Une immersion dans le temps long de la vieillesse
Anne Galland
Été 2011, dans la Drôme… Mon père ne trouve plus ses mots, après son opération d’un hématome cérébral suite à des chutes répétées. Convalescent, chez lui, il s’efforce désespérément de les retrouver par la lecture dont il a par contre gardé la capacité. Je le filme, il se laisse filmer, ma petite caméra nous permettant cette relation sans conversation. Alors que je m’amuse de la situation et que je la traite de surréaliste, mon père va chercher un livre dans sa bibliothèque, et m’en lit l’introduction à voix haute : « La poésie, au sens où l’entendaient les surréalistes, demeure avant tout une aventure spirituelle permettant à l’homme de dépasser la routine de son existence et la misère de sa condition… »
Un an plus tard, d’un commun accord, parce qu’ils ne peuvent plus vivre seuls dans leur appartement de la Drôme, mes parents entrent dans une maison de retraite en banlieue nord de Paris, plus près de leurs filles. Je les accompagne avec ma petite caméra, sans savoir très bien pourquoi sauf qu’elle me permet la distance d’un regard de cinéaste face à l’abrupt du réel. Une vision au parti pris de poésie et d’humour dans une situation bien surréaliste. J’ai toujours une petite caméra dans mon sac, ma « caméra-stylo » et mes placards sont remplis de mes archives personnelles, aux formats évoluant avec les époques, des bobines de pellicule Super8 des années 80 aux fichiers numériques d’aujourd’hui. Des traces que j’engrange pour mémoire, celles de mon temps… Mais c’est avant tout dans l’instant du geste de filmer que je me positionne, c’est mon rapport au monde, aux autres, je suis une filmeuse. Et puis parfois l’idée d’un film émerge, et c’est une autre affaire !
L’envie de faire un film, je l’ai eue dès mon premier contact avec la maison de retraite, un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) comme il s’en installe partout aujourd’hui, dans toutes nos communes. Ce monde parallèle et secret, avec ses règles et sa temporalité, ce microcosme fermé, cette micro-société dont nous avons la plupart du temps une image effrayante ou convenue, j’y voyais le terreau propice au cinéma documentaire. J’étais curieuse de le découvrir et persuadée que ce sujet nous concerne tous. Comment vieillit-on aujourd’hui dans notre société ?
Je voulais regarder la vieillesse en face, l’affronter, l’apprivoiser. J’avais commencé à le faire avec mes parents, leur entrée en maison de retraite permettait d’élargir la réflexion.
J’ai d’abord imaginé un film qui avait alors pour titre Et la vieillesse, comment ça va ? pour lequel j’ai eu la chance d’être accueillie en résidence d’écriture au Moulin d’Andé. J’avais surtout travaillé sur mes intentions mais ne savais pas très bien quelle forme cinématographique donner à ce film.
Ma seule certitude était l’envie de le construire avec les personnes qui auraient envie d’y participer. Je voulais tenter un film choral où se croiseraient les points de vue des résidents, de leurs familles et du personnel soignant.
J’écrivais : « Leurs différentes temporalités se croisent et interfèrent, et tissent un temps particulier, concentré dans son étirement, étiré dans sa concentration. Le film que je voudrais réaliser tentera de se couler dans ces différentes temporalités, de s’arrêter dans leurs moments de rencontres, pour appréhender ce que c’est que la vie en EHPAD. »
C’était une approche bien théorique.
Automne 2013, résidence Émile-Zola de Rosny-sous-Bois
Tout va de travers dans cette maison, ouverte trop vite depuis un an. La première directrice a démissionné au bout de quelques mois, l’infirmière cadre qui se retrouve seule à sa tête ne sait pas comment faire face au turn-over du personnel qui, sans esprit d’équipe et sans encadrement, change sans cesse. L’inquiétude des familles se transforme en colère. Les résidents les plus valides se débrouillent comme ils peuvent, les autres subissent…
Mes parents, les premiers arrivés au quatrième étage, s’organisent tant bien que mal. Mon père a recréé son « antre » dans la chambre où il a transporté une partie de sa bibliothèque et son ordinateur, sur lequel il s’embrouille dans ses vieux textes. Ma mère, encore alerte, fait connaissance avec les autres résidents et fait même signer une lettre à ceux de son étage pour demander plus de personnel. Je continue à les filmer avec ma petite caméra, mais cantonnée à leur périmètre, je suis encore dans le film intime.
