À propos d’un film d’Alexandre Barry
Christophe Postic
Un amour nous découvrait.
La nuit, nous l’avions traversée à parler jusqu’à nous taire d’épuisement à l’aube, ivres du désordre semé par les mots, désorientés par un court sommeil. Une nuit d’une rencontre.
Le jour, j’entrai dans la librairie sans autre intention que regarder les tables d’ouvrages récemment publiés, par curiosité. Devant l’une des bibliothèques, surgit un désir oublié ou peut-être repoussé, soudain une évidence. À « Trakl », je trouvai Poèmes I. Je le pris et comme on le fait tous, j’ouvris le livre au hasard pour en lire quelques lignes :
RENCONTRE
Cet étranger sur le chemin – nous nous dévisageons
Et nos yeux fatigués posent une question :
Qu’as-tu fait de ton existence ?
Tais-toi ! Tais-toi ! Laisse les plaintes !
Il fait plus frais autour de nous,
Les nuages au loin se dissipent.
Nous ne poserons plus, semble-t-il, de questions
Et nul dans la nuit ne nous accompagnera 1.
Un mois plus tôt, j’avais assisté à la dernière représentation de Rêve et folie, un texte de Georg Trakl mis en scène par Claude Régy 2.
J’y étais allé pour la troisième fois, pour accepter sans doute qu’il s’agissait de son ultime mise en scène et pour tenter d’inscrire physiquement quelque chose de cette expérience troublante d’approcher un texte si éprouvant : se retrouver dans l’obscurité, dans une cavité – une voûte comme une gorge – face au corps imposant de Yann Boudaud, « forme habitée », incarnation du texte. L’acteur nous conduit au seuil d’un effroi, d’une angoisse mêlée à des moments d’éblouissement dans cette opacité. On est ébloui par un corps traversé, quasi animé, par le texte.
De cette épreuve, de la représentation théâtrale qui n’aura plus lieu, restera le film Trakl Sébastopol d’Alexandre Barry, qui n’est pas le film de la représentation mais celui de la dernière répétition.
Nous sommes dans un vieil appartement parisien, les bureaux de la compagnie « Les ateliers contemporains » sur le boulevard de Sébastopol à Paris, où circulent véhicules et piétons. L’image est en noir et blanc. On découvre un décor trivial, des étagères remplies de classeurs et de dossiers ou de livres dans un léger désordre, une affiche de la pièce Rêve et folie et une petite reproduction d’une peinture d’une d’île envahie par des nuages épais 3. C’est le premier paysage à dévisager pourrions-nous dire car les visages à venir seront des étendues infinies à pénétrer. Dans l’obscurité à la lueur d’un simple projecteur, Yann Boudaud sommeille, assis, le buste reposé sur un bureau, la tête posée dans sa main. Le visage de Claude Régy apparaît, silencieux. Il veille, le regard clair, il est à la fois détendu et d’une grande attention. Il attend, il accueille et il éveille : l’acteur s’est redressé, ses paupières s’ouvrent et il tend la main vers lui. La scène a des allures d’hypnose. Les yeux de Yann Boudaud se referment et son visage frémit, il se détend et se crispe. Sa bouche s’entrouvre, comme s’il cherchait à reprendre son souffle. Après un long silence, apparaissent soudain doucement les premiers mots :
« Au soir le père devint vieillard… ».
Le texte prend voix, corps et chair et se déplie. Quand sur la scène du théâtre, l’acteur peut se déplacer et le surgissement des mots le pousser parfois au bord du déséquilibre, dans le film, ce mouvement de l’écriture, sa circulation, sa vibration se concentrent sur le visage de Yann Boudaud, dans la seule mobilité de ses bras et de ses mains. Alors on entre en tension avec ce corps traversé par le texte de Trakl pour tenter d’en saisir les moindres manifestations. Le film atteint la densité d’une présence, un présent de la situation comme le cinéma en est parfois capable. Le cinéma est un art de la trace, d’une trace vivante quand elle rend compte d’une expérience profonde dont la situation du tournage donne la pulsation. Alexandre Barry raconte : « Je vis avec ce texte de quatre pages et demi depuis cinq ans, depuis que le projet a été mis en route et une relation intime s’est créée avec l’écriture de Trakl. Il y a quelque chose d’extrêmement intime qui est déposé de manière diffuse dans le film. Comme cette relation de travail à trois 4… ». Les conditions de cette répétition condensent des années de recherche et de collaboration entre ces trois personnes : Claude Régy, l’acteur Yann Boudaud et le cinéaste Alexandre Barry, assistant du metteur en scène depuis plus de vingt ans et réalisateur de plusieurs films sur son travail. Cette première séquence qui nous mène jusqu’aux premiers mots brûle de l’intensité de leurs relations. Ceux qui assistent à l’ultime répétition sont portés par ces liens que le film engage.
