De l’épouvante aux marches du Palais
Olivier Derousseau
« Je ne suis pas ma vie. Je vis mal de moi. J’ai été ma mort 1. »
Roubaix, une lumière est le titre d’un long métrage, présenté au festival de Cannes, sorti dans les salles en août 2019. Roubaix, une lumière, est une fiction portée par une ville autrefois prospère ; une enquête menée sur le territoire de l’Enfer. Qu’est-ce que l’enfer ici ; une nuit perpétuelle éclairée au sodium ou au mercure, une voiture en état d’incendie, l’humidité, la brume, des maisons de courées construites en briques rouge-brun, des fenêtres bouchées au parpaing, des intérieurs poisseux, les matins blêmes, la proximité du périphérique, un appartement HLM rempli de gosses où trône au milieu une table à repasser ; un dealer au franc-parler chômeur d’origine nord-africaine, une jeune fille cherche à changer de racines, une autre violée, un boulanger braqué, un commissariat, un hôtel de luxe où boire un verre après le tribut lâché au travail, deux héroïnes interprétées par des professionnelles, l’une engluée dans l’hébétude d’un malheur oublié, l’autre enkystée dans sa classe sociale malgré les cernes de circonstance. Un commissaire, un lieutenant promu en proie au doute et à la prière, des seconds rôles qui comme dans le cinéma français d’avant-guerre ne sont pas négligés. Et la musique, vectrice de sentiments, soutien et rails de la fiction, hommage possible au compositeur Georges Delerue, natif de Roubaix. Roubaix autrefois fleuron de l’industrie textile, sorte de Manchester française, « ville aux mille cheminées » devenue en une trentaine d’années une des plus pauvres de ce pays. Voilà, on pourrait dire, le cadre.
Cette romance cinématographique est construite à partir d’une enquête effectuée entre Noël 2001 et juillet 2002 pour la télévision, au sein du commissariat central de Roubaix boulevard de Belfort où, fait suffisamment rare pour être rappelé, auront été enregistrés les aveux de Annie et Stéphanie, meurtrières d’une vieille dame. Ce film s’intitule Roubaix, commissariat central, affaires courantes. Diffusé le 25 mars 2008 à 21h55 sur France 3, il est signé par Mosco Boucault. Mosco Boucault est d’ailleurs crédité au titre d’auteur de l’œuvre originale dans le générique de Roubaix, une lumière, qui lui sortira onze ans plus tard.
Parmi les déclarations à propos de Roubaix, Une lumière, Arnaud Desplechin son réalisateur confia deux choses retenues ici : d’une part que la vision au hasard de Roubaix, commissariat central, affaires courantes l’avait bouleversé au point de lui donner à penser que « ce film était pour lui », d’autre part que seuls les faits dominaient l’histoire de Roubaix, Une lumière et rien d’autre. Faits issus de la misère d’une ville connue, comme si la vérité des faits ne pouvait provenir que de ce terreau maudit, le reste des histoires belles ou moches, celles qu’on raconte et qu’on se raconte viendraient d’ailleurs. La fable est tristement banale : un meurtre, un arrière-plan urbain merdique, un commissariat, des flics, la petite pègre locale, et deux coupables. Sur C8 l’après-midi, de lundi à vendredi, l’industrie bas de gamme déverse ce type de paraboles. Mais ici, ce qui compte, c’est la mise en place d’une ossature narrative qui en appelle au concept de vérité révélée suivant des Aveux puis la recomposition d’un meurtre sans raison.
