Le pouvoir du documentaire

Interview de Thierry Garrel

Didier Mauro

Documentaire / histoire personnelle

Pouvez-vous évoquer votre parcours personnel ; pourquoi vous battez-vous pour le documentaire ?

Je suis rentré à la télévision en 1969 au Service de la Recherche de l’ORTF chez Pierre Schaeffer. Pendant toute cette période, je n’ai pas quitté le service public. J’ai été au service de la recherche de 69 à 75, de 75 à 86 à l’INA. À l’éclatement de l’ORTF, je suis passé au programme de création et recherche, et fin 86, Georges Duby m’a appelé pour venir ici à la SEPT, donc une carrière entièrement à l’intérieur du service public de la télévision. Avant j’avais travaillé un peu avec mon frère dans le monde du cinéma, j’avais été devant la caméra parfois,. des petits boulots. C’est par hasard que je suis rentré à la Recherche en 1969. Puis, petit à petit j’ai appris mon métier sur le tas, je n’ai pas de formation particulière dans ce domaine.

Pourquoi le documentaire ? Parce que je pense que le documentaire c’est LA Télévision même. À partir du moment où l’on prend la télévision comme moyen de communication d’abord et d’expression aussi — on l’oublie toujours — je pense que le documentaire est au cœur du projet d’une télévision de service public. Je ne parle pas des télévisions commerciales de consommation. Mais si l’on pense que la société s’est dotée de machines à communiquer extrêmement puissantes, qu’elle offre un lieu social pour des confrontations, un regard sur soi-même, une réflexion sur ce qu’il advient dans le monde et d’une manière plus générale, la fonction d’une télévision publique étant de s’adresser au citoyen en essayant d’augmenter sa souveraineté, je pense que le documentaire est le meilleur outil pour cela.

Et le documentaire dans des formes différentes, défini comme une tentative de rendre compte de la vie des hommes, qu’il s’agisse du passé, du présent, du proche de nos sociétés et du lointain des autres sociétés, qu’il s’agisse de témoigner des productions de l’homme à travers les expressions artistiques ou à travers les découvertes scientifiques d’une manière générale.

Aussi parce qu’en matière de fiction, (puisque c’est ce qu’on oppose toujours au documentaire) j’ai des goûts très éclectiques, très personnels, et qui ne seraient pas forcément applicables dans le cadre d’un rôle au sein d’une institution. Là aussi, c’est peut-être un choix par rapport à un itinéraire dans une télévision publique, d’avoir appris la fabrication progressivement, en tant qu’assistant de production, puis acquérir des responsabilités de programmes, m’occuper de production et jusqu’à maintenant me retrouver en position de programmateur dans le domaine du documentaire; de prendre des décisions de production et en même temps de les amener jusqu’à leur terme.

Documentaire / news

On oppose les documentaires aussi aux magazines, reportages et le news pour ce qui est de la télévision.

Je pense qu’on peut dire que ces dernières années, les news, les magazines et l’impérialisme de l’information dans sa prétention à rendre compte du réel avaient contribué, soit à faire disparaître (c’était le cas en France) le documentaire, soit à le cantonner à des formes de plus en plus spectacularisées, fardées.

Dans cette prétention à rendre compte de tout le réel, on a assisté à une espèce d’accentuation effrénée du poids de l’information sur la télévision et surtout à un fractionnement des temps, des espaces et des présences, humaines notamment, totalement asservi à la machine journalistique et à l’information.

Le documentaire dans sa tentative d’approcher — en prenant du temps et en donnant du temps à des gens — des situations dans leurs complexités et dans leurs richesses, d’une part, introduit une autre temporalité dans la télévision, et d’autre part offre aux téléspectateurs une découverte d’une nature différente sur le réel, c’est-à-dire dans lequel la réalité est complexe, multidimensionnelle, alors que le monde de l’information, soit la réduit à une dimension instantanée, soit très souvent se contente de reproduire des stéréotypes dans le discours que la société tient sur elle-même et en tout état de cause laisse très peu de place à la présence du réel.

Je crois que depuis quelques années on a vu comment le documentaire pouvait de nouveau prétendre penser la société, au sens d’avoir une réflexion active par les images et par les sons et qu’il constitue une alternative très importante à cet univers de plus en plus virtuel qu’est le monde de l’information.

Ce qui est en cause dans le documentaire, c’est non seulement le temps passé avec les gens avant de filmer, le temps même dans le film, que les présences puissent exister dans la durée, qu’on puisse donner le temps à la parole, le temps aussi parce qu’on suit des processus (ce que fait très peu l’information). On ne filme pas des instantanés.