Enfin, l’arrivée d’un nouveau directeur calme un peu les esprits et l’on reprend espoir de voir s’améliorer la situation. Tout de suite, le courant passe entre nous. Luc Royet a fait sa carrière dans le secteur du polyhandicap, un homme de terrain, pour qui le facteur humain passe avant tout, et qui préfère prendre son temps avec les gens plutôt que s’enfermer dans son bureau pour gérer la maison. Mon projet de film l’intéresse, il est partant !
Le conseil de la vie sociale (CVS)
Prévus par la loi dans tous les établissements médico-sociaux en France depuis 2004, ces conseils sont composés de représentants de la direction, des familles, du personnel et des résidents, dans l’optique de participer, au moins de façon consultative, à la vie de l’établissement.
Ouverte depuis un an, la maison de Rosny n’a pas encore son CVS, sa mise en place incombe au nouveau directeur et ce n’est pas une mince affaire. Difficile d’imaginer cette instance démocratique dans un EHPAD, où les résidents sont pour la plupart en proie aux maux de la grande vieillesse, perte d’autonomie, de force, de mémoire…
Pour moi, c’est une formidable occasion de commencer officiellement mon tournage et de rencontrer ceux qui vont devenir les « personnages » de mon film. Seule, avec mes moyens de chef opératrice, une plus grosse caméra équipée d’un bon micro et la liberté de me couler dans la temporalité de l’immersion. Ce sont les synergies heureuses qui se présentent dans le cinéma documentaire ! Avec une grande complicité, nous nous encourageons et soutenons mutuellement, et le jour où Luc Royet réunit les résidents dans la grande salle de l’établissement pour expliquer ce qu’est un CVS et recueillir leurs candidatures de délégués, je suis là avec ma caméra et à mon tour je présente mon projet de film et distribue mes demandes d’autorisation de tournage.
C’est vrai, la situation est plutôt cocasse, l’assemblée est sourde, mal voyante et souvent confuse, et pourtant, dès ce moment-là je sais que nous avons raison tous les deux, le directeur et moi, de miser sur la confiance et le possible. Ce jour-là, douze résidents présentent leur candidature de représentant au CVS, dont ma mère. Et quasiment tous acceptent d’être filmés, sans se soucier de leur image, heureux d’être pris à partie, d’avoir encore leur mot à dire, ou simplement par jeu.
Mais leur droit à l’image, comme les enfants, les malades mentaux, les détenus… je découvre que les vieux en sont souvent privés ! Officiellement lorsqu’ils sont sous tutelle, mais de manière plus générale dans l’opinion publique qui mélange dépendance et irresponsabilité. Et il en va de même pour leurs droits civiques, le droit de vote par exemple, très souvent oublié !
Paradoxalement, les dernières lois « d’adaptation de notre société au vieillissement de sa population » mettent l’accent sur la citoyenneté des personnes âgées ! Ce conseil de la vie sociale en est un exemple. Alors, au lieu de signer les autorisations de tournage qui ne font qu’embrouiller les choses, c’est directement à ma caméra que chacun me donne son accord, ou pas, dans une relation de confiance et de respect mutuels.
Par chance, j’ai obtenu l’autorisation de la maison mère, dont le directeur général a eu assez d’ouverture d’esprit pour comprendre qu’un film documentaire serait sans doute le meilleur contrepoint aux images relayées par les médias. Par contre, quand je propose d’animer des ateliers vidéo et de créer un blog sur lequel les résidents pourront correspondre avec l’extérieur et leurs familles, je me heurte à un refus catégorique. Pas d’images sur le web, elles risquent d’être piratées et utilisées à des fins de scandale, c’est déjà arrivé ! Mais de toute façon, il n’y a pas de connexion wi-fi dans la maison.
Un film sur la vieillesse, du point de vue de ceux qui sont vieux
Avant de choisir un métier dans le cinéma et l’audiovisuel au début des années 80, j’ai d’abord travaillé comme infirmière psychiatrique dans le Doubs. J’avais vingt ans.
Je repense aujourd’hui aux vieux qui étaient internés là, séniles ou déments (à l’époque on ne parlait pas d’Alzheimer). Je me rappelle le temps qu’il m’avait fallu pour découvrir que derrière les fous, les « malades », il y avait des gens, comme moi !
Simone de Beauvoir venait d’écrire La Vieillesse (1970) qu’elle présentait ainsi : « (…) la vieillesse est un secret honteux et un sujet interdit… C’est justement pourquoi j’ai écrit ces pages. J’ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la manière dont ils la vivent, j’ai voulu faire entendre leur voix ; on sera obligé de reconnaître que c’est une voix humaine. »
À l’instar de Simone de Beauvoir, je voudrais dans mon film donner la parole à ceux qui sont vieux et la donner à entendre, être dans la médiation comme souvent en cinéma documentaire.