Malédiction
L’enfer est en tradition peuplé de damnés. Les condamnations sont simples comme les ravages d’une guerre sans objet, ni fin. Alcoolisme, chômage, alcoolisme et chômage – logements inhospitaliers, délabrés, absence de lieux collectifs hormis le commissariat, hostilité du climat, le commerce de la débrouille ; méfiance, délire paranoïaque, des paroles frustes, et l’enfermement. Enfermés dehors, enfermés dans la parole, enfermé dans ta maison avec les chiens, enfermé dans le HLM avec tes gosses, enfermé avec tes pauvres parents. Rien ne circule, chaque plan est clos dans l’action qu’il représente, c’est la période de Noël, le seul cadeau sera la présence dure et bienveillante d’un commissaire, de son adjoint et des quelques agents recrutés pour le film, dans l’exercice de leurs fonctions. Le pari désormais courant est de faire surgir des éléments de vérité par la rencontre d’acteurs professionnels et « d’acteurs naturels », les acteurs naturels n’étant pas de métiers mais en provenance de la vraie vie. Pari rossellinien, autrefois vecteur d’un genre nouveau mais qui fut en réalité pris à bras le corps dès la naissance du cinématographe par exemple par Robert Flaherty, Jean Epstein ou encore Alexandre Medvedkine.
Nous sommes à Roubaix, c’est l’hiver, c’est poisseux, c’est nocturne, c’est triste, comme chez Simenon. Nous sommes avec la police. Louis Cotterelle, lieutenant nouvellement promu, vient de prendre ses quartiers. Le commissaire Daoud, son patron, est d’origine maghrébine. Arrivé à Roubaix dans sa septième année, il circule d’une réalité l’autre, sert de liaison entre les différents cas de figures et les lieux rencontrés. Son terrain affectif, son terrain de travail, son amour, c’est Roubaix. L’attachement à cette ville est l’élément documentaire qui, on pourrait dire, caractérise chaque Roubaisien et ce film en particulier. Imprimée par la désolation et la tristesse, Roubaix n’arrive pas à se rendre hostile. Arnaud Desplechin le sait, il y est né, mais de l’autre côté de la barrière sociale, on pourrait dire de la barricade. Le dernier film de Robert Kramer, Cités de la plaine fut aussi tourné à Roubaix en 1999. On y voyait un vieil aveugle déambuler dans des faubourgs filmés comme une banlieue américaine, les souvenirs de son travail aux abattoirs, dans les laineries. En ce temps là au cinéma, cette ville était peuplée. Ce qu’on perçoit l’après-midi dans le métro entre Lille et Roubaix, c’est la fatigue, les bouches édentées dès fois et la vitalité des ados.
Sauvetage
Le commissariat se manifeste à l’image d’une église fruste où des fidèles travaillent en vocation ou par honnêteté. L’édification d’un lieu saint se base sur une connaissance de la lumière et du terrain. Dieu est lumière, la fenêtre est étroite. Si l’enfer est dehors, si l’enfer c’est Roubaix, Roubaix coincée entre Lille et la Belgique, le commissariat est un purgatoire, une chambre d’enregistrement des confessions où ce qui compte aussi, c’est le rappel à la loi, c’est-à-dire au texte ; un espace intermédiaire où pendant un temps subi les âmes expient, se purifient de leurs fautes 2. Le titre anglais de l’œuvre est Oh Mercy ! Il faut y voir une affaire de sens et pas simplement d’exportation : Oh miséricorde ! L’idée sera de construire au milieu de l’enfer un espace intermédiaire où de la compassion pour la misère d’autrui pourra s’exercer et ainsi s’accomplir ce qui est écrit dans le livre des lois – Le code pénal. Où la figure laïque d’un commissaire incarnera la bonté par laquelle Dieu fait grâce en particulier à deux femmes. Et si le crime demeure sans raison, l’acheminement des héroïnes vers la parole sera vectorisé par la grâce et la persévérance des fidèles salariés. Cette géométrie escarpée sera le ruban, l’intrigue et le suspens du film : un accouchement. Parle ! Explique ! dis comment ! et tu seras sauvé(e). Autrement dit, la peine ou la pénitence sera plus clémente si aveu il y a, la vérité surgira d’abord d’une parole qui libère. Nous ne sommes donc pas en terrain inconnu, la misère du sauvetage, misère sacrée, hante notre imaginaire depuis qu’Augustin rédigea « Les treize livres de mes aveux » que la tradition a retenu et traduit par Les Confessions. Écrit à partir de 397, depuis une ville côtière de l’est de l’Algérie, ce texte est le récit radical d’une transformation intime, d’une conversion sincère au christianisme commencée onze ans plus tôt à Milan. Avouer sa condition de criminel, se reconnaître faute, c’est littéralement témoigner de la puissance réconciliatrice de Dieu. Si l’humanité demeure insolente pourriture, les aveux décideront de l’avenir, mais aussi du devenir de l’institution. Cette voie étroite, tracée dans la trame du film caractérise l’ambiance et la dramaturgie dont nous sommes les témoins. Par une montée vers des aveux, le commissaire et son équipe nous libèrent d’une souillure et libèrent deux criminelles de l’atrocité d’un meurtre sans raison. La réponse sociale de l’institution policière au crime sera d’abord théologique. Les assises décideront ensuite de la peine.