Il y va aussi dans ces documentaires du changement du regard, c’est-à-dire de qui fait le film. Dans le cadre du journalisme, on a en gros des professionnels, et puis la réalité est un sujet ou un objet qu’on traite. Dans le cinéma documentaire, il y a sûrement une implication beaucoup plus grande de la part de celui qui fait. Le cinéaste, le réalisateur, ou l’auteur ou l’auteur-réalisateur, puisqu’il y a parfois une ou deux personnes dans les documentaires, sont une espèce de garant d’une adéquation approfondie entre une réalité connue et l’image qu’en donne un film. Je pense que cela fait une énorme différence.

Et le « documentaire de création », quel en est la spécificité ?

Le documentaire, il est de création ou il n’est pas documentaire. Le seul sens que cela a pour moi, c’est le sens un peu déformé que ce mot a pris dans les années 70 et au début des années 80, le documentaire d’auteur réalisateur homologué de télévision qui s’autorisait des approches dans lesquelles il s’essayait à du

documentaire-fiction. Cela donnait des films qui paraissent, maintenant comme des coquetteries souvent à côté de la plaque. Je pense que le concept de documentaire de création a été créé pour faire pendant au documentaire, et pour, à mon avis et en fait, échapper à la vraie question du documentaire.

Aujourd’hui, ce qui s’oppose au documentaire, c’est plutôt le reportage ou les infos, et il est de création ou il n’est pas. Le terme « documentaire de création » ne veut plus rien dire. Ou alors c’est le genre d’objet devant lequel on a envie de sortir son revolver comme devant le mot « Culture » . D’ailleurs, on ne l’emploie plus vraiment. Il y a eu d’autant plus d’ambiguïtés que le mot « création », comme c’est apparu ces derniers temps dans l’industrie de programmes, voulait simplement dire « production » , c’est-à-dire, création s’opposait à rediffusion ou à achat. Le terme réel est documentaire. Ce mot est assez beau en tant que tel.

Complexite / lisibilite

Quels sont vos critères personnels en matière d’écriture, que ce soit au niveau du scénario ou sur le plan cinématographique ?

Que le travail soit aussi pensé que possible, aussi délibéré que possible dans tous les domaines. On le comprend en musique. Quand on dit qu’il y a une complexité de construction mélodique, puis d’orchestration pour que finalement, à travers ce travail de forme, l’expression d’un contenu soit rendu plus lisible, plus audible. Je dis la même chose en matière audiovisuelle.

C’est à travers, à la fois, le point de vue qu’adopte un réalisateur par rapport à une réalité, l’adaptation de moyens techniques et humains pour en rendre compte, c’est à travers tout cela que quelque chose prend du sens.

Autant de projets, autant d’accentuations de tel ou tel aspect de ces choix de réalisations. Mais à la limite, plus il y en a, plus ce travail d’élaboration est approfondi, mieux c’est. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils doivent l’être sous la forme de cahiers d’écritures. Le travail de réalisation c’est, en gros, d’inventer une forme adaptée à ce programme et de trouver la meilleure forme pour porter le programme, sachant qu’à travers cette forme, celui-ci sera audible.

C’est le problème de tous les moyens d’expression. C’est la dimension qui a été abandonnée en télévision sous la pression du journalisme. Celui-ci revenait finalement à pratiquer la télévision, non plus comme moyen d’expression, mais comme s’il existait une langue naturelle permettant de traiter tous les sujets de la même manière : un peu d’interviews, un peu de reportages, un peu de banc titres. Alors que dans le documentaire on cherche à chaque fois les moyens d’expression de la télévision qui est l’organisation à chaque fois unique d’images et de sons. Ceci vaut non seulement pour des documentaires humains, mais pour un documentaire d’art. Le documentariste cherche constamment à utiliser les possibilités du langage pour rendre compte des contenus dont on traite. La forme et le programme, la forme et le contenu étant indissociables. C’est le propre de tout langage, comme en littérature, cinéma, musique, théâtre.

Et vos œuvres de références ?

Si la question est posée dans le sens de: qui sont les documentaristes qui vous ont le plus impressionné, d’abord il y aurait plus d’un nom selon que l’on évoque l’histoire du documentaire ou des documentaires actuels.

