’un qui est indispensable entre les deux, qui va chercher pour la création son économie. C’est clair que la tendance aujourd’hui est à la suppression totale de cet intermédiaire. Il y aurait besoin aujourd’hui de plus en plus de structures dépendantes et soumises aux besoins de l’économie, aux besoins de la programmation. Le sens général du mouvement – c’est pour ça que la situation est grave – n’est pas du tout d’aller dans le sens qui consiste de partir d’un fort désir d’auteur pour aller vers une économie. Aujourd’hui, c’est absolument l’inverse. Aujourd’hui, il y a des cases qu’il faut occuper. Il y a un problème de programmation. De ce problème de programmation naît une demande. On va aller voir quelqu’un pour exécuter cette demande, et puis on va chercher quelqu’un qui a un savoir-faire d’auteur ou de réalisateur pour exécuter le besoin de la chaîne ou du programmateur, quel qu’il soit ou qu’elle soit.
Dans cette aggravation du climat que nous vivons maintenant, j’essaie de comprendre ce qui est en train de nous arriver. Si on parle de documentaire et de télévision – le cinéma n’est pas loin, mais parlons de télévision -, on est sorti des grands systèmes intégrés avec une très grande indépendance des producteurs à l’intérieur du système, parce que la logique de ces systèmes publics n’était pas du tout une logique de frein à la création. On avait effectivement, à l’intérieur, des gens qui faisaient leur boulot, et qui étaient totalement indépendants. J’entends critiquer les chaînes de télévision. Le mot « chaînes » de télévision n’a pas d’intérêt si on n’examine pas de quelles chaînes il s’agit, et dans quelle logique d’évolution du système général on est.
Historiquement, on sort d’un système intégré, qui n’était pas soumis massivement à une économie de marché, et on l’a démantelé. Et on est entré dans un système de dérégulation complète, ou pratiquement, avec l’arrivée de télévisions privées, de grands systèmes privés, et avec l’arrivée massive du marché.
Et, à ce moment, ce qui se passe est très intéressant. On invente la philosophie des producteurs extérieurs, c’est-à-dire la nécessité d’avoir des producteurs indépendants. Je crois qu’on voulait profondément se débarrasser du système intégré, parce qu’il était encombrant, pas maniable, il n’était pas souple, il était syndicalisé, il avait tous les inconvénients. Et donc on a inventé un système totalement assoupli de production privée pour répondre aux besoins de la dit-fusion. Et là, on a inventé même une philosophie de la nécessité de la séparation entre la production et la distribution, avec tout ce que cela comportait de très positif. Et on verra après qu’il en reste encore des résidus.
Mais ça impliquait autre chose. Ça impliquait aussi de créer un secteur privé compétitif, prêt à répondre aux besoins d’une industrie en évolution et en train de se privatiser massivement. Et ce qu’on est en train de vivre maintenant, c’est la fin de cette deuxième étape, autrement dit la récupération de tout ce système privé de façon à le resoumettre complètement à l’économie des diffuseurs.
Maintenant que ça marche, maintenant qu’on s’est débarrassé des systèmes intégrés, on récupère ces sociétés qui sont dépendantes économiquement, mais qui ne sont plus à l’intérieur des structures de distribution pour reprendre le contrôle complet de l’économie du système. On ne veut plus avoir ces trublions, ces gens qui ont eu un goût d’indépendance et qui parlent de création, en tous cas parlent d’initiatives créatrices avant de parler de produit, de marché ou de besoin.
Je pense qu’on était un peu naïfs. On est toujours naïfs. Mais on a peut-être accompagné ce mouvement de façon pas assez critique. De façon à voir ce qui était en train de se passer profondément à l’intérieur du système public, l’arrivée massive du système privé.
S’il nous reste des résidus d’indépendance, ils sont liés à deux ou trois choses fondamentales. D’abord, nous avons fait la démonstration de notre savoir-faire. Ce n’est pas du tout pour se passer de la pommade. Parce que nous ne sommes pas dépendants des diffuseurs, nous avons une capacité d’initiative et de proposition en termes de création qui est indispensable à tout le système.
Ils s’aperçoivent bien qu’il y a un problème, c’est vieux comme l’industrie; il faut de la recherche, il faut des gens qui avancent, etc. Et nous avons fait la démonstration de notre savoir-faire, y compris sur le terrain économique. Alors que moi je fais un film pour 14 millions, Canal Plus le fait pour 32 millions, et c’est le même film. On change de système.
La deuxième chose qui nous protège, c’est la réglementation. Effectivement, on a inventé un système qui nous protège. La réglementation protège le système indépendant, le système de quotas, d’obligations, etc., parce que même les institutions ont conçu qu’il est indispensable à l’ensemble du système d’avoir des secteurs qui ne soient pas entièrement dépendants de la volonté du marché, et qui puissent encore avoir une certaine distance. Cette réglementation existe encore un peu, mais elle est en train de foutre le camp, elle est en train d’être grignotée de tous les côtés, y compris sur le plan européen.