Auteur
Le commissaire Daoud sait par intuition si vous êtes coupables, la connaissance du terrain a engendré sa forme de sacerdoce : « Pourquoi aller ailleurs, toute mon enfance est là ». Autrement dit, pourquoi partir, il faut œuvrer là où quelque chose nous a été donné. Dans la tradition coranique, Daoud signifie le roi qui porte la sagesse et la parole décisive, homme de courage en temps de guerre. La figure du commissaire, interprété par Roschdy Zem est inspirée par Abdelkhader Haroune, filmé par Mosco Boucault dans Roubaix, commissariat central, affaires courantes, à ce moment-là chef du service d’investigation et de recherches. Néanmoins, la centralité du personnage Daoud est l’invention motrice du récit, invention appuyée par la présence du lieutenant Cotterelle, sorte d’apprenti moine étonné admiratif, qui par un effet de dramaturgie classique viendra soutenir le charisme et le mystère du commissaire. « Je me mets à leurs places » confie Daoud à Cotterelle à propos des suspects. Daoud figure un de ces vieux adolescents blessés, ex-rapatrié d’Algérie que les services de police traitaient à l’occasion de bougnoules, les déposant en bagnole dans les campagnes environnantes en ayant bien pris soin de leur retirer au moins une godasse. Dans le schéma colons à indigènes si vous voulez. Il faut dire qu’à une époque, beaucoup de flics de Roubaix et Tourcoing avaient servi en Algérie pendant une guerre nommée par l’État français « Opération de police », guerre qui marqua la fin d’une période commencée vers 1830 sous Charles X par la conquête de ce territoire ; une politique coloniale dont Jules Ferry dira plus tard qu’elle est « fille de la politique industrielle ».
Le commissaire aime aussi les chevaux de courses. Il existe à Roubaix des bistrots où vieux et jeunes arabes, chômeurs, désœuvrés, jouent aux courses. Passionnément. Où parier est constitutif d’un temps libéré du travail ou consubstantiel d’une époque sans travail. Parier, c’est aussi mettre un billet sur le triomphe de la vie sur la mort, rationnellement. La vie après la mort : « Vous faites comment avec la misère ? » demande Cotterelle, « Ce n’est rien, il y a toujours une lumière » répond Daoud. On y croirait. Daoud, mort vivant ? Daoud opérateur qui rédime l’intolérable déliaison sociale, psychique, où les pauvres, les précaires, les déshérités finissent par s’entre-anéantir pour un porte monnaie, des boîtes pour chats, du liquide vaisselle et une télé.