Dans l’histoire du documentaire, je pense que Flaherty a marqué tout le monde ; dans le documentaire actuel je dirais que des gens comme Frederick Wiseman, comme Richard Dindo me semblent de vrais grands auteurs de documentaires. Ce n’est pas pour dire que je n’aime pas les films d’Ivens, au contraire, ou de Rouch qui a fait avancer énormément les choses, ou Leacock… Mais d’un point de vue personnel, me séduit par-dessus tout, à la fois l’approche anthropologique d’un Wiseman dans sa coupe de la société américaine, et la tentative d’avoir des objets pensants que mène de manière obstinée, avec plus ou moins de réussite mais avec des coups formidables, un Richard Dindo. L’Exécution du traître à la patrie, Ernest S. par exemple est un documentaire qui pense par lui-même et qui, en même temps, est très facile au niveau télévisuel, limpide, très grand public. Il a trouvé une forme absolument adaptée à son sujet, qui l’éclaire et permet le dépassement complet du sujet particulier du personnage dont il traite, pour finalement éclairer toute une partie de l’histoire et de la mentalité Suisse pendant la deuxième guerre mondiale.

La SEPT /  l’élite

Voici quelques expressions relevées dans la presse concernant la SEPT. On parle de « chaine culturelle », de « chaine élitiste », de « ghetto intellectuel ». Pour vous, la SEPT c’est quoi ?

C’est une « chaine culturelle à vocation Européenne ». Et sur le mot de chaine culturelle, je crois qu’il faut le revendiquer et ne pas en avoir honte.

On disait tout à l’heure que c’était bizarre mais il y a même eu un temps où le mot « documentaire » était devenu obscène, où l’on disait qu’il valait mieux dire document. Je suis désolé: le documentaire est un mot très noble pour décrire un type d’œuvre tout à fait particulier. Et par rapport à « chaine culturelle », contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas une chaine thématique ou spécialisée, c’est une chaine généraliste culturelle. Et le sens du mot « culture » , et je pense qu’ici, c’est la politique suivie par les différentes unités ici, c’est l’idée qu’une chaine culturelle est non seulement une chaine qui traite de la culture, mais c’est une chaine qui s’inscrit aussi comme un élément de la culture d’aujourd’hui. Je crois que la télévision est un élément central de la culture d’aujourd’hui. Donc, une chaine culturelle, c’est aussi une chaine cultivée au sens, d’une chaine que l’on cultive, où l’on cherche à cultiver ce moyen d’expression.

Deuxième chose, une chaine « élitiste ». Vous savez qu’il y a une différence sémantique entre l’élitisme et l’élitarisme. Je ne pense pas que nous soyons aucunement une chaine élitaire, au sens de celle qui ne s’adresserait exclusivement qu’à des élites aux dépens du plus grand nombre.

En revanche, l’élite étant le meilleur des hommes, d’une population donnée, je crois que c’est Antoine Vitez qui disait : « élitisme pour tous », pourquoi pas ? Il est clair que la SEPT, et nous l’avons vue à travers les indices d’écoute, ne s’adresse absolument pas à des élites, ni dans le désir que nous en avons, ni dans les résultats, et je dirais que c’est très encourageant. Elle s’adresse sûrement, (c’est Georges Duby qui avait osé l’expression), à des audiences attentives, qui ont un peu d’autres attentes, mais qui sont très également réparties dans toutes les catégories socio-professionnelles, dans tous les âges et dans toutes les différences : population urbaine, population rurale, donc il n’y a pas à proprement parler de public intellectuel auquel nous nous adresserions, bien au contraire. Même si, le public auquel s’adresse une chaine culturelle comme la SEPT n’est pas Le Grand Public au sens de l’audience maximale totalisée à tout instant, nous pensons que des publics doivent y venir.

Le dernier point, c’est le « ghetto intellectuel ». Je pense d’abord qu’il ne faut pas avoir honte du mot « intellectuel » qui vient du mot intelligence. C’est vrai que la SEPT essaie, (c’est André Harris qui le dit souvent) de réconcilier, de tenter de réconcilier intelligence et télévision. Est-ce encore possible ou est-ce qu’il faut définitivement abandonner ? Je pense que l’intelligence, c’est ce qui sert à penser ; il y en a qui peuvent se priver de penser mais tant pis pour eux. Par ailleurs, intellectuel me fait penser aussi au fait que la SEPT a essayé, et particulièrement dans le domaine documentaire, de reconnecter avec la télévision un certain nombre d’intellectuels, d’artistes, de cinéastes, de scientifiques qui s’étaient trouvés complètement marginalisés, évacués par les outils professionnels de télévision intégrés de type ORTF, ZDF, BBC ou autres. Je pense que la SEPT a cherché à reconnecter ces auteurs-là, auteurs au sens très large, et donc a cherché à inventer un autre type de relation entre la télévision et la société.

