Un passage par temps d’hiver

Le Bonheur… terre promise, de Laurent Hasse

Michelle Gales

Un café offert sur l’appui d’une fenêtre annonce une des dialectiques du film : intérieur/extérieur, départ/accueil. La dame à la belle chevelure blanche, à l’accent chantant, née et ayant toujours vécu « dans cette maison » explique qu’il ne fout pas déranger la personne qui dort à l’intérieur. C’est pour cela qu’elle accomplit ce geste d’hospitalité sur le seuil de chez elle tout en exprimant empathie ou étonnement : « Vous auriez pu penser à une autre période. » Cette fenêtre du début reviendra comme une image récurrente du voyageur/voyeur/voyant percevant la vie des autres à travers cette ouverture accordée.

Ensuite la route, enneigée, défile sous les pieds du marcheur. Sa démarche qui nous sera expliquée comme elle le sera, tout au long du film, aux personnes croisées sur sa route, est une traversée du pays à pied pour « reprendre la lenteur » et « permettre la rencontre ».

C’est après être sorti d’un coma, dû à un accident grave qui l’a laissé paralysé quelque temps, que le réalisateur a conçu ce projet de film. Un pèlerinage entrepris après une guérison. Célébrer le fait d’avoir retrouvé la vie, le pouvoir de se déplacer. Néanmoins, apprenant qu’il a perdu à jamais l’odorat, le marcheur déclare qu’il veut aussi retrouver le « goût de vivre » dans son nouveau monde sans odeur.

Mais au lieu des sentiers classiques des randonnées d’été, ce pèlerin suivra une voie « à rebours ». C’est en hiver, de la frontière espagnole à la plage de Dunkerque, du sud vers le nord, qu’il fraie son chemin à travers « son pays », la France, au plus près de la ligne scientifique et imaginaire du méridien tracé pendant la Révolution française et rebaptisé Méridienne verte au changement de millénaire.

Cycliste, renversé par un chauffeur de voiture, il affirme que cette découverte du pays à pied est aussi un acte de protestation contre l’ubiquité de l’automobile. Sa revanche donquichottesque lui fait découvrir des vies tout aussi romanesques que sa démarche, ainsi que les paysages sous tous les temps, et le plaisir de l’aller-retour entre solitude et rencontre. Et si le road movie en fiction ou en documentaire est une dramaturgie courante, dans ce film, l’écoute du réalisateur tout comme la curiosité des interlocuteurs en retour sont d’une sensibilité hors du commun.

D’abord, dans une forêt des Pyrénées, le marcheur solitaire croise un groupe de militaires en bivouac, des hommes avec lesquels on sent qu’a priori il a peu de chose en commun. Bien couverts, encagoulés et le visage grimé, leur panoplie d’armes jonchant le sol, ils proposent un partage chaleureux de rations, de réflexions sur le plaisir et l’inconfort de vivre dans la nature, et de questionnements : être séparé de ceux que nous aimons nous fait-il apprécier mieux le temps des retrouvailles ? « Il faut trouver une femme forte », confie l’un des soldats.

La rencontre suivante est aussi avec un groupe. Le marcheur est reçu dans une ferme en cours de restauration par un groupe étonnant qui se déclare les « intellectruelles ». Ces constructeurs éclairés parlent volontiers du bonheur dans des termes poétiques et spirituels. Enthousiastes et éloquents, ils décrivent leur rapport avec l’énergie cosmique entre terre et ciel, leur mission de construire avec des matériaux tels que la chaux et le chanvre. Leur conviction est que nous sommes tous des artistes et que notre bonheur est dans la création de quelque chose entre personnes qui s’aiment et qui sont « amoureuses de ce qu’on peut faire ensemble ». Ainsi ces anciens artistes devenus bâtisseurs écologiques concrétisent-ils leur bonheur dans de vieilles bâtisses restaurées avec des matériaux respectueux de la nature.

Le bonheur se construit-il ? En quoi être ensemble, faire quelque chose ensemble, constitue-t-il un moyen, voire une condition pour être heureux ? En même temps que l’auteur exauce son vœu et reprend ses forces, le sens de ce voyage se révèle une enquête sur le bonheur, une sorte de Chronique d’un été... en hiver.

Souvent, sans avoir besoin de poser de question, il suffit que l’enquêteur explique son projet de traverser la France à pied. Les gens rencontrés, étonnés, ne manquent pas de poser eux-mêmes les questions, la question : pour quoi faire ? Est-ce cela le bonheur ? Faut-il partir, s’éloigner, pour le trouver ? Où est le bonheur ?

D’emblée les contacts sont noués par la demande d’aide ou de conseils : une route plus agréable que celle fréquentée par les voitures, ou plus praticable, voire repérable sous la neige, ou qui conduise à un gîte possible, ouvert hors saison. Il loge dans les hôtels vides en cette période d’hiver, ou bien il est hébergé par des amis d’amis habitant sur son parcours. Parfois, l’hospitalité vient aussi d’inconnus intrigués par ce marcheur excentrique et sentant en lui une personne avec laquelle ils auront envie de discuter.

Plusieurs rencontres soulignent l’expérience du retrait de la vie urbaine, et de la solitude. L’amour pour la nature, dans ce qu’elle offre de bien-être et de sérénité devient un plaisir à partager. Certaines rencontres se poursuivent en détours nous faisant découvrir une vue, un chemin, une maison, un moulin, un lieu secret, un projet…

Les paysages du film sont variés et nous inspirent des émotions diverses, révélés au fil de trajets sinueux ou de grands panoramas, sources d’émerveillement, de menace parfois ou simplement d’ennui sur de longs tronçons sans relief.