Une ouverture vers le 34e canon apostolique permet de comprendre ce personnage ainsi que ses subordonnés. Les canons apostoliques sont les recueils renfermant les règles de discipline adoptées dans l’Église primitive (paléochrétienne) par les successeurs des apôtres. Nous sommes avant Saint Augustin, qui d’ailleurs fut nommé évêque quelque temps avant l’écriture des Aveux, Balsamon enseigne 3 : « Il est bon que les évêques de chaque peuple reconnaissent parmi eux le premier et le considèrent comme un chef, n’agissant pas en ce qui surpasse leur pouvoir sans lui demander son opinion ; que chacun n’agisse que dans le domaine de son diocèse et les lieux qui lui sont attachés. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’opinion de tous. Ainsi sera la concorde et glorifié sera DIEU par le SEIGNEUR dans le SAINT-ESPRIT, PÈRE, FILS et SAINT-ESPRIT […]. » Selon le même canoniste 4, c’est par cette règle que les évêques peuvent réaliser fidèlement le précepte évangélique : « Que votre lumière brille devant les hommes, et qu’en voyant vos bonnes actions, ils glorifient le Père qui est aux cieux ». L’unité de l’esprit et l’amour de Dieu sont informés par le canon 34 5 ». Nous ne discuterons pas de la Trinité qui vit la victoire en 325 à Nicée d’Alexandre Évêque d’Alexandrie sur Arius, Prêtre d’Alexandrie, où le Fils fut hissé à l’égal du Père par engendrement et sans antériorité chronologique ; engendré et non créé, faisant ainsi passer la figure du Christ dans la divinité, afin de lui éviter pour l’éternité de tomber dans le temps. Une remarque cependant, Daoud dans sa solitude ne cesse de donner l’impression qu’il est un fils de cette ville, un fils incréé, un fils qui agit comme un chef. « Le problème plutôt, c’est pourquoi je suis resté » dit-il.
Comme un chef : l’expression empruntée au canon 34 éclaircit le charme et l’autorité qu’exerce Daoud, indique que le premier parmi les égaux a la mission de ramasser, de concentrer, exprimer en lui la plénitude des nécessités salutaires et les vertus de l’Église son lieu. Sa fonction est le général. Il est le point d’attraction, le centre autour duquel tout gravite, mais il n’est pas le chef. Le patron, c’est le Christ, qui dès le nouveau testament signifie la sagesse et sera identifié à Jésus de Nazareth. Daoud évêque d’une ville embrumée, engendré par elle, dont la fonction n’est pas d’attirer vers lui mais de régir l’institution policière et personnifier sa sagesse. Daoud, incarnation de l’Homonoia ou Concorde ou unité de pensée d’une certaine idée de la police. Le terme police ici ne signifie pas seulement une organisation formée de supplétifs salariés et armés par l’État, chargée de veiller à la paix sociale, voire de maintenir l’ordre mais répond à une notion plus large que Jacques Rancière évoque dans La Mésentente : « On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police 6 ». Si effectivement le nom de politique tient lieu avant tout de police, nous sommes avec ce film au cœur d’une confusion décisive. La réponse théologique ne peut tenir lieu ni de police ni de politique, puisqu’il s’agit d’abord de maintenir l’ordre sur lequel se fonde la distribution des pouvoirs et pourquoi pas de comprendre les articulations qui fondent cette distribution. Une opération de police est par essence l’opération de maintien d’un ordre. Ici la fusion des fonctions entretient une double opacité : un voile posé quand à ce qui mène au crime et une confusion entretenue quant à la réponse. L’introduction d’une figure romanesque et théologique personnifiée par une autorité qui relève tout aussi bien de la loi que du pouvoir religieux, permet avant tout d’éviter les questions afférentes au mode de gouvernement dans lesquels sont assujettis ceux et celles que Frantz Fanon appela Les damnés de la terre. Pourtant, dans le livre 11 de La cité de Dieu, chapitre 16, Augustin affirme que l’ordre divin de la nature n’est pas l’usage social qui lui peut-être contre nature. « Et faut-il s’en étonner, quand l’estime des hommes eux-mêmes, dont la nature est si noble, met un prix plus cher à l’acquisition d’un cheval que d’un esclave, d’une pierre précieuse que d’une servante ? ». La mise en scène de Roubaix, une lumière façonne une zone grise, fruit d’une rencontre entre une police fonctionnelle, bienveillante et les effets dramatiques de la misère dont la médiation est assurée par un fonctionnaire divin ; l’ordre social devient l’ordre naturel, le crime peut donc demeurer sans raison.