Pour autant, est-ce que l’on est un ghetto intellectuel ?

On en a déjà parlé à propos des publics. La chose qui pourrait nous guetter serait qu’effectivement, les œuvres auxquelles nous parvenons, en associant justement des auteurs de provenances diverses se trouvent ici ou là, éventuellement ou exagérément codées et donc lisibles seulement avec un certain nombre de clefs. On se garde de cela. Mais les indices d’écoute et le courrier nous montrent : à propos de « Histoire Parallèle », nous avons un courrier gigantesque qui vient du Nord au Sud de la France, de tous les âges et qui montre que les gens qui nous regardent, et qui entendent ce que nous disons à travers la programmation, sont des gens extrêmement simples et qui n’ont absolument pas le sentiment d’être dans un ghetto, bien au contraire.

Ce sérieux avec lequel nous prenons notre travail (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas rire), le fait que, à chaque fois nous essayons de prendre le temps d’aller au fond et que, parfois, nous préférons réduire l’objet et gagner en compréhension et en approfondissement ce que l’on perd en extension, est vécu par les téléspectateurs comme une forme de respect. C’est peut-être là que l’on ressuscite chez des publics très variés une curiosité que la télévision de pure consommation avait tendance à émousser.

La SEPT / l’audimat

Si vous deviez, tels vos consœurs à A2 ou FR3, affronter le problème de la concurrence, est-ce que vous disposeriez de la même liberté d’expression et d’expérimentation ?

D’abord un jour sur sept, nous affrontons la concurrence puisque le samedi est le seul jour pour lequel nous avons réellement une diffusion un peu normale. La diffusion par satellite et par câble reste en France trop confidentielle.

Mais si on examine la question autrement, comment est-ce qu’un résultat audimat guide une politique de programmation ? C’est uniquement par la sanction financière que représente la baisse de recette publicitaire liée à la baisse du taux d’écoute. D’ailleurs, l’Audimat a été introduit en même temps que la publicité, car les publicitaires voulaient savoir combien de « cibles » ou clients leur apportait le programmateur (ce qui est tout de même l’inverse du circuit de la communication, ce n’est plus un programme fait pour un citoyen, c’est un client apporté à un annonceur). Progressivement les chaines publiques ont introduit la publicité et leur financement a dépendu de plus en plus largement de la publicité. C’est un choix qui a été fait en France, il y a d’autres pays qui ont fait autrement. Il se trouve que la SEPT est entièrement en financement public et que dans son développement européen futur, notamment franco-allemand, le financement restera public et donc de cette sanction-là, nous ne souffrirons pas. Ce qui ne veut pas dire que l’Audimat nous désintéresse, que l’on n’a pas le désir d’intéresser le maximum de gens. Simplement nous ne sommes pas prêts à renoncer à notre ambition pour maximiser nos résultats d’audience.

Quant à notre programmation du samedi, et notamment en ce qui concerne les documentaires proposés en première partie de soirée volontairement comme une programmation alternative (Tours du monde, tours de ciel, Route One USA, Et la vie, etc.) les résultats, toujours de 5 à 8% de « part de marché », nous confirment qu’il y a effectivement une population non négligeable que ces émissions atteignent et intéressent. Donc, si nous étudions l’Audimat, comme nous travaillons avec des instituts d’étude des publics, avec l’INA ou l’IPSOS, c’est non pas d’un point de vue guerrier, mais en vue d’avoir le maximum de gens qui nous reçoivent, de ne pas mal programmer nos émissions pour qu’elles atteignent réellement leur public.

Nouvelle propagande

Que pensez-vous des dérapages de l’information dans cette dernière période, peut-être eux aussi dus à la course au public ? On pense aux skinheads embauchés par la CINQ, aux mises-en-scène de Timisoara, ou de l’exécution des époux Ceaușescu ?