La troisième chose qui nous protège, c’est ce qui reste de service public. Et c’est fondamental. On critique les chaînes, on parle de dépendance des chaînes, d’indépendance des chaînes. Moi, je ne suis pas indépendant d’ARTE, je travaille avec ARTE, je le dis ouvertement comme ça, je m’excuse. C’est complexe. Parfois, la discussion pour convaincre Garrel, par exemple, peut durer neuf mois, ou douze. Mais c’est une discussion productive, qui n’est jamais à propos d’un problème de produit, de case, contre l’idée d’un projet de création. Son but est de trouver l’harmonisation entre ce que je défends et les possibilités de l’économie du système. Il est fondamental de faire la différence. Il nous reste un peu ARTE, il nous reste un petit peu la 3, mais c’est quand même fondamental. Face au privé et à la dérégulation, c’est le résidu, le reste du service public qui protège encore le secteur indépendant.
Si on a de graves inquiétudes aujourd’hui, c’est parce que petit à petit, du système précédent au régime actuel, au niveau de l’État, il y a fondamentalement un abandon de la politique d’engagement du secteur public. A partir du moment où il y a un abandon de cette politique d’engagement public, il y a forcément, derrière, la mort du secteur indépendant, parce qu’il n’a plus aucune raison d’être défendu puisque le secteur privé prendra totalement le contrôle de ces outils de production pour des raisons de rentabilité et de contrôle de sa production.
Jean-Patrick Lebel : Je propose que vis-à-vis de la télévision, ou de ce qu’on pourrait exiger que redevienne le service public, on essaie de voir comment, entre réalisateurs et producteurs, on peut retrouver ces marges de manœuvre, cette capacité d’initiative apparemment en danger. On pourrait peut-être rester dans ce rapport avec les diffuseurs et essayer de concentrer la discussion là-dessus, puisque majoritairement, même en ce qui concerne les films du cinéma, ce sont les chaînes de télévision qui influent le plus sur le financement des œuvres.
Intervenant : Je partage à cent pour cent ce que Jacques Bidou a dit, et même à cent-vingt pour cent. Simplement, une petite chose en plus. On dit que c’est la responsabilité des télévisions publiques, mais qui est derrière la télévision publique? En gros, il y a trois sources de financements : la redevance, la publicité et les dotations de l’État. On s’aperçoit aujourd’hui que le mouvement, qui accélère est lié au désengagement budgétaire de l’État. La redevance, pour des raisons politiques, n’augmente pas. Le désengagement de l’État est spectaculaire cette année. Et donc la part de la publicité est forcément amenée à augmenter, quitte à créer des conditions irréalistes pour les budgets des chaînes publiques. Et c’est très grave parce qu’on s’aperçoit ensuite, quand on discute avec des responsables des documentaires dans les chaînes publiques, que ça aboutit à des logiques qui vont complètement à l’encontre de cette chaîne idéale dont on parlait. Ce n’est pas seulement qu’il faut faire de la publicité, encore que la publicité est bien au centre du système parce qu’il oblige de faire de l’audience, sinon on se marginalise. Il y a des obligations de résultat quantitatif qui accélèrent encore plus le processus.
Mais je dis que la véritable responsabilité est bien celle de l’État qui par son désengagement financier extrêmement rapide, concourt à accélérer l’ensemble de ce processus.
Serge Lalou : Je me méfie un peu des analyses globalisantes, trop rapides, de la situation. Je pense aujourd’hui qu’elle est plus complexe que ce qui a été suggéré. Je crois que de toutes les maisons de production autour de la table, les Films d’Ici est la structure la plus capitalisée, celle qui a le plus été en contact avec ces groupes privés qui sont ici désignés comme la menace. C’est le cas depuis 1990, et en s’accélérant pendant la crise générale en 1991, 1992, où on était extrêmement déficitaire et fragilisé. Ces dernières années nous ont permis plusieurs choses : d’abord de retrouver un équilibre et, ensuite, de pouvoir prendre des risques. Je crois que la production des deux dernières années a prouvé qu’on a pris un certain nombre de risques, qu’on a pu s’engager sur un certain nombre de productions dites cinématographiques parce que par ailleurs on a étendu le champ des productions qu’on couvrait, et on s’est renforcé. Et si on regarde ce qui a émergé ces dernières années, je ne suis pas si pessimiste que cela sur ce qu’on appelle la production cinématographique documentaire. Je pense qu’en revanche elle reste minoritaire et que par ailleurs, le terrain, le champ du documentaire en général, ce qui implique aussi ses cases éditoriales télévisuelles, c’est là où tout le système est en train de prendre un coup.
- Les deux films dont Dominique parlent sont : Demain et encore demain, long métrage documentaire produit par l’Ina, et De l’autre côté de la mer, long métrage de fiction.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 121, 1997)