Réel
Mais il y a un enjeu liminaire : le partage conceptuel entre le genre documentaire et la fiction. À propos de ce film et de cinéma, Arnaud Desplechin déclare : « Voilà ce qui me semble distinguer la fiction du documentaire : l’identification. Annie et Stéphanie, je les contemple dans le film de Mosco Boucault. En elles, je vois des sœurs ; mais je m’empêche de m’identifier à elles. J’éprouverais de la culpabilité à m’identifier à des personnes marquées par des conditions de vie aussi difficiles. Cela, la fiction le permet, parce qu’elle repose sur une convention […]. Grâce aux acteurs et aux actrices, ce qui se passe dans une fiction m’arrive un tout petit peu à moi, m’offre la possibilité d’une expérience 7 ». La fiction donne donc accès par identification à de terribles situations en vous déculpabilisant, le documentaire permet juste de les contempler ; la différence sera donc une affaire de jouissance puis d’analyse. C’est assez bête au fond. Le succès planétaire de la trilogie Batman et du dernier Joker gît immanquablement au cœur de cette distinction. Il est possible néanmoins de penser autrement. La fiction selon Jacques Rancière, c’est « La construction du cadre au sein duquel [non pas l’invention d’un monde imaginaire] des sujets, des choses, des situations peuvent être perçus comme reliés en un monde commun et au sein duquel des événements peuvent être pensés comme ordonnés en un enchaînement intelligible. La politique et les savoirs sont fondés sur des fictions aussi bien que les œuvres dites d’imagination 8 ». Vu depuis cet angle, la distinction ne se logera pas entre la véridicité produite par des situations réelles et la façon dont nous pourrions nous identifier à des acteurs dont le travail construit au plus près du cadre des situations de catharsis, mais plutôt sur la relation ou le rapport que maintient le cinéma avec ce qu’il enregistre. Or qu’en est-il du monde commun visible depuis ces deux films et quel glissement s’opère de l’un à l’autre ?
Nous pourrions plutôt distinguer un cinéma de la présence d’un cinéma de la représentation. Ces caractéristiques traversent tout autant les œuvres industrielles, scénarisées, que d’autres plus pauvres, plus marginales. Dans Roubaix, commissariat central, nous sommes embarqués dans le travail d’un cinéaste, au cœur de situations qui apparaissent à mesure : les affaires courantes autrement dit l’ordinaire des plaintes, des outrages et délits dans une ville qui ne semble pas au maximum de sa capacité de bonheur, c’est le moins qu’on puisse dire. La présence du filmeur triangule des situations que nous connaissons intimement mais qui n’ont jamais été vues comme ça. La caméra est là, chaque protagoniste le sait. Les salariés consentent à sa présence ainsi que les prévenus : « Les autorisations écrites ne suffisent évidemment pas. Il faut pouvoir aller partout, sans qu’on vous dise que vous gênez. Voilà pourquoi j’ai tourné seul. Le matin, j’arrivais au commissariat en même temps que les policiers et le soir j’en partais avec eux. Sans doute se sont-ils sentis l’objet d’une attention inhabituelle. J’étais sûrement aussi une bouffée d’air frais pour eux […] quant aux suspects, devant un objectif, ils sont plus forts. Lorsque, dans la courée, le lieutenant Auverdin interroge Stéphanie, il s’interpose entre elle et moi, pensant qu’elle ne parlera pas tant que je serai à la portée de son regard. Alors, évidemment, je me suis déplacé pour retrouver son visage dans le cadre ». Ce que déclare Mosco Boucault à propos de geste cinématographique est la description d’une fiction. À partir de là, il nous appartient de vérifier et penser quel monde commun nous est offert. Sa présence opère un déplacement et donne à voir un ensemble de cas en prise à la structure systémique de l’institution policière. Rixe, tristesse, folie, entourloupe, viol, fugue sur fond familial, alcoolisme, incendie, travail en intérim, dénonciation, effroi sont le quotidien de ces affaires courantes. Aussi, une situation conduit le commissaire à se comporter comme un travailleur social. Le montage lui dessine les motifs et fabrique au fil du temps une dramaturgie. Puis nous arrivons à l’impossible : la révélation sous interrogatoire puis la reconstitution du meurtre de Micheline Demesmaeker. Assassinat effectué par les deux voisines d’en face, Annie et Stéphanie, jeunes sous-prolétaires qui s’aiment d’un amour coriace et désespéré. C’est tout.