Il y a un élément continu dans tous les exemples que vous venez de citer : le goût du spectaculaire, cette pornographie sociale à laquelle la télévision nous a habitués et à laquelle une audience a été dressée, nourrie. Il ne faut pas gratter beaucoup chez l’humain pour réveiller l’appétit du spectaculaire, cette consommation effrénée anthropophagique d’histoire de l’humain de plus en plus saignant, de plus en plus cru. Elle correspond à une réalité présentée qui, soit, est de plus en plus fardée (voir toutes les consommations que l’on a connues sur A2 avec les « psy shows » et autres manières de présenter l’humain et donc de ne présenter qu’un certain type de chose), soit lié à la pure gloutonnerie optique des spectateurs (c’était le cas des skinheads et autres choses de ce genre). Lorsque l’on met des images qui provoquent un affect très grand dans l’instant, les gens restent, donc on arrive à maximiser l’audience.

Cela n’est pas tout à fait la même chose que ce qui s’est passé à Timisoara qui est, à mon avis, d’une autre nature et qui renvoie aux problèmes de la crise planétaire du politique. Je ne suis pas spécialiste de ces choses mais par les approches de l’intérieur des télévisions, nous nous rendons compte que le mal est peut-être beaucoup plus sérieux qu’il n’y paraît même si quelques sociologues ou philosophes commencent à s’en inquiéter. Il s’agit d’une espèce de dépassement de la propagande.

La propagande est encore très limitée à des messages particuliers dans laquelle la volonté d’influencer les esprits est manifeste, délibérée et ciblée. Nous vivons un espèce de passage à une société planétaire dans laquelle le jeu entre le politique et le médiatique devient absolument indistinct, dans laquelle les révolutions se font à coup de télévisions interposées, et dans laquelle nous sommes pris dans un gigantesque système de manipulations croisées dans lesquelles la réalité même perd toute matérialité. 1984. Je pense que la machine médiatique est devenue folle, je suis assez pessimiste là-dessus.

Si on regarde ce que devient le citoyen, qui était quand même l’élément central de la société de progrès que l’Occident a voulu construire dans son projet progressiste et humaniste du 19e siècle, il est devenu à la fin de ce siècle une sorte d’objet pris dans un système dans lequel les appareils médiatiques ont complètement faussé et la démocratie, et le rapport de l’individu au réel, et la notion même d’information.

C’est aussi pour cela que je m’occupe du documentaire. Je pense qu’il constitue une des seules alternatives à la propagande, qu’il constitue un besoin de la société.

Jacques Ellul disait « il y a un vrai besoin de propagande à notre époque dans la mesure où les gens sont bombardés par des milliards d’informations; ils ont besoin de discours simples à quoi se rattacher pour que les choses fassent sens ».

Une des seules alternatives à la propagande, c’est l’auteur, c’est-à-dire celui qui parle. Le réalisateur du documentaire notamment est pour une large part un garant à l’égard de son semblable: le téléspectateur.

Documentaire / Europe

Comment voyez-vous l’avenir du documentaire sur les chaines françaises ?

Le projet de la SEPT s’inscrit clairement dans une résistance à l’envahissement de programmes américains et fait partie de ces tentatives que l’Europe mène actuellement pour préserver ou organiser sa propre production audiovisuelle.

Dans ce mouvement de bascule, je pense qu’à cause de la multiplication des chaines, les mêmes programmes devront pouvoir être utilisés sur plusieurs supports dans des chronologies de passage un peu différenciées, que les mêmes programmes devraient pouvoir être utilisés dans diverses télévisions européennes aussi successivement. Cette extension « géographique et historique » du programme va tout à fait dans le sens d’un renforcement du documentaire comme genre élaboré qui dépasse l’immédiate actualité du moment. C’est vrai que le documentaire reste spécifiquement lié à une culture par le réalisateur qui le met en œuvre et aussi par ses sujets. Malgré ces spécificités, il y a une possibilité de circulation internationale qui s’appuie sur l’intérêt des publics pour des cultures différentes des leurs, au moins dans les cultures européennes.

L’Europe reste une idée très théorique pour beaucoup. Il suffit pourtant de passer l’Atlantique pour se sentir subitement Européen. Tout ce que nous avons tenté à la SEPT en matière de documentaire, ça va dans le sens du renforcement des liens européens dans la production, que ce soit en travaillant avec des réalisateurs de pays étrangers, en acquérant un certain nombre d’œuvres, en montant des coproductions où les producteurs délégués sont français mais dans lesquelles on arrive déjà à impliquer un diffuseur étranger, ou que ce soit en aval, par la vente de ces programmes. Ceux auxquels la SEPT a contribué ont été fêtés dans un certain nombre de festivals internationaux, et commencent à se vendre sur des télévisions, y compris des télévisions assez fermées comme la BBC, Channel Four depuis longtemps déjà, et d’autres, suisses, belges scandinaves, allemandes aussi.