Vaches, moutons, chèvres, chiens, chats, volaille, les animaux sont omniprésents tout au long du voyage. Dès les premières images, deux poneys lèchent le verglas prémonitoire de l’hiver. Plus tard deux cavaliers passent, ils se promènent, moyen de déplacement d’une autre époque. Dans une séquence curieuse, un chien aboie et court autour d’un cheval, le gardien vigilant semble ignorer l’humain pourtant inconnu. Sur une route de montagne, quelques chèvres insouciantes barrent le passage à une automobile. Ailleurs, en pleine campagne, un troupeau de vaches marche paisiblement sur la route sans être dérangé.

Et partout les animaux sauvages animent le paysage. Chevreuils ou lapins dansent dans la plaine. Et combien de vallées, de fleuves sont balayés du regard suivant les oiseaux en vol ?

Porteurs d’associations de toute façon, les animaux sont aussi indices : du temps qui se gâte, des humains à proximité. Nous découvrons les bêtes sinistrées, victimes de la route ou de prédateurs inconnus. Mais il y a aussi entente chaleureuse : cet homme qui chante et parle avec des oiseaux, et plus prosaïque, ces éleveurs fervents qui surveillent leurs vaches sur un poste de télévision depuis leur foyer.

Excepté les deux premières rencontres en groupe, il s’agit en général d’individus ou de couples. Même si les rencontres se font dans les bistrots, dans des foyers d’accueil ou des centres sociaux, dans un couvent ou un monastère, ce sont des individus qui se dégagent du groupe pour témoigner, échanger, réfléchir. D’ailleurs, l’incompatibilité entre foule et rencontre est soulignée plusieurs fois.

Sur « le bonheur », les réponses toutes faites se font rares. Une fois, la trilogie « argent-santé-amour » est évoquée dans le propos d’un patron de bistrot que nous ne verrons pas. Devant la caméra, la question est prise au sérieux. Une récalcitrante s’insurge contre le fait que « le bonheur est égoïste » : « Comment pouvons-nous être heureux quand on est entouré par ceux qui ne le sont pas ? »

Une fois aussi, une résistance nous surprend. Un jeune boulanger avenant parle de sa satisfaction d’être installé dans une petite commune. Tandis que manifestement il s’épanouit dans ses gestes de préparation et s’exclame : « Ce ne sont pas des clients, ce sont des amis », la question lui est posée : « S’agit-il de bonheur ? » Là, il hésite. Devant l’insistance de son interlocuteur, les sympathiques fossettes de ses joues se creusent : « J’en sais rien, j’en sais rien… »

Plusieurs personnes réfléchissent longuement avant de répondre. Et c’est justement dans ces moments d’attente silencieuse et patiente que nous lisons sur les visages et que nous nous préparons à entendre. Les femmes parlent souvent de la solitude, subie, une souffrance, tandis que des hommes disent l’apprécier, même si parfois leurs silences nous laissent penser le contraire. Ici et là, le bonheur était autrefois, aurait pu exister, est présent déjà, ou encore espéré.

Dans J’irai jusqu’à la mer, son livre publié trois ans après la sortie du film 1, Laurent Hasse fait preuve d’une plume aussi vive que sa caméra-stylo. Ici son monologue intérieur développe et restitue une vision complémentaire et souvent moins idyllique de son expérience, comme si, pour mener à terme un film, il fallait cacher les obstacles et les moments de doute, alors qu’on peut se permettre d’en parler par écrit.

Aussi la version écrite confirme-t-elle le caractère funambulesque du projet. De ce qui est arrivé trop vite pour être filmé à l’attente nécessaire pour créer la complicité indispensable avant de sortir la caméra, on sent que le choix des moments à tourner devait être aussi draconien que celui des affaires personnelles à emporter. Lors d’une projection, le réalisateur a expliqué qu’il envoyait par la poste, au fur et à mesure, les images, aussi bien pour les mettre à l’abri des intempéries que pour alléger son sac. Néanmoins quatre-vingts jours de tournage représentent un énorme travail de choix : de personnages, d’instants propices, de cadres justes, d’écoute attentive. Et ensuite au montage il fallait recommencer cet effort de sélection et d’élimination, pour faire résonner les voix, les visages, les expériences de vie, les réflexions sur le bonheur parfois dans la juxtaposition, parfois à distance tout en donnant le sens de la progression dans le temps et dans l’espace. Un passage délicat bien négocié.

La solitude et la rencontre se succèdent sur cet itinéraire géographique et intérieur. L’homme – qui a failli disparaître – se retire de sa vie de tous les jours pour célébrer son retour à la vie, reconquérir ses forces, et retrouver sa voie. Tout en faisant sentir sa présence – par son ombre sur le chemin, ses vêtements mouillés étendus sur le radiateur –, en nous parlant ou en s’adressant à des personnes rencontrées, il se maintient hors champ tout le long du voyage jusqu’à la fin jubilatoire. Ces vacances cinématographiques nous donnent à nous aussi le goût de vivre et de vivre mieux, en regardant, en nous écoutant et en rappelant la multitude d’associations et la diversité des solitudes qui existent parmi nous. Comme le dit ce jeune réfugié politique qui parle des rêves brisés mais aussi du courage : « Cette Terre est à nous tous. » Osons revendiquer, comme nous faisions autrefois, Le bonheur… terre promise.


  1. Laurent Hasse, J’irai jusqu’à la mer, Payot-Rivages, 2015.

  • Le Bonheur… terre promise
    2012 | France | 1h34
    Réalisation : Laurent Hasse
    Diffusion : Les Docs de l’Arche / Docks 66.
    Image : Laurent Hasse
    Son : Laurent Hasse
    Montage : Mathieu Augustin

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 183, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0183, accès libre)