Actrice(s)
Daoud signifie aussi « bien-aimé » ou « le chéri ». Assisté de Cotterelle, le commissaire rencontre donc deux actrices au milieu d’une ville qui mérite bien le titre d’un film, Roubaix. Ces jeunes femmes vivent dans une courée qui au moment des faits racontés s’appelait Cour Desplechin ; une pauvre vieille aura été assassinée dans sa chambre à coucher. Claude et Marie habitent en face, elles sont coupables, mais ça n’ira pas sans le dire. Le cinéma, selon François Truffaut, c’est « de l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes », la précarité c’est « se loger dans le désir de l’autre afin de mériter son rôle 9 ». Le travail des femmes au cinéma sera donc précaire. Mais les temps changent et ils changeront.
Sarah Forestier interprète Marie Carpentier alias Annie. Un plan revient en mémoire, il importe peu qu’il soit exact : Marie est seule dans une cellule de garde à vue à La Madeleine 10, c’est la nuit, l’axe est oblique et la focale se tient plus loin que d’habitude. Nous ne sommes plus tout à fait dans un cinéma de proximité mais dans la logique d’un plan qui donne à penser un couloir, une porte fermée moitié transparente, la crasse, une immense solitude. Nous sommes à l’approche d’un seuil. Marie a avoué, elle est désormais passée de l’autre côté, c’est fini. Et nous l’entendons appeler, appeler sans espoir d’être entendue. CLAUDE CLAUDE CLAUDE. Beaucoup d’enfants issus des quartiers pauvres, des courées ouvrières ont entendu la tonalité de cet appel lorsqu’il fallût se remettre au travail après les désastres de la guerre et accoucher des trente glorieuses. Et ce fut Gisèle tenue par la tristesse, derrière la fenêtre de cuisine, Gisèle les blondes sans filtres, Blanche ruinée par le vin rouge roulant ses clopes depuis des mégots ramassés devant la porte par une petite fille maudite, Simone la faiseuse d’anges retrouvée pendue, Angèle pleurant ses enfants morts le dimanche au cabaret Chez Hector, puis Arlette Yvette Ginette Paulette Lucienne Michelle bien vite au travail en filature et au Bal le samedi chez Bedard ou au Fresnoy. Sarah Forestier incarne très furtivement ces figures, en toute innocence, dans une concision qui ne vient pas seulement de son métier mais d’ailleurs : une gentillesse qui déchire et au fond traverse les deux films. Cette gentillesse est sans pitié mais elle n’est pas fatale, il nous appartient de penser et voir qu’elle peut aussi se loger dans la joie.
Politique
Ce texte est titré Roubaix, une lumière. De l’épouvante aux marches du Palais. Travailler à partir d’un fait d’hiver, le porter jusqu’aux marches du Palais des festivals de Cannes puis dans les salles est une affaire courante. La structure systémique du film est tragique. Il y a en tragédie une récurrence incestueuse qui engloutit les familles et noie dans le sang ses protagonistes. Ce schéma de narration classique en provenance d’une tradition née au théâtre alimente l’industrie cinématographique depuis ses débuts, peu d’histoires échappent à ce type de scénario. Il était une fois la violence, les dieux, la cité – il était une fois la violence sociale, il était une fois Le Capital. Ici, ce sont deux sœurs amantes qui commettent un meurtre quasi rituel et le milieu social n’est point celui des princes mais le lumpenprolétariat. Tragédie signifie aussi le chant du bouc 11. Le bouc est par ailleurs une des figures du démon. Dans cette ville maudite, les brebis égarées par la misère et les affects tristes seront rédimées par un fonctionnaire divin, sorte d’évêque paléochrétien. Et si Daoud est la figure qui nous offre la possibilité d’interpréter autrement les coups encaissés à l’occasion de la diffusion de Roubaix, commissariat central, affaires courantes, c’est qu’il incarne un rempart théologique dans un temps obscur où nul ne sait plus à quel saint se vouer. Il est des lieux où le raffinement de la parole sert toujours à expliciter le comment des pires horreurs, il y en a d’autres où l’on commence par se taire ou mentir. Mais il ne s’agit ni d’une malédiction, ni d’un déterminisme social, mais de faits qui s’illustrent dans le cadre d’une guerre sociale qui ne dit pas son nom, et il s’agit de police. Tant que la théorie théologique de la grâce sera raccord avec la doctrine de la police, nous irons au cinéma purger nos pulsions de mort par la toute puissance de mises en scène qui distribuent rôles, cadres et effets.
J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur, soit. Mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité 12.
Post-scriptum : Nous sommes le 13 janvier 2020, Les Misérables, film signé par Ladj Ly représentera la France aux Oscars.
- Augustin (354 – 430), Les Aveux, Livre XII, 10, traduit par Frédéric Boyer, P.O.L, Paris, 2007.
- « Combien cette vie douloureuse ressemble à ce qu’on dit du Purgatoire ! Privation de la vue de Dieu. Désir jamais assouvi et de plus en plus véhément de la Beauté infinie », Bloy Léon, Journal, I, Robert Laffont, Paris, 1999 [1901], p. 76.
- Balsamon : canoniste byzantin du XIIe siècle.
- Canoniste : celui qui est spécialiste de droit canon.
- Citation tirée de l’article « Analyse du 34e canon apostolique », in Le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 2-3, 1950, article accessible à l’adresse : http://www.eugraph-kovalevsky.fr/perles/sur-l-eglise/analyse-du-34e-canon-apostolique/
- Rancière Jacques, La Mésentente, Galilée, Paris, p. 51.
- Desplechin Arnaud, cité par François Ekchajzer dans « À l’origine de Roubaix, une lumière, un chef-d’œuvre méconnu du genre documentaire », in Télérama, 21 août 2019.
- Rancière Jacques, « La Pensée du présent », conférence à l’institut français de Grèce, 30 janvier 2014.
- « Dans le bunker du festival de Cannes », conférence de presse de la Cip-idf avec Jean-Luc Godard, 18 mai 2004. Vidéo de la conférence accessible à l’adresse : http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=1430.
- La Madeleine est une commune française de la métropole européenne de Lille située dans le département du Nord, en région Hauts-de-France.
- Le mot τραγῳδία / tragôidía est composé de τράγος / trágos (« bouc ») et ᾠδή / ôidế (« chant ») ; il veut originellement dire « chant du bouc ».
- Rousseau Jean-Jacques, Lettre à d’Alembert.
-
Roubaix, commissariat central, affaires courantes
2007 | France | 1h30 | Vidéo
Réalisation : Mosco Boucault
Production : Zek Productions -
Roubaix, une lumière
2019 | France | 1h59 | Vidéo
Réalisation : Arnaud Desplechin
Production : Why Not Productions
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 93, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0093, accès libre)