Pour moi, le documentaire correspond à une vraie arme forte de résistance pour les télévisions publiques face aux pressions des télévisions privées, et à travers elles, aux pressions d’un certain nombre de programmes américains, de séries, de feuilletons, etc.

Documentaire / argent

On parle beaucoup de la fragilité de l’économie du documentaire. Est-ce que vous arrivez à amortir des documentaires dans lesquels vous investissez ?

Si vous prenez par exemple « Paroles d’otages », un film que nous avons monté en coproduction avec TF1, la SSR en Suisse et une maison de production indépendante, IMA, avec des investissements importants, d’abord « l’amortissement culturel » a été très important puisque c’est une émission qui a eu un retentissement très large dans l’opinion. Mais des ventes ont également commencé à se faire dans plusieurs pays, en Angleterre et ailleurs. A terme ce sera une opération rentable.

Ceci dit, il ne faut pas se leurrer. L’économie du documentaire, ce documentaire dont on parlait et qui prend du temps quand même, est une économie très fragile. C’est pourquoi les télévisions de service public sont le lieu qui devrait prendre spécialement en compte le documentaire, y compris en investissant plus que ce qui se fait actuellement, puisque cela correspond réellement à une mission du service public.

En France, les déboires de la télévision publique ont rendu la situation plus confuse. Nous avons eu avec FR3 une large politique de coproduction, avec A2 moins. Il est assez frappant de voir que depuis un ou deux ans ce sont les chaines privées qui s’y sont mises. La 5 démarre des coproductions documentaires ; on voit M6 aussi qui maintient assez obstinément ses investissements parce qu’il y a une certaine réponse du public. La SEPT joue dans ce domaine un rôle d’aiguillon. Puisque nous n’avons pas l’argent pour financer intégralement un documentaire, nous ne faisons très souvent qu’« amorcer les pompes ». Et puis, l’économie documentaire commence à s’étendre vers l’édition de vidéocassettes et, de nouveau, vers des sorties en salle. Cette année nous avons sorti toute la série « Palette » par exemple, et on a déjà vendu 15 000 exemplaires ce qui est énorme pour une cassette documentaire. La série « Tours du monde, tours du ciel » s’est vendu à 7 000 exemplaires. Il commence à y avoir un certain nombre de précédents. Et à travers ce marché, il y a des pratiques culturelles différentes à l’égard du documentaire puisque les gens achètent du documentaire et sont capables de l’utiliser en constituant leur propres vidéothèques. Ca aussi, c’est de l’argent qui commence à remonter, qui permettra de financer d’autres programmes.

Le documentaire commence aussi, de nouveau, à sortir en salle de cinéma, même si nous avons d’énormes difficultés avec les réglementations très protectionnistes du cinéma dans ce domaine, règlementations qui ont été mises en place pour défendre les films de fictions, à propos des délais, des quotas, des jours interdits. Un grand nombre de documentaires que nous avons co-produits sont sortis ou vont sortir dans les salles de cinéma malgré ces problèmes juridiques. Cela a été le cas de « Caste criminel » de Yolande Zauberman, de « Histoire d’Amérique » de Chantal Ackerman, de « La Ville Louvre » et plus récemment de « Route One USA » de Robert Kramer.

Là aussi, c’est le signe d’un regain d’intérêt pour le documentaire. Mais il y a des problèmes juridiques complexes qu’il faut régler avec le CNC et on est en plein dedans. Parce que laisser sortir au cinéma un film financé par la télévision, c’est immédiatement se priver d’un programme pendant deux ans, rentrer dans un système de quotas et s’interdire les diffusions certains jours. Par quel masochisme, la télévision accepterait-elle cela ? Même si, à titre privé, après l’avoir diffusé à l’antenne, je suis tout à fait d’accord pour que le film de Kramer sorte en salle.

Outils / légèreté

Pensez-vous que les nouveaux caméscopes Hi8 ou S-VHS soient un facteur d’extension ou de souplesse de la production de documentaires ?

Je crois que cette grande souplesse, cette facilité sont dans une certaine mesure un leurre, parce que l’on a l’impression que l’on peut faire de l’image pour presque rien maintenant, et que l’on peut se promener avec une petite caméra d’un coût relativement faible par rapport à l’économie générale des œuvres audiovisuelles. Mais je crois qu’en documentaire, on n’a rien sans rien. Sans travail, ni investissement, ni réflexion esthétique, professionnelle, éthique, il n’y a rien.