Comment rendre compte de l’expérience d’un spectacle de Claude Régy, qui travaille avec le silence, la lenteur, la lumière à la limite du discernable, sur un texte dont il dit qu’il touche à de l’inexprimable et où la représentation tend à révéler « des choses d’un ordre inconnu » ? Avec Brume de Dieu 5, Alexandre Barry donnait forme à un film qui exigeait du spectateur autant d’implication que la représentation théâtrale. La mise en scène du film parvenait à soulever des vagues de réel, pour rendre sensible et visible comme rarement, le trouble et la tension du « spectacle vivant ». Dans Claude Régy, la brûlure du monde 6, il s’efforçait déjà de rendre perceptible et de révéler le travail avec les acteurs. Ils avaient découvert ensemble qu’il était possible d’en transmettre quelque chose par l’image. En organisant une répétition sur le plateau pour le film Brume de Dieu, en filmant l’ultime répétition de Rêve et folie pour Trakl Sébastopol, le cinéaste rend tangible l’essence même de la mise en scène de Claude Régy, sa direction d’acteur : « C’est le noyau qui irradie la représentation. J’ai donc essayé de me rapprocher du visage des acteurs, pour qu’on puisse y lire et y percevoir ce travail en train de se faire, ce mouvement permanent du travail, lisible sur un visage 7 ».
Dans Trakl Sébastopol, les deux temps, celui du texte et celui du film, vont se fondre en un seul plan séquence qui déploie l’intégralité du texte. Yann Boudaud est face à Claude Régy. Son visage réfléchit la lumière dans la pénombre du lieu. Il est assis à un bureau et derrière lui par les deux fenêtres qui l’encadrent, on aperçoit la circulation sur le boulevard. On entend des craquements dans la pièce, le bruit diffus de la ville, et la bande-son du spectacle entièrement recomposée pour le film. Tous ces sons s’entremêlent au texte de Trakl. Ils ajoutent ou soustraient des sens, comme des épaisseurs, des bruits qui masquent ou dévoilent. Il faut les traverser pour éprouver les pleins silences qui suspendent ou creusent le texte, difficile, violent. À faire coexister les mots de Trakl avec cet arrière-plan, dans ce décor, le film travaille les écarts au point de provoquer une sorte de vertige quand on revient à la trivialité du boulevard, lorsque les vides envahissants font résonner l’épaisseur des mots. Ce que les mots recèlent comme images, c’est ce qui peut rendre le langage si tortueux. On sait comment la seule écoute d’un récit douloureux peut provoquer des images intérieures plus redoutables encore car elles sont le fruit de nos propres angoisses, de nos propres projections. Alexandre Barry a recours à un des effets primitifs du cinéma pour tenter d’ouvrir un espace à ces images et de répondre à cette question qu’il pose en particulier dans ce film : « Comment faire rentrer quelque chose d’infini dans quelque chose de fini 8 ? ». Les surimpressions et le mélange de leurs couleurs avec le noir et blanc, les images récurrentes d’un paysage et d’un tunnel infini qui défilent viennent griffer et littéralement trouer le corps de l’acteur. Ces visions, projections du cinéaste, se fondent aux nôtres – ce tunnel infini n’est pas sans évoquer les méandres d’un accélérateur de particules, permettant de discerner l’infiniment petit, c’est-à-dire l’infime et indiscernable énergie de l’écrit, ou vu autrement encore dans le film, le silence du flocon de neige.
L’association faite ici nous est permise car elle est une manifestation, même minime, de ce processus à l’œuvre pour le spectateur, qu’une œuvre quelle que soit sa forme nécessite une tension, un mouvement vers elle, et c’est une manière de créer. Une préoccupation constante de Claude Régy était « que le public devait s’imaginer non pas qu’il assistait à une représentation, mais qu’il était en train de créer l’œuvre, qu’il était en train de l’écrire 9 ». L’ouverture d’un espace propice à l’accueil d’une forme est le travail intime du spectateur, ce qui rend possible sa relation à l’œuvre.