M. Gouvert, le premier, ne s’y est pas trompé. Dès mon deuxième jour de tournage, alors que je passe devant la salle où il participe à la commission restauration, il me fait de grands signes, m’invitant à m’asseoir avec eux et à sortir ma caméra ! M. Gouvert est arrivé dans la maison avec sa femme en même temps que mes parents, et ils ont sympathisé bien que ne résidant pas au même étage. Sa femme étant décédée depuis peu, il a reporté toute son énergie dans les activités collectives. Un ancien cancer de la gorge l’a rendu sans voix mais il est expert en écritures et participe aux discussions à l’aide d’une petite ardoise qu’il a toujours à portée de main.
Très vite, je fais partie du paysage avec ma caméra. Mon film s’inscrit dans l’atmosphère ouverte et animée que ce nouveau directeur insuffle à toute la maison. C’est la période de Noël, joyeuse, festive, propice à la vie collective. Bien sûr tous les résidents n’ont pas cette envie d’activités communes, certains, comme mon père, préfèrent le calme de leur chambre, mais sinon, la plupart s’y ennuient et il n’y a rien de pire que de vieillir d’ennui !
Si chaque résident est censé être « chez lui » dans sa chambre, la maison de retraite s’apparente plutôt à une communauté, dont les membres ne se sont pas choisis mais sont bien forcés de cohabiter. Je lie connaissance avec certains, j’écoute leurs histoires, je partage leur temps suspendu… Petit à petit, avec chacun, l’idée du film prend corps.
Les élections du conseil de la vie sociale ont lieu dans le plus grand sérieux. La mairie de Rosny a prêté son urne, on compte 56 votants parmi les 80 résidents, descendus des quatre étages, avec leur canne, leur déambulateur ou en fauteuil roulant. Bien que tous se plaignent de ne pas assez se connaître, six délégués sont élus ce jour-là, dont ma mère, et M. Gouvert !
Vaille que vivre, une épopée documentaire
Le « scénario » du réel dépasse toutes mes attentes ! La mise en place d’un conseil de la vie sociale dans un EHPAD est en elle-même une dramaturgie de théâtre. Chaque résident y joue un rôle. Sous ma caméra, ils deviennent acteurs mais aussi auteurs, et je me laisse entraîner dans leur histoire.
On l’apprend d’abord par des bruits de couloir, puis un jour c’est officiel, le directeur n’est plus là, il s’est fait licencier par la maison mère, pour mauvaise gestion ! C’est la pagaille dans la maison, où ses qualités humaines étaient appréciées avant tout, par tous. Aux premières lignes, sous la houlette de leurs nouveaux délégués et dans l’énergie de leur récente expérience citoyenne, les résidents s’insurgent contre cette décision. M. Gouvert écrit des lettres et des pétitions que ma mère lit à voix haute lors de réunions improvisées dans les étages. Je filme.
Je deviens le témoin de cette insurrection, on me tient au courant des rebondissements, on sollicite ma caméra, comme si mes images donnaient plus de réalité à cette situation improbable ! Mais où est le réel ? Dans le désordre qui règne, on pourrait presque se croire sur un plateau de cinéma, dans une mise en scène collective où chacun improvise son personnage.
Techniquement, c’est difficile à suivre. Heureusement, équipée d’un micro HF qu’elle trimballe dans son sac banane, ma mère se révèle « preneuse de son » de ce qui se joue autour d’elle.
Et je tourne comme ça pendant plusieurs semaines, ces moments d’intense vitalité, de liberté volée à l’absence d’encadrement…
… jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle directrice et la première réunion du CVS qui paradoxalement, annonce le retour à l’ordre des choses, et le train-train de la vieillesse…
Dans mon film, je pouvais montrer un tout autre visage de cette maison de retraite en plein dysfonctionnement, la souffrance d’être dépendant, la maltraitance ordinaire. Mais ce que j’ai vu, ce que j’ai découvert en partageant cette « forme de vie » avec ces vieux qui sont presque tous morts aujourd’hui, c’est qu’ils n’étaient pas des victimes à plaindre, mais bien les héros ordinaires d’un poème épique, d’un récit d’aventure et d’action menant vaillamment leurs derniers combats pour leur dignité.
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Vaille que vivre
2018 | France | 1h30
Réalisation : Anne Galland
Production : CoopAddoc
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 47, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0047, accès libre)