Donc d’un côté c’est un leurre. De l’autre, ça a déjà très largement changé les pratiques, et paradoxalement c’est plutôt un certain nombre d’anciens, de grands réalisateurs qui s’y sont mis les premiers. Ce n’est pas pour rien qu’un Chris Marker ou qu’un Richard Leacock tourne maintenant en V8. Nous venons de coproduire un magnifique film de Richard Leacock qui s’appelle « Les œufs à la coque ». Leacock est un grand cinéaste, auteur de « Primary », de « La campagne de Kennedy », etc., un grand cinématographe, et qui dit pour la première fois : « le cinéma est mort, vive la vidéo ! » Il fait sa première chronique en V8 avec une espèce de grande souplesse et d’écriture immédiate. C’est la démonstration des possibilités d’un outil immédiat.

À côté de cela, nous avons vu un certain nombre, soit de jeunes réalisateurs, soit d’autres pratiques professionnelles d’ateliers qui ont travaillé en V8. Nous avons financé 20 à 25 opérations qui se sont faites en V8 depuis « Chroniques sud-africaines ». Ce film-là était montré il y a deux ans déjà. Il était fait avec les premières caméras V8, fait par des Sud-africains sur les réalités sud-africaines et qui ont permis d’un seul coup de capter un regard de l’intérieur sur l’Afrique du Sud comme nous n’en avons jamais eu.

Mais je pense aussi à une jeune réalisatrice, Claire Simon, et son film « Les patients ». C’est la chronique d’un médecin de famille généraliste qu’elle suit dans une série de visites pendant la dernière semaine avant sa retraite. Il s’agit d’un travail de type ethnographique avec une très grande liberté et légèreté puisqu’elle était seule avec une caméra, avec une capacité de pénétrer dans des situations qui, d’ordinaire, ne sont pas filmables et surtout, d’avoir une relation entre le filmeur et le filmé dans laquelle la relation de pouvoir est inversée et dans laquelle le pacte est d’une tout autre nature.

Je suis même étonné que, de la part de jeunes réalisateurs, il n’y ait pas eu ces dernières années plus de propositions spontanées, qu’il ne nous parvienne pas des objets audiovisuels tout fait, d’un autre genre, puisque c’est maintenant beaucoup plus accessible. Je pense d’ailleurs que les écoles de cinéma devraient s’en préoccuper plus qu’elles ne le font, au lieu de continuer à faire miroiter des succès et des « noms en lettres de feu sur les Champs Élysées ». Ceci dit, j’insiste sur mon premier point : il ne suffit pas d’une caméra pour que le réel prenne du sens.

Documentaire / étudiants

Que diriez-vous aux étudiants de cinéma aujourd’hui intéressés par le documentaire ?

Je dirais : « sachez que la télévision est le médium important aujourd’hui, que c’est le débouché le plus naturel, celui sur lequel une économie peut se construire et qui vous fera vivre. »

Je leur dirais d’avoir en tête le programme et pas seulement la forme. La télévision a une fonction. Le travail des cinéastes, des documentaristes, des réalisateurs de demain ne peut pas se penser en dehors des fonctions sociales que les œuvres vont occuper. Si c’est pour rester dans la marginalité ou la confidentialité dans laquelle a été, de manière tout à fait injuste, confinée la production indépendante pendant des années par le fait du corporatisme des professionnels de la télévision, il y a peut-être des choses à repenser. Ces œuvres faites dans le secteur indépendant et qui ne déboucheraient pas seraient faites en vain.

Donc s’il y avait un conseil à donner, ce serait de s’occuper de la télévision et de considérer que c’est leur problème, que c’est pour cet outil qu’ils devraient travailler, que c’est par cet outil qu’ils peuvent avoir un impact social. Ce n’est pas forcément ce qu’on leur dit à la FEMIS.

C’est vrai que le désir artistique prime tout. Or, il est clair que dans le documentaire, l’audiovisuel n’est pas seulement une expression artistique, ce n’est pas seulement comme la peinture. Le documentaire a aussi une fonction sociale qui est lié à l’usage social, et l’effet social, de la télévision.

C’est clair quand on réfléchit aux réactions des gens au début de la Guerre du Golfe : soit une réaction immédiate et quasiment atavique de stockage, soit des réactions paniques de défense. Mais que devient le politique dans tout cela ? Au sens très noble, très large et grec du terme, que devient le collectif ? C’est vrai que la télévision, d’un côté, la télévision de cette illusion d’agora dont on avait parlé à une époque, où on disait « le lieu où la société se verrait elle-même et où toutes les décisions seraient prises sous le regard de chacun des citoyens », cette télévision a débordé sur un univers totalement virtuel face auquel les individus sont encore plus isolés, chacun renvoyé dans son foyer et donc infantilisé et confiné à des conduites irresponsables.