Cette question de l’espace est la forme renversée de la recherche de Claude Régy, celle d’aller au-delà ou en deçà des mots, de toucher à « la vertu secrète de l’écriture ; ce mystère qui fait entendre ce qui n’est pas écrit 10 ». Une recherche qui le conduit jusqu’à Georg Trakl dont il cite cette phrase :
Le mot dans sa paresse
Cherche en vain à saisir au vol
L’insaisissable que l’on touche dans le sombre silence
Aux frontières ultimes de notre esprit 11.
Dans la librairie, une page en arrière :
SILENCE
Au-dessus des bois luit blême
La lune qui nous fait rêver.
Le saule au bord du sombre étang
Pleure sans bruit dans la nuit.
Un cœur s’éteint – et peu à peu
Les brouillards déferlent et montent –
Silence, silence ! 12
Dans Trakl Sébastopol, Claude Régy ne réapparaîtra pas. Son visage au début du film inscrit son regard, il existe dans le contrechamp puis le hors champ : une omniprésence comme lorsqu’il accompagnait chacune des représentations, depuis la salle, au cœur du public. Cette apparition dans le premier mouvement du film est aussi la dernière image de Claude Régy dans un film d’Alexandre Barry.
Pas tout à fait cependant. Il réapparaît ailleurs, dans une scène qui n’aura pas trouvé sa place dans Du régal pour les vautours 13, comme si ce moment avait résisté à la trame du film, un trou dans la trame en quelque sorte, une échappée, belle et sombre. Confronté à une photographie de lui prise des années auparavant, il la regarde. On écoute sa voix. On ne voit longtemps que la photographie posée sur le bureau puis un léger mouvement nous fait comprendre que le regard est guidé par ses mains qui semblent porter ses mots. Il se détourne de cette image, lui préfère le ciel et la lumière :
« Mais ne vous inquiétez pas… Il va bientôt faire nuit. »
Un amour le découvrait.
- Trakl Georg, Poèmes I, traduction et présentation par Jacques Legrand, Flammarion, Paris, 2001, p. 119.
- Trakl Georg, Rêve et Folie [Traum und Umnachtung], mise en scène par Claude Régy, Théâtre Nanterre-Amandiers, décembre 2018. Texte traduit par Marc Petit et Jean-Claude Schneider dans Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve et autres poèmes, préface de Marc Petit, Gallimard, Paris, 1990.
- Hertervig Lars, Borgøya, The National Museum of Art, Architecture and Design, Oslo, 1867.
- « Trakl Sébastopol : une trace à brûler », conversation entre Alexandre Barry et Christophe Postic autour du film Trakl Sébastopol, in Théâtre / Public, n° 234, Octobre – décembre 2019, Claude Régy regards croisés, p. 114. On recommandera la lecture de ce remarquable dossier coordonné par Sabine Quiriconi et Christophe Triau.
- Barry Alexandre, Brume de Dieu, LGM – Sabrina Iwanski – Les ateliers contemporains – Claude Régy, 2012, 96 minutes. D’après Les Oiseaux de Tarjei Vesaas, avec Laurent Cazanave, création à La Ménagerie de verre, Paris, 2010.
- Barry Alexandre, Claude Régy, la brûlure du monde, Local Films, 2008, in La Brûlure du monde, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2011
- « Trakl Sébastopol : une trace à brûler », op. cit., p. 112.
- Ibid., p. 114.
- Régy Claude, Dans le désordre, Actes Sud, Arles, 2011, p. 69.
- Régy Claude, L’état d’incertitude, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2002, p. 43.
- Régy Claude, Du régal pour les vautours, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2016, p. 15.
- Georg Trakl, Poèmes I, op. cit., p. 117.
- Barry Alexandre, Du régal pour les vautours, Zeugma Films, 2016, 67 minutes. La scène en question est restée longtemps autonome sous le titre Ne vous inquiétez pas il va bientôt faire nuit d’Alexandre Barry, Simer, JKL, 2016, 8 minutes. Entre-temps, Alexandre Barry et le monteur du film Adrien Faucheux ont décidé de redonner à cette séquence sa place initiale dans le film, lui redonnant toute son intégrité.
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Trakl Sébastopol
2018 | France | 54’
Réalisation : Alexandre Barry
Production : Les ateliers contemporains et Local Films
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 47, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0047, accès libre)