Ceci dit, je n’en pense pas plus que cela, et c’est en tant qu’individu ou citoyen que je pense. Les télévisions sont là, elles marchent de toutes façons, on ne peut pas les arrêter, sauf au niveau de la décision individuelle que tel ou tel peut prendre.

Documentaire / vision du monde

Vous qui visionnez des documentaires, ou étudiez des projets à longueur de journée, comment ressentez-vous « le fond de l’air » sur lequel les documentaristes portent leurs regards ?

D’abord un certain pessimisme. L’intégration planétaire et notamment médiatique à laquelle on est parvenu n’a pas réellement achevé ou constitué un projet humain tel qu’il pouvait se dégager des lumières et à travers le 19e siècle.

A côté de cela nous voyons l’ensemble des appareils qui portaient les utopies communistes s’effondrer. Il n’y a pas vraiment de substitution possible. Il y a une désagrégation du collectif. Ce n’est quand même pas la spiritualité dont on nous parle qui fera la blague.

À côté de ce pessimisme, je trouve le fond de l’air un peu triste et bien conformiste. Dans le domaine social comme dans le domaine artistique, littéraire ou autre, le siècle a été incroyablement inventif, a voulu remuer, innover, inventer, remettre en question finalement, Or nous traversons maintenant une période dans laquelle on s’effarouche de la moindre tentative un tout petit peu discordante. D’où le sentiment de conformisme.

En conclusion

Il y a un autre mot que je voudrais dire. Puisque je parlais d’une télévision de service public, qu’il y a eu pendant des années une confusion entre le Service public et le Secteur public. C’est comme cela que se sont constituées les télévisions de première génération, qui ont intégré l’ensemble des professionnels à l’intérieur d’énormes systèmes. Ces systèmes connaissent aujourd’hui des crises de direction même, avec des problèmes humains et sociaux dramatiques.

Toutes les télévisions « intégrées » — notre consœur FR3, A2, ou d’autres télévisions comme la RTBF et maintenant les TV allemandes —, ont des problèmes structurels liés à leur gigantisme. Je pense que la SEPT à sa très modeste échelle est une tentative de réponse originale aux objectifs de service public appuyés sur la production indépendante, sur la délégation de production, sur le minimum de bureaucratie liée à l’exercice même de la mission.

J’ai pu constituer autour de moi une petite équipe intégrée de 13 personnes (dans une télévision allemande, un secteur documentaire comme le nôtre comprendrait au moins 100 personnes). Nous avons formé une petite équipe qui s’est investie avec une passion sans limite et une grande compétence dans ce combat pour le documentaire.

C’est vrai que nous avons dû remuer des montagnes.

Nous sommes partis, il y a quatre ans, d’une situation dans laquelle le documentaire était quasiment mort. Face à cette situation, l’unité documentaire a été une espèce de lieu géométrique où, pas seulement nous, mais aussi toutes les volontés extérieures, des réalisateurs, un certain nombre d’institutions, des producteurs indépendants, ont pu se retrouver pour unir leurs forces, une plate-forme à partir de laquelle s’est redistribuée une énergie, où nous avons reconnecté un certain nombre de fils et où nous avons fait redémarrer le documentaire. Je pense qu’il y a un travail très important qui a été fourni.

Le seul regret que l’on peut avoir aujourd’hui, c’est que nous soyons encore dans une situation hybride entre le satellite et la reprise par FR3 une fois par semaine.

Même si en 1992, la diffusion franco-allemande à laquelle nous sommes promis, va obliger à élargir notre diffusion en France, c’est vrai que nous souffrons actuellement d’avoir produit des documentaires, et de devoir les diffuser de manière extrêmement

confidentielle. Alors qu’à travers la diffusion même de ces documentaires, c’est une conquête des publics, même donc une réaccoutumance, un réveil des curiosités des publics qui est en jeu, et donc la capacité de continuer à maintenir cette production documentaire.

Interview réalisée par Didier Mauro (titrée et condensée par la rédaction)


  • L’Exécution du traître à la patrie, Ernest S.
    1975 | Suisse | 1h40 | 16 mm
    Réalisation : Richard Dindo

Publiée dans Documentaires n°5 (page 5, Novembre